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 Je me tenais devant l'encadrement de la porte du rez-de-chaussé, deux bagages gisant à mes pieds. Dans la précipitation, je n'avais emporté que le strict nécessaire. Au fond de moi, le mince espoir que mon interlocuteur changerait d'avis sur mes supposées qualifications était toujours présent. Peut-être allait-il subitement ouvrir la porte, admettre son erreur et m'inviter à renoncer à ce voyage.
 Ma main droite posée sur la poignée froide ne se résolvait pas à ouvrir cette porte, dernier rempart entre mon confort citadin et cette expédition non désirée dans une contrée que j’imaginais aisément sauvage ou, tout du moins, inhospitalière. J’étais habitué au bien-être matériel d'un siège derrière un bureau, noyé sous la paperasse et les livres. C'était également la raison pour laquelle j’affectionnais particulièrement mon poste de médecin chercheur à la faculté des sciences. Je n’étais pas un homme d'aventure. Le claquement d'une porte se fit entendre à ma gauche. Marie était là, immobile.
 — Monsieur nous quitte ?
 Elle n'eut pour seule réponse que mon sourire un peu pincé.
 — Quand reviendrez-vous ? ajouta-t-elle.
 — Je ne sais pas.
 Cette annonce m’avait tant pris de court qu’aucune questions d'ordre pratique n’avaient été abordées. À vrai dire, je n'en avais pas réellement eu le temps. La gouvernante se pencha vers moi, inquiète.
 — Vous ne savez pas ? reprit-elle.
 — Non Marie, je ne sais pas.
 J’empoignai mes valises et sortis d'un pas pressé, dépassant les deux gardes immobiles postés de chaque côté du perron. En avançant vers le fiacre, je remarquais les deux chevaux attelés à l'avant, ils soufflaient une épaisse fumée par les naseaux, secouant parfois la tête, dérangés par la pluie battante. Sur son trône en hauteur, le cocher ne prêta aucune attention à ma présence. Tout me semblait si irréel. Derrière moi mon regard se perdit sur la fenêtre de mes appartements désormais plongés dans l'obscurité. Le son d'une portière accompagnée par une voix familière me ramena à la réalité : c'était Henri Brachet.
 — Augustin, laissez-moi vous aider avec ces bagages ! dit-il en tendant les mains avec un sourire rassuré.
 Henri était survolté d'enthousiasme et il sauta directement de l'intérieur du carrosse jusqu'au sol, devant moi, avec une inattendue souplesse. Alors que je le regardais joindre le geste à la parole, ce nouveau changement de comportement de sa part m’interloqua. Je montai les trois marches métalliques et pris place à l'intérieur du carrosse. Sur la banquette, face à moi, se trouvait une femme d'âge mûr et lorsque j’eus terminé de m'installer, elle me sourit, laissant apparaître deux rides à chaque commissure de ses lèvres. Ses yeux émeraude en forme d’amande plongèrent dans mon regard bleuté. Une fois les bagages rangés, Henri se rassit bruyamment, presque à bout de souffle.
 — Augustin, je vous présente Madame Madeline Benincasa, lâcha-t-il entre deux soupirs. Elle fera également partie de cette expédition.
 La femme avait une longue natte blonde qui dépassait de son épaule gauche et se terminait par un nœud de couleur sombre.
 — Enchantée de vous rencontrer Monsieur de la Farge, dit-elle en souriant.
 Ses deux mains jointes sur sa robe grise, elle touchait son annulaire à l'endroit où une bague avait été portée autrefois. Elle s’arrêta dès l'instant où elle remarqua que mes yeux s’étaient posés dessus. Henri frappa trois coups contre le bois vernis du plafond. À ce signal, un claquement se fit entendre à l'extérieur et la voiture démarra. Le bruit des sabots contre les pavés humides résonnait dans la rue. Perdu dans mes pensées, je regardais le décor citadin défiler à travers la petite fenêtre à ma droite. Les rues nocturnes et désertes se mélangeaient dans une bouillie grise et orangée difficile à discerner. Seuls les candélabres et leur halo jaunâtre parvenaient à transpercer cette toile brouillonne. Henri se racla la gorge :
 — Nous marquerons un dernier arrêt. Quelqu'un que vous connaissez bien, dit-il en se tournant vers moi.
 À la vue de mon regard emplit de surprise, il afficha l'air satisfait de celui qui savait ménager la curiosité de ses convives et poursuivit :
 — C'est lui qui vous a très fortement recommandé. Son «élève le plus brillant».
 — Professeur Dhangel ? m’exclamai-je.
 — Lui-même et il a hâte de travailler à nouveau avec vous.
 Derrière cette recommandation inattendue se cachait mon professeur en sciences et ami de toujours. C'était lui qui, lors de mes études, m’avait insufflé la passion pour la médecine. À l’évocation de son nom, son visage aux yeux pétillants emplis de malice et cachés derrière de fines lunettes rondes s’incrusta devant mon regard. Occupé par de nombreux allers retours au Moyen-Orient, nous avions entretenus une correspondance soutenue qui, ces derniers mois, s'était peu à peu étiolée. Cette nouvelle me redonna de l'entrain. Peut-être même, qu’au fond de moi, je commençais enfin à ressentir un certain attrait pour cette expédition. Le regard de Madeline s’était posé sur moi.
 — Un homme charmant et plein de ressources, dit-elle.
 — Vous le connaissez ? dis-je surpris.
