4

9 minutes de lecture

 Le voyage jusqu’à la petite ville d’Oloron-Sainte-Marie, dernier bastion de civilisation avant les sommets sauvages, comme l’avait nommé Henri, s’était déroulé sans encombre et dans un silence quasi religieux. Le docteur Constant nous attendait déjà à la table du fastueux restaurant où nous devions dîner. Il se leva pour nous accueillir et, avec son accoutrement et sa moustache d'une longueur démesurée, il ressemblait plus à un serveur qu'au docteur émérite que la réputation précédait. Son menton était couvert par une pilosité tout aussi longue, mais non moins entretenue. À bras ouverts, comme s'il retrouvait de vieux amis, il s'empressa de baiser la main de Madeline qui, à la vue de sa mine déconfite, ne sembla pas apprécier l'attention. Il serra vigoureusement la main d’Henri puis en fit de même pour moi.

 — Vous devez être docteur de la Farge ! dit-il. Norbert ne tarit pas d’éloges sur vous mon vieux. J’espère que vous n’êtes pas ici pour me faire de l’ombre ! Place à la jeunesse, n’est-ce pas ?

 Il éclata d'un rire bruyant, mais ses yeux trahissaient son inquiétude. Il ne lâchait pas son emprise sur ma main, comme si, quelque part, il attendait de moi que je le rassure. Mon sourire poli eut l’air d’apaiser son égo et il me libéra.

 — Ce cher Norbert d’ailleurs, où est-il ? N’était-il pas censé vous accompagner ? demanda Constant en regardant par-dessus mon épaule. Je ne le vois pas, est-il resté chez lui ? Il est vrai qu’il ne semblait pas dans son assiette lorsque nous nous sommes quittés.

 Il lâcha à demi-mot cette confidence en chuchotant. Devant la mine déconfite de notre petit groupe, son expression changea.

 — Eh bien ? Que vous arrive-t-il ?

 — Le professeur est malheureusement décédé, annonça Henri.

 Constant se rassit lentement, les yeux écarquillés et la mine pâle.

 — Mais enfin, vous vous trompez ! Nous étions ensemble il y a encore dix jours ! Il doit y avoir erreur ! Qu’est-il arrivé ?

 — Nous l’avons retrouvé à son domicile, pendu.

 — Qui ça “nous” ? s'étrangla Constant.

 — M. de la Farge et moi-même.

 Le silence qui s’installa fut rapidement interrompu par l’arrivée d’un jeune serveur maladroit aussi néophyte dans le métier que dans la vie, à la vue de l’acné qui perlait son visage. Le docteur le renvoya d’un geste et de l’autre, il vida son verre de vin d’une traite. Avant que le jeune novice n’eût fait trois pas, le docteur Constant claqua des doigts pour le rappeler. Sans un mot, il lui fit signe de remplir à nouveau sa coupe. Nous nous installâmes finalement et, après une deuxième rasade, il se racla la gorge et déclara d’un air savant :

 — Bien que cela soit malheureux à dire, cela ne m’étonne qu’à moitié. Norbert, ces derniers temps, n’était plus que l’ombre de lui-même, il semblait avoir abandonné toute logique et était devenu craintif. Il se complaisait dans tout ce folklore absurde dont ces arriérés ne cessaient de l’abreuver. Vers la fin de notre séjour, il n’était pas rare de le voir déambuler dans le village, le visage inquiet, se parlant à lui-même, comme un fou. Il avait même commencé à essayer d’apprendre leur dialecte primitif, c’est pour dire !

 Le visage froid et fermé de Madeline ne laissait échapper aucune émotion, mais son langage corporel en dévoilait des centaines. Les mâchoires serrées, elle fixait le docteur Constant. L’arrivée des plats fut salutaire et désamorça une situation qui devenait épineuse. Soulagé, je pensais qu’une fois la bouche occupée à mastiquer son Bœuf Orloff, notre hôte pour la soirée perdrait de son insatiable verve. Je me trompais lourdement. Il reprit de plus belle, répondant à une question anodine d’Henri sur la population du village d’Urdatx.

 — Environ mille habitants selon les registres officiels, mais, les nombreuses fermes isolées, font sans aucun doute aisément mentir ces chiffres.

 — Que se passe-t-il au juste ? osai-je. Pourquoi ce petit village devient-il une affaire d’État ?

 L’homme auparavant bavard parut perplexe. Il tapota le coin de ses lèvres à l’aide de sa serviette et avala goulûment.

