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L’air encore chargé d’humidité s’accrochait aux montagnes dans des bancs de brouillard semblables à des balcons naturels. Au détour d’un virage, une immense forêt s’avança vers nous et nous engloutit de ses hêtres gigantesques, aux couleurs brunes. Elle était si épaisse, que la