 — Bien sûr ! Norbert et moi ne sommes d'accord sur rien, mais nous adorons débattre de nos différends, répondit-elle avec un sourire.
 Il est vrai que le vieil homme pouvait avoir des avis tranchés et était toujours prompt aux joutes verbales, qu'il affectionnait par-dessus tout. Elle poursuivit :
 — Je suis soulagée qu'il nous rejoigne dans cette expédition. Je pense que son expérience nous sera précieuse.
 — Comment vous êtes-vous connus ? demandai-je.
 Madeline eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’elle fut interrompue par Henri.
 — Nous voilà arrivés !
 La voiture stoppa sa course devant la maison du professeur. Une brume épaisse avait désormais remplacé la pluie battante. L'imposante bâtisse aux nombreuses fenêtres était isolée du reste de la ville. Plongée dans l'obscurité la plus totale, ce monstre de pierre couvert de lierre semblait, tel un golem sinistre, être le gardien d'une forêt mystique. Une pièce à l'étage, trahie par la faible lueur tiède et vacillante qui parvenait de l'intérieur, semblait cependant abriter la vie. Les deux lucarnes rougeâtres brillaient sinistrement, fixant les nouveaux arrivants.
 Brachet descendit le premier les quelques marches de la voiture. Lui et moi avançâmes vers le portail en fer forgé démesurément grand. Un grincement aigu accompagna l'ouverture de la grille alors que nous pénétrions la propriété. Un rapide coup d’oeil derrière mon épaule et je constatai que la frêle silhouette de Madeline restée en arrière n'avait pas bougé de sa place et nous regardait s'éloigner, sans un mot. Mon compère ayant pris un peu d'avance malgré sa démarche à petites foulées, je dus , sans trop de difficultés, accélérer le pas pour le rattraper.
 Le son de chacune de nos enjambées écrasant les gravillons de l'allée était le seul bruit qui transperçait l'obscurité. La façade colossale recouverte de verdure semblait s'étirer vers le ciel à mesure que nous avancions vers elle.
 Alors qu'Henri gravissait déjà les marches menant à la porte d'entrée, je restais en retrait. Les écrasantes statues d'aigles qui trônaient de chaque côté des marches, jadis blanches, étaient aujourd'hui recouvertes de tâches grises, accusant le passage du temps et un manque certain d'entretien. J’hésitai un instant puis je réduisis la distance qui me séparai de mon compagnon qui frappait désormais pour la deuxième fois contre la porte d'entrée. Dans un élan d'impatience, Henri entra à l'intérieur de la demeure.
 Plusieurs secondes nous furent nécessaires pour parvenir à nous repérer dans les ténèbres.
 — Professeur !? hurla Henri qui n'eut que pour seule réponse l'écho de sa propre voix.
 Il prit l'initiative de s'avancer dans l'immense hall afin de rejoindre l'étage où se trouvait le bureau de mon ami.
 La lumière provenant de l'intérieur de la pièce perçait à travers chaque interstice de la porte et réchauffait de sa lueur le long couloir froid. N'obtenant aucune réponse, Henri décida de tourner la poignée. Restés depuis trop longtemps dans le noir, en pénétrant dans la pièce, nous fumes légèrement éblouis l'espace d'un instant.
 À peine le seuil franchi, la macabre découverte se dévoila sous nos yeux. Pendue par le cou à une poutre tournant sur elle-même telle un épouvantail grotesque balayé par le courant d'air froid qui s'infiltrait d'une fenêtre ouverte. Le visage de Norbert, dont la bouche était béante et les yeux exorbités, était méconnaissable. Tandis que je me ruai vers la chaise d'un bureau bien ordonné que je tirai vers l'homme pendu, Henri restait stoïque, comme pétrifié.
 Dans un hurlement empli de désespoir, je tentais de soulever le corps suspendu de mon ami tout en libérant son cou de l'emprise du cordage. Henri, après quelques secondes qui me semblèrent une éternité, accourut et saisit à son tour les jambes du malheureux afin de le hisser pour me permettre de le dégager de son entrave mortelle. M'acharnant en vain, je hurlai :
 — À l'aide ! Quelqu'un, au secours !
 Mes cris ne trouvèrent aucun réconfort et, lorsque la corde se tendit à nouveau, je remarquai Henri Brachet au sol, épuisé et à court d’oxygène.
 — Il n'y a plus rien à faire, laissa-t-il échapper le souffle court.
 Je redescendis de mon promontoire, les yeux rivés sur ce corps à la peau violacée qui paraissait flotter dans les airs. Je reculai d'effroi et, dans ma confusion, mon dos heurta le bureau derrière moi. Une pile de documents et de livres posés dessus se renversèrent dans un vacarme sec.
 — Ce... ce n'est pas possible, dis-je . Ça n'est pas lui... Que s'est-il passé ? Pourquoi ? Je ne comprends pas.
 La main qu'Henri posa sur mon épaule me fit retrouver les esprits et je réalisai une seconde fois le drame qui s'était produit. Mes jambes se changèrent en coton. Henri m'attrapa par les épaules.
 — Augustin, sortez et attendez-moi dehors.
 — Mais je…
 — Le professeur faisait partie de l'expédition et était sous ma responsabilité. Je dois comprendre ce qu'il s'est passé. Je suis profondément navré de vous le dire mon cher ami mais, dans votre état actuel, vous ne feriez que me gêner.

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