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Le son métallique du heurtoir contre la paroi en bois de la porte d’entrée en contrebas me tira de la torpeur dans laquelle j’étais plongé depuis plusieurs heures. Je posai la pipe encore fumante sur la petite table près de l’ouvrage d’anatomie, ouvert plus tôt et délaissé au profit de quelques autres pensées plus passionnantes.Je ne quittais pas le fauteuil dans lequel j’étais vautré. Mon regard se posa quelques instants sur l’unique fenêtre du salon. La pluie n’avait cessé de tomber les jours précédents et le bruit des sabots tirant les voitures en contrebas avait cette mélodie particulière des jours humides. Je n’attendais personne et le rapide coup d'œil à l’heure tardive qu’affichait l’horloge au-dessus de l’âtre incandescent, consolida au fond de moi l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une heure convenable pour une visite de courtoisie.

En bas, les pas d’Amélie, la gouvernante, résonnèrent dans le vestibule. Tendant l’oreille, je devinai un échange rapide et je reconnus le bruit des talons de la femme contre le bois de l’escalier menant à mes appartements. Je pris les devants et me dirigeai vers la porte. En l’ouvrant, je tombai sur le visage inquiet et marqué par les années de la gouvernante.

— Augustin, pardonnez-moi, mais ce monsieur demande à s’entretenir avec vous.

La femme aux cheveux attachés d’un chignon immaculé se tourna et une voix venant du rez-de-chaussée se fit entendre.

— Monsieur de la Farge, je présume ?

En penchant légèrement ma tête sur le côté, je croisai le regard de l’inconnu bedonnant qui patientait en contrebas. Son chapeau coincé entre ses deux mains boudinées laissait échapper de fines gouttelettes qui commençaient à former une flaque à ses pieds. L'homme inclina poliment la tête. Ses petits yeux se plissèrent lorsqu'il sourit, déformant la moustache foisonnante qui logeait sous son nez arrondi et cachait une partie de sa lèvre supérieure. Je l’invitai à monter. L’homme s’exécuta, gravissant les quelques marches qui nous séparaient.

— Amélie, dis-je en me tournant vers la gouvernante, auriez-vous, je vous prie, la délicatesse de nous apporter deux tasses de café ?

Cette dernière acquiesça poliment et elle referma la porte derrière elle, me laissant seul avec ce mystérieux inconnu. Derrière ses petites lunettes rondes, il scrutait mon visage et face à son silence, je pris les devants :

— Monsieur ?

— Brachet, Henri Brachet ! répondit-il.

Il avança vers moi penaud, la main droite tendue. Je l’acceptai et plongeai mes yeux dans ceux du petit bonhomme rondouillard qui sourit, laissant apparaître au creux de ses joues rondes deux fossettes amicales. Il reprit d’un air assuré :

— Monsieur de la Farge, je vous prie de pardonner ma visite inopinée, mais j’irai droit à l’essentiel. Nous avons besoin de votre expertise.

Il faisait tourner son chapeau entre ses mains maladroites.

— Voyez-vous, poursuivit-il, nous sommes face à un phénomène d’une ampleur sans précédent que nous n’arrivons pas à expliquer et… nous craignons de ne pouvoir le contrôler.

Lorsqu’il avait prononcé ces derniers mots, sa voix avait tremblé et un frisson donna le sentiment d’avoir parcouru son échine.

— Monsieur de la Farge.

— Je vous en prie, appelez-moi Augustin.

— Monsieur Augustin, il s’agit d’un mal terrible qui se propage comme…

Henri Brachet semblait chercher ses mots.

— Comme la peste ! souffla-t-il finalement.

Il semblait de plus en plus agité et paraissait éprouver de grandes difficultés à s’exprimer. Après un grand soupir, il reprit.

— Écoutez mon ami, je ne vais pas tergiverser car le temps joue contre nous. Il s’agit du Diable.

À la surprise qui se dessina sur mon visage, il courba le dos et s’approcha de moi sur le ton de la confidence.

— Lui-même, il s'agit de la Bête, perfide et féroce. Elle s'est installée au plus profond de nos campagnes et si nous n'agissons pas rapidement, ce mal ne tardera pas à déverser ses atrocités sur tout le territoire français.

Trois coups résonnèrent dans la pièce. Monsieur Brachet sursauta et un soupir d’effroi s’échappa de sa bouche. Sa réaction fit naître un sourire attendri au creux de mes lèvres.

— N'ayez crainte, mon cher Monsieur Brachet, nul diable dans cette maison, plaisantai-je. Elle peut parfois être assez sévère, mais je n’irai pas jusqu’à appeler notre chère Amélie une bête perfide.

À ces mots, je m’approchai de la porte.

— Et encore moins féroce, crus-je bon d’ajouter.

J’ouvris et la domestique entra avec un plateau sur lequel reposaient deux tasses fumantes du breuvage noir. Elle posa le tout sur la petite table que je m’empressai de débarrasser de la pile de livres et de la pipe désormais éteinte qui s'y trouvaient. La gouvernante se tourna vers moi et me tendit une enveloppe.

— Une lettre est arrivée pour vous.

Sans y prêter attention, je la rangeai dans la poche intérieure de ma veste, étant plus enclin aux lectures solitaires. Elle sortit comme elle était entrée, sous nos regards silencieux. La mine souriante, je fis signe à mon invité de s’asseoir. Ce dernier, après avoir ôté ses vêtements encore humides, s’exécuta dans un râle proportionnel à son absence de souplesse physique. Pipe à la main, je repris ma place initiale. Je passai la main sur mon visage rasé de près et elle rencontra les favoris châtain clair qui m’arrivaient à mi-mâchoire. Mes doigts firent des allers-retours entre ma peau nue et cette courte pilosité en attendant que mon invité ait pris ses aises.

