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 Le départ se fit une nouvelle fois à la lueur de l'aurore et, sous une pluie glacée, j’arrivai le premier au fiacre. Le cocher, déjà sur place, finissait d’atteler le couple de chevaux.

 « Le cocher », pensai-je.

 Lui qui nous accompagnait depuis le début de notre périple, j'ignorais son nom et je n’avais même pas pris la peine de chercher à le connaître. Et si Henri l'avait eu dit, je ne l’avais pas retenu. Je regrettais cet impair et pensais qu’il aurait été judicieux de lui offrir ne serait-ce qu’un café. Le bar de l’hôtel dans lequel nous avions séjourné avec Henri et Madeline était ouvert et je pouvais encore réparer ma faute. Mais la seule réparation que notre chauffeur obtint de ma part fut un vague signe de la tête lorsque j’eus fini de ranger mes bagages à l’arrière du fiacre. Je déplorais que ma timidité puisse parfois être interprétée comme de l’impolitesse. Une main se posa sur mon épaule, c’était Henri.

 — Eh bien mon ami, Madeline et moi souhaiterions pouvoir prendre place à l’intérieur avant de nous noyer sous ce déluge !

 De grosses gouttes dégoulinaient de son chapeau et derrière lui, Madeline s’abritait sous un parapluie aussi austère que la longue robe grise qu’elle revêtait. Je m’excusai et laissai passer mes deux compagnons. Quand fut le tour de Madeline, je voulus prendre sa main afin de l’aider à monter, mais je me ravisai au dernier moment, me remémorant sa réaction face aux marques d’affection courtoises de la part du docteur Constant la veille. Arrivée à ma hauteur, elle pencha son parapluie vers l’arrière, dévoilant son visage. Elle me sourit, comme à son habitude, avec douceur.

 Je jetai un dernier coup d'œil au loin. Au sud, la chaîne de montagnes se détachait de l’horizon et lézardait le ciel chargé. Les premières lueurs de l’aube esquissaient les contours de cette barrière imposante et sauvage qui semblait retenir le flot grisâtre des nuages.

 Selon les dires d’Henri, il nous restait une bonne journée de route avant d’arriver enfin à destination et il nous avoua, avec une certaine déception, que le voyage serait désormais sans escale. Il précisa, néanmoins, que des arrêts exceptionnels et d’urgence pouvaient être observés. Dans le regard que Madeline et moi échangeâmes, je compris qu’elle espérait autant que moi qu’Henri ne précisa pas le fond de sa pensée concernant la nature de ces fameuses urgences.

 — Vous savez, dit Henri ennuyé, si vous avez besoin de… vous soulager.

 — Henri, nous n’avions, Augustin et moi, aucunement besoin de précisions, le coupa Madeline.

 J’acquiesçai et la voiture se mit en branle après qu’Henri, frappa de sa canne, trois coups contre les lames du plafond. Le confort que procurait le revêtement de la chaussée citadine laissa rapidement place à celui, plus désagréable, d’un chemin cahoteux. Le balancement du véhicule avait mis un terme aux discussions qui avaient animé le début de notre étape. Je supposais que, comme moi, mes compagnons d’infortune faisaient preuve de toute leur concentration disponible afin de parvenir à conserver le contenu de leurs petits déjeuners à l’intérieur de leurs estomacs respectifs. Tout en essayant de focaliser mon attention sur autre chose, je me demandais si les nausées faisaient partie de la liste des urgences autorisant une pause dans notre voyage. Le visage de Madeline, assise face à Henri et moi, dans le sens inverse de la marche, avait déjà expérimenté plusieurs teintes de vert malgré son impassibilité habituelle.

 Dehors, il ne pleuvait plus. Notre vitesse de croisière avait considérablement diminué, preuve que nous avions, sans nous en rendre compte, entamé notre ascension. Je jetai un rapide coup d’œil à l’extérieur. Nous étions à flanc de montagnes. Des montagnes comme il ne m’en avait jamais été donné de voir auparavant. Leur hauteur eut sur moi un effet étrange, une sorte de vertige inversé que je ne sus pas bien expliquer. Je me sentais écrasé par ces colosses de pierres et de mousse. Je pris conscience de mon insignifiance face à cette nature démesurée, écrasante et impitoyable. Regarder le paysage soigna immédiatement ma nausée et je voulus conseiller ce traitement salutaire à mes deux compagnons. Mais la vue que donnait la fenêtre de l’un était bouchée par une épaisse forêt et, de sa place, Madeline n’avait pas accès à cette ouverture sur l’extérieur.

 Je retournais à mes contemplations et le regrettais vivement lorsque de mon côté le chemin disparut soudainement pour ne laisser place qu’au vide. Plus je me rapprochai de l’ouverture sur ma droite, plus le précipice m’apparaissait insondable. Je me rassis penaud, ne sachant que choisir entre un vertige puissant ou la nausée provoquée par la dureté du voyage. Soudain, la voiture ralentit et, après quelques mètres, s’arrêta. Une trappe dans l’habitacle en bois derrière Madeline s’ouvrit et la tête du cocher apparut.