 — Ne vous a-t-on rien dit ?

 Et devant ma réponse négative, il eut toutes les difficultés à camoufler son rire en nous regardant chacun à notre tour.

 — Et vous venez vous perdre ici, au fin fond de notre pays, par plaisir ?

 Je voulus lui répondre que je n’avais pas vraiment eu le loisir d’avoir mon mot à dire concernant mon implication dans l'affaire, ma présence ayant été quelque peu forcée. Mais le regard que me lança Henri m’en dissuada.

 — J’ai cru comprendre, dis-je, que les villageois s’inquiètent concernant des phénomènes de… possession ?

 J’avais hésité à prononcer ce dernier mot, comme si, sorti de ma bouche de scientifique, il s’agissait d’une aberration.

 — Le terme que vous cherchez, très cher, est : démonopathie, corrigea Constant la bouche pleine avant d’enchaîner après avoir dégluti. Il y a eu cette petite bergère qui se croyait possédée par un démon. Et puis vous savez, dans ces petits villages isolés, le moindre événement prend des proportions…

 Il joignit le geste à la parole en faisant de grands mouvements de ses mains.

 — Dès que la folie germe dans un esprit perturbé, les autres, faibles et non éduqués, y voient de suite le signe d’une quelconque malédiction divine.

 — Et le mimétisme fait le reste, me risquai-je à l’interrompre, mais son regard approbateur me conforta dans ma décision.

 — Au plus fort de leurs crises, nous avons dénombré trente-deux malades de douze à soixante-cinq ans. Toutes des femmes, sans surprise évidemment, lorsque l’on sait que leurs esprits faibles sont plus enclins que les nôtres à être contaminés par ces pathologies.

 Cette dernière remarque provoqua un haussement de sourcils de la part de Madeline qui fixait son assiette, silencieuse. Elle s’en détourna et déposa ses couverts avec fracas. Les deux mains jointes sous son menton, elle demanda :

 — Si les habitants croyaient effectivement qu’il s’agissait de l'œuvre du Malin, pourquoi l’Église n’est-elle pas intervenue ?

 — Le curé du village a bien essayé de pratiquer des exorcismes, mais cela ne fit qu’exacerber les symptômes chez les malades et à créer de nouvelles vocations chez celles qui, auparavant, étaient saines d’esprit. Ces pratiques ridicules et d’un autre temps ne faisaient qu’envenimer les choses. Je les ai fait interdire.

 — Ridicules ? Les exorcismes sont pratiqués depuis des millénaires avec des résultats qui ont été prouvés à maintes reprises. Sur quels fondements basez-vous vos propos ?

 — Je les base sur les fondements du bon sens et de la science Madame ! s’emporta Constant.

 — Benincasa, Madame Benincasa.

 — Madeline nous servira de traductrice avec la population, dit Henri. Il semblerait que certains habitants ne parlent qu’en dialecte local.

 Docteur Constant qui, jusqu’à présent n’avait été que certitudes, se décomposa à vue d'œil sous le regard emplit de défi de l’institutrice.

 — Oui, Monsieur Constant, je parle ce dialecte primitif, car j’y suis née. J’ai grandi et j'ai été élevée dans cette région : à Saint-Jean-de-Luz plus précisément.

 — Une ville merveilleuse, rebondit Constant. Mais les Basques des bords de l’océan ont toujours été plus dociles et civilisés que leurs cousins des montagnes.

 J’admirai avec délectation la tentative de sauvetage que le docteur avait opéré. Et chaque branche à laquelle il avait tenté de se raccrocher dans sa chute se brisait, inexorablement, face au regard froid de Madeline. Sentant l’ambiance s'appesantir, j’essayais de relancer la machine Contant qui s’était grippée.

 — Je vous avoue n’avoir aucune connaissance de cette pathologie que vous nommez démonopathie. Quel traitement préconisez-vous ?

 Il reprit du poil de la bête et abandonna sa posture avachie, pour retrouver toute l’assurance du début du repas.

 — L’isolement de toutes les malades dans un premier temps. Puis, l’éloignement si cela se révèle sans succès. La première méthode a, jusqu’à aujourd’hui, porté ses fruits. Il n’y a bien que cette bergère, cette Justine, qui nous a donné du fil à retordre. Malgré un éloignement de plusieurs semaines, cette petite effrontée cache bien son jeu et frappe chaque fois que nous baissons notre garde, entraînant dans son sillage les autres femmes du village.