— Monsieur Brachet, dis-je enfin en désignant l’une des tasses.

— Henri, vous pouvez m’appeler Henri.

Il trempa ses lèvres moustachues dans le café et sirota une première gorgée bruyante qui m’incommoda. Impatient d’en apprendre davantage, je me penchai vers lui, l’invitant à continuer son histoire.

— Et bien mon cher Henri, poursuivez donc. Vous avez réussi à piquer ma curiosité et j’ai grande hâte d’entendre la suite de votre récit.

Je grattai une allumette avec laquelle j’effleurai le tabac bourré à l’intérieur du foyer de ma pipe. Mes aspirations répétées faisaient vaciller la fragile flamme que j’éteignis d’un revers de la main, une fois son rôle rempli. Je ne quittais plus des yeux ce visiteur à l’allure sympathique, tranchant avec son discours inquiétant et débordant de mystère. J’éprouvais de grandes difficultés à lui donner un âge. Il était de ces gens très propres sur eux et dont les manières distinguées poussaient l’interlocuteur à baisser sa garde. Henri desserra légèrement son nœud de cravate, puisant tout au fond de lui le courage nécessaire pour continuer. L’homme à l’opulente corpulence joviale laissait place, peu à peu, à un être perturbé. D’une main tremblante, il effleura ses cheveux noirs plaqués en arrière et parsemés de quelques filaments grisonnants, témoins de son âge avancé. Il semblait remettre de l’ordre dans ses pensées.

— Peut-être avez-vous entendu parler du village d’Urdatx ?

Devant ma réponse négative, il poursuivit.

— C’est un petit bourg insignifiant coincé entre les immenses sommets qui séparent notre pays de l’Espagne. Cela fait désormais quelques mois que les premiers signes ont débuté et cela semble se propager.

— De quel mal souffrent ces gens ?

— Du pire de tous, ils souffrent de possessions.

— De possession ? répondis-je amusé. Mais enfin mon cher, vous parlez à un homme de science et non à un ecclésiastique.

— L’Église a essayé, en vain. C’est pour cela qu'en dernier recours, nous nous tournons vers la médecine. Nous avons besoin de votre aide.

— Notre pays manque-t-il à ce point de médecins compétents pour que vous veniez me trouver moi, un simple universitaire ?

— À vrai dire, balbutia le petit homme rondouillard visiblement gêné, nous avons besoin d’un médecin comme vous. Je veux dire, un médecin de l’esprit. Et puis, c’est l’Empereur en personne, sur les conseils avisés d’un éminent collègue à vous, qui a ordonné votre nomination.

— Ordonné ? Qu’entendez-vous par « ordonné » ?

— Et bien, pour ne rien vous cacher, vous partez pour les Pyrénées ce soir même.

La nouvelle me foudroya et, dans la surprise j’échappai ma pipe dont le contenu se déversa sur le plancher. Un rire nerveux s’échappa de ma gorge serrée. Je fixais Henri. Ce dernier, les yeux sur l’objet qui gisait au sol, daigna enfin, après quelques secondes, soutenir mon regard et la détermination qui jaillit de ses pupilles me fit frissonner au point que j’en perdis mon assurance.

— Mais enfin Monsieur Brachet, cela n’a aucun sens. Mes recherches au sein de l’académie accaparent la majorité de mon temps. Je participe à de nombreuses consultations et je ne saurais m’absenter aussi soudainement. Mes patients ont besoin de moi.

Je me levai et je m’avançai précipitamment vers la porte que j’ouvris.

— Je me vois dans l’obligation de décliner votre requête mon cher Monsieur. Je vous souhaite beaucoup de courage dans votre entreprise et vous remercie de votre visite.

L’homme à la petite moustache se leva de son fauteuil, mais ne bougea pas. Il fixait ses chaussures, penaud.

— Le fait est, Monsieur de la Farge, qu’il ne s'agit pas d'une invitation cordiale, mais d'une réquisition officielle. Avec ou sans votre accord, vous viendrez avec nous.

Dehors, une rafale poussa violemment la pluie contre les vitres de l'appartement. Nos regards se croisèrent et je sentis le sol se dérober sous mes pieds. Décontenancé, je ne parvenais pas à trouver les mots. Ma bouche entrouverte ne produisait aucun son. Sous mon regard hébété, le petit homme passa son manteau et vissa son chapeau encore humide sur sa tête gominée.

— Une voiture nous attend en bas. Deux valises et une sacoche, rien de plus. Prenez des vêtements chauds.

À ces mots, il prit la direction de la sortie et, alors qu’il s'apprêtait à descendre les escaliers, il fit volte-face, le visage fermé et déterminé.

— Vous avez quinze minutes. Je vous en prie, ne me forcez pas à venir vous chercher avec la garde.

D’où pouvait émaner le changement de comportement si brutal de mon invité ? Je le regardai descendre les escaliers puis, lorsqu’il passa l’entrée de la résidence, j’aperçus derrière les trombes d’eau, deux soldats. Henri s’adressa à l’un d’eux qui hocha la tête et posa son regard sur moi juste avant que la massive porte en pin ne se referme sur eux.

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