3
Henri fut le premier à sortir de la voiture lorsqu'elle s’arrêta devant l’auberge censée nous accueillir pour la nuit. Il humait l’air frais et humide de la soirée et nous conseilla d’aller nous coucher sans trop tarder. La nuit serait courte. Notre départ était prévu le lendemain, aux premières lueurs du jour. Je suivis de près Madeline qui pénétra dans la bâtisse. L'auberge cabossée semblait avoir essuyé une tempête. Son toit d’ardoises branlantes, dont l’étanchéité devait laisser à désirer, donnait l'impression qu’elle pouvait s’effondrer à tout moment. « Au cochon pendu » avait été écrit au charbon sur l’écriteau branlant au-dessus de l’entrée.
— Charmant… laissai-je échapper, priant de toutes mes forces que Madeline ne posât pas ses yeux dessus.
Sans grande surprise, le propriétaire des lieux ressemblait plus à un croque-mort qu’à un aubergiste. Lorsqu’il nous conduisit à nos chambres respectives, le tintement des clefs qu’il portait à la ceinture résonnait sinistrement dans le couloir à peine éclairé par la lueur faiblarde des lampes à huile. Madeline logeait non loin de ma chambre et, alors que je rejoignis mes quartiers, je m’aperçus qu’elle restait debout, la main posée sur la poignée de sa porte.
— Bonne nuit, Madeline, soufflai-je.
Ces mots inattendus la firent sursauter et lorsqu’elle se tourna vers moi, son sourire fut trahi par ses yeux embrumés. Gêné par la souffrance de cette inconnue, je m’empressai de couper court à notre hypothétique échange.
La chambre, plongée dans le noir, était sommaire. Un lit à la literie douteuse et poussiéreuse occupait la quasi-totalité de l’espace disponible. Le reste du mobilier consistait en un bureau, tout aussi poussiéreux, et une armoire dont l’une des portes avait disparu. Une petite lucarne ronde, hors de portée et dont l’ouverture semblait incertaine, était la seule fenêtre vers l’extérieur.
Alors que j'allumai l’unique cierge enfoncé dans un bougeoir dont la cire blanche et durcie dégueulait de part et d'autre, je sentis dans la poche intérieure de ma veste la lettre que m'avait confiée Marie plus tôt dans la soirée. L’enveloppe dans la main, j’entrepris de l’ouvrir et d’en commencer la lecture en faisant les cent pas dans ma minuscule cellule.
Mon très cher Augustin,
Voilà bien des semaines que je n’avais pas pris le temps de t’écrire et j'espère de tout cœur que tu sauras pardonner cet impair. Mes recherches ont accaparé le plus clair de mon temps libre et ces derniers jours furent éreintants. Sous la direction du Dr Constant, j’ai été nommé médecin référent pour un petit village des Pyrénées du nom d’Urdatx qui a vu se multiplier, depuis plusieurs mois, des événements tous plus étranges les uns que les autres.
Tu me connais mieux que quiconque et tu sais pertinemment que je ne me suis jamais laissé aller aux croyances obscures et à l’occulte. Cependant, mon séjour en ces lieux a bouleversé mes croyances sur le monde qui nous entoure. Nous allions d’interrogations en interrogations, remettant tout en doute comme jamais nous l’avions fait. L’équipe à mes côtés, bien que composée des plus brillants esprits de notre communauté scientifique, n’avait pas la vivacité de la jeunesse et, même avec mon âge plus que respectable, j’en étais le plus “jeune”.
Empêtrés dans nos convictions archaïques, nous n'arrivions plus à avancer et la liste des questions s’allongeait sans jamais trouver réponses à celles-ci. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à toi, mon très cher Augustin. Des mois que nous n’avons pas travaillé ensemble et, j’en suis certain, nous pouvons, grâce à ton esprit brillant, trouver la solution à ce mystère. C’est pour cela que je t’ai recommandé personnellement auprès de notre Empereur.
Plusieurs phrases avaient été raturées et étaient désormais illisibles. Les mots rédigés de manière si ordonnée au début semblaient avoir, par la suite, été écrits à la hâte.