 Il ajouta avec une moue de dédain que, malgré son apparence fluette, elle avait la peau dure et ne plierait pas aisément. En me regardant fixement, il m’avisa de ne pas céder face à ses supplications. Son dernier conseil avant de nous quitter fut de profiter de nos derniers instants auprès de personnes civilisées.

 Plus tard, une fois notre petit groupe séparé, je rejoignis le grand salon dans l’espoir de tirer un peu de nicotine de ma pipe. La substance m’aidait à réfléchir en plus de ses vertus apaisantes. Henri était assis dans un coin, un cigare à la main , lisant un journal avec détachement. Son visage s’illumina lorsqu’il me vit entrer.

 Il ne tarit pas d’éloges concernant le docteur Constant. L’individu lui avait fait forte impression et il loua cet homme de science plein d’assurance et à l’esprit analytique implacable. De mon côté, je me montrais plus réservé. Je repensais au portrait qu’il avait dépeint de cette population et à la réaction que cela avait provoquée chez Madeline, mais, face à l’enthousiasme d’Henri, je gardai mon opinion pour moi. Contre toute attente, Henri revint sur ses propos :

 — Pour être totalement honnête avec vous, mon cher Augustin, toute cette histoire est essentiellement politique.

 Face à mon regard circonspect, il s’enfonça dans son fauteuil et tira de grosses bouffées sur son cigare.

 — Vous n'êtes pas sans savoir, déclama-t-il d'un air professoral, qu’en 1841, notre cher Prosper Mérimée en tant qu’inspecteur général des monuments historiques a décidé de lancer plusieurs grands travaux de restauration au sein de notre pays. Il se trouve que l’église du village dans lequel nous nous rendons fait partie de cette liste et que les premiers coups de pioches sont attendus pour l’année prochaine. Est-ce que vous voyez où je veux en venir ?

 Je hochai la tête, profitant moi aussi de quelques bouffées de nicotine que j’extrayais de ma pipe.

 — Ces histoires de malédictions pourraient effectivement poser de sérieux problèmes quant à l’avancée de ce projet, dis-je. Mais pourquoi ne pas simplement isoler cette jeune fille qui cause tant de soucis ?

 — Selon les rapports, c’est bien ce que ce cher Constant a tenté de faire, à deux reprises. Mais à chaque fois, les crises se propageaient au sein de la population locale et de manière encore plus virulente.

 Henri soupira et enchaîna sur le ton de la confidence.

 — Il fut un temps question d'envoyer une compagnie de gendarmes sur place, afin de mater les esprits les plus virulents. Cette idée fut rapidement abandonnée. Ces Basques sont des gens redoutables et pour certains même, de véritables forces de la nature. Nous avons craint en haut lieu que tout cela se termine en un bain de sang.

Je mordillais le bout de la lentille de ma pipe, essayant de trouver une solution à ce problème insoluble.

 — Vous savez, Augustin, je me dois de porter à votre connaissance que les méthodes du Docteur Constant ne sont guère appréciées par la population d’Urdatx.

 Cette affirmation ne m’étonna guère. Elle n’aurait surpris personne qui aurait fait preuve d’un peu de bon sens après le tableau que ce cher docteur avait dressé de ces autochtones. Henri poursuivit :

 — Le dossier urgent sur lequel il a été poussé n’est qu’une excuse pour le mettre à l’écart.

 — Pourtant selon ses dires, ses résultats semblaient plutôt concluants et, encore une fois selon lui, la situation sous contrôle.

 — Certes, mais cette affirmation est bien éloignée de la vérité et ce n’est pas l’avis du préfet. Lui et l’évêque désapprouvent fortement ses agissements ainsi que je cite : « son comportement autoritaire et despotique ».

 — L’évêque ? J'ignorais que l’Église avait son mot à dire dans les affaires de l’Empire.

 Je n’eus pour seule réponse qu’un haussement d’épaules de la part d’Henri. Selon lui, l’évêque et le préfet entretenaient d’excellentes relations et le caractère religieux du problème à régler devait faire pencher la balance.

 — Mon cher ami, dit-il, le mot d’ordre sera de faire profil bas.

 Il réfléchit un instant et, tout fier de son idée brillante, m’annonça en comptant sur ses deux doigts, son cigare entre les dents :

 — Discrétion et efficacité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Guillaume B. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0