 Une partie de la route s’était effondrée, sûrement à cause des intempéries, et pour couronner le tout, il était impossible de faire demi-tour. Il avait besoin d’une personne pour l’aider à guider les chevaux afin qu’ils ne glissent pas dans le vide. Ce qui aurait pour conséquence d’entraîner le carrosse dans leur chute et nous avec, crut-il bon de préciser. Henri et moi nous regardâmes. Ni lui ni moi ne transpirions le courage.

 — Quelqu’un de vaillant et d’énergique, ajouta le cocher.

 Étant le plus jeune et le plus en forme physiquement, je me dévouai, à contrecœur.

 — Attention en sortant, dit le chauffeur avant de refermer le clapet en bois.

 Je regardais une dernière fois mes compagnons avant de sortir affronter la dure et cruelle réalité de l’extérieur. Avant mon départ, je conseillai à Madeline de prendre ma place afin de soulager ses nausées.

 En ouvrant la porte, les mots du cocher prirent tout leur sens : les trois marches du fiacre donnaient directement sur le vide. Ayant à peine la place de me glisser jusqu’à l’avant du véhicule, j’adoptais la démarche d’un crabe et me raccrochais à tout ce qui aurait pu éviter une chute fatale. À l’avant, les chevaux remuaient la tête et frappaient le sol d’impatience. Le cocher m’aida à monter sur la banquette à ses côtés et, à ma grande surprise, me tendit les rênes.

 — Vous savez vous servir de ça ? dit-il.

 Je secouai la tête. Le cocher plaça les liens de cuir entre mes mains qu’il entoura des siennes, fortes et rugueuses.

 — Tenez-vous bien droit. Vous laissez du mou et vous regardez loin devant. Les chevaux iront là où vous poserez votre regard. C’est aussi simple que ça.

 Aussi simple pour lui sans doute, mais pour ma part, je n’avais jamais conduit de fiacre. Je regardai les liens, incrédule puis mon regard dévia sur la droite, vers le précipice. Je me sentis attiré par lui et manquai de faiblir. La voix rauque du cocher me raisonna.

 — Non ! Droit devant, au loin ! répéta-t-il et de sa main droite, il me releva le menton. Ce sont vos yeux qui guident les chevaux, pas vos mains ! Si vous regardez le vide, c’est là que nous finirons !

 — Droit devant, répétai-je la bouche sèche comme pour ne pas oublier une instruction aussi simple.

 — Je descends pour guider les bêtes.

 Et, joignant le geste à la parole, il remit en marche le convoi d’un claquement de langue. Les mains crispées, je m’efforçais de m’appliquer à la tâche, résistant à la tentation permanente de regarder le gouffre à ma droite. Le passage se rétrécissait et le chauffeur jetait des coups d'œil inquiets sur les côtés du carrosse.

 — Attention, hurla-t-il, la roue avant est dans le vide !

 Une roue dans le vide ?

 Ces mots dégoulinèrent dans mon dos comme une énorme goutte froide et, par réflexe, je me penchai sur le côté pour constater l’effroyable vérité. Les hurlements teintés de jurons de l’homme à l’avant mêlés aux hennissements paniqués des chevaux me ramenèrent à la réalité. Le fiacre commençait à pencher dangereusement dans un grincement de bois et de métal. J’ouvris la trappe derrière moi donnant sur l’intérieur du véhicule et hurlai aux deux occupants de se réfugier sur la gauche pour faire contrepoids. Les deux roues sur le côté ne touchaient plus le sol et ma tactique sembla porter ses fruits. Après quelques minutes qui me parurent une éternité, la route retrouva un peu de sa largeur et le cocher revint s’asseoir à mes côtés.

 — Vous voulez prendre la suite ? me demanda-t-il d’un air amusé en regardant mes mains crispées.

 Tétanisé, j’avais oublié de lui rendre les rênes. Je m’exécutai pour réparer cet impair, mais le regard du cocher ne me quitta pas. Il devait attendre que je retrouve ma place à l’intérieur. Je lui avouais avec une diction difficile que je n’étais pas contre un peu d’air frais si ma présence ne l’importunait pas. Il cracha une substance noire et replaça avec dextérité le morceau de tabac qu’il chiquait contre sa gencive. Le cuir claqua et nous reprîmes la route. Je fixais loin devant et le conducteur le remarqua. Il se pencha vers moi d’un air taquin.

 — Maintenant, vous avez tout le loisir d’admirer le paysage, vous savez.

 Je ne répondis pas, essayant de garder la face et de ne pas trembler comme une feuille, en tripotant mes mains encore moites.

 — Bien vu le coup du contrepoids, au fait ! renchérit le cocher. C’était une réaction rapide et astucieuse. Vous avez empêché le pire.

 — Merci Monsieur…

 — Lacragne, Victor Lacragne, répondit-il en me serrant la main avec vigueur.

 — Augustin de la Farge. Merci Monsieur Lacragne, répondis-je avec reconnaissance.

 Les présentations étaient faites.

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