Je resterai vague concernant les événements qui secouent cette petite bourgade car je sais que ta curiosité, une fois piquée, ne s’éteint pas avec aisance. J’en ai sûrement déjà trop dit, mais le temps m’est compté.
Prends le nécessaire, quelques bagages tout au plus et quitte la ville immédiatement. Le mal qui ronge ces terres s’est frayé un chemin à travers mon esprit et, malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à m’en débarrasser. Il m'a poursuivi jusqu'ici et les cauchemars qui hantent mon quotidien me font penser que je suis proche de la folie. La réalité est un voile devant mes yeux et je ne sais jamais si je suis éveillé ou en train de rêver.
Je t’en conjure, Augustin, pars immédiatement avant qu’ils ne viennent te chercher. Ne tente pas de me retrouver car le mal s’est déjà immiscé trop profondément en moi et il est trop tard.
Que Dieu ait pitié de nous.
Ton fidèle compagnon de recherche et ami dévoué.
Norbert Dhangel
Je reposai la lettre en tremblant. Les propos confus de mon ami m’avaient perturbé. Lui, dont l’esprit organisé n’avait jusqu’à présent montré aucune faille était, à la lecture de ces mots, sujet à une grande confusion. Le papier que je tenais dans les mains n’était pas une lettre, mais une note de suicide. Je la relus une seconde fois, puis une troisième, m’arrêtant sur chaque phrase, essayant d’analyser chaque mot, chaque virgule, dans l'espoir de découvrir un indice, invisible, sous l’encre qui avait été couchée sur ce papier.
N’importe quoi qui aurait pu expliquer le geste malheureux de mon ami. Je lui devais bien cela. La seule chose que je remarquai fut la précipitation avec laquelle la fin de la lettre semblait avoir été rédigée, presque griffonnée et parsemée de tâches d’encre et de bavures. Puis, mon regard fut attiré par une phrase en particulier : Que Dieu ait pitié de nous.
Norbert avait toujours été un athée convaincu et ses positions anticléricales n'étaient un secret pour personne. Pourquoi avait-il donc utilisé cette formule ? Il était de coutume que les personnes se sentant condamnées se tournent vers la religion et les superstitions dans un espoir de réconfort. Si Norbert se savait proche de son heure, je pouvais comprendre un pareil revirement. Cependant, la logique aurait voulu qu'il demande la pitié pour son âme uniquement.
Ses mises en garde avaient eu l’effet inverse de celui escompté car ma curiosité avait été stimulée. D’un bond, je fouillai l’une de mes valises pour en ressortir un carnet neuf ainsi qu’une petite sacoche comprenant un nécessaire d’écriture. Je n’étais pas un homme de terrain et je préférais fonctionner avec le recul nécessaire de celui qui gratte le papier, le soir, à la lumière faiblarde d’une lampe à huile grésillante. Mon esprit était mon meilleur allié, et j’allais devoir m’en servir pour éclaircir le mystère qui prenait forme devant mes yeux.
En ouvrant le tiroir, un sentiment rassurant monta en moi à la vue de la réserve de bougies de rechange qu’il abritait. Le cahier ouvert, à la première page, le stylo plume dans la main, je pris quelques instants pour organiser mes pensées et je couchai sur le papier les premiers mots : Urdatx - Journal de bord.
Plusieurs heures s’étaient écoulées. La main droite endolorie, je m’étirai et je fis quelques pas dans la minuscule chambre. Mon dos bloqué, d’avoir gardé la même position inconfortable trop longtemps, se déliait peu à peu. Dehors, quelques rayons parvenaient à percer les nuages épais gorgés d’eau. De la minuscule fenêtre, je ne voyais que quelques branches nues rebondir lentement au gré des légères bourrasques des matins d’automne.
Après une toilette sommaire, je pris la direction de la salle commune. Madeline, s’y trouvait déjà. Elle se tenait droite, les mains jointes. Son visage doux et harmonieux de la veille laissait place ce matin à une impression de sévérité qui disparut aussitôt que ses yeux furent attirés par ma présence. Elle et moi échangeâmes quelques remarques polies concernant le manque de confort de nos chambres et, rapidement rejoints par Henri, nous reprîmes la route.
Annotations
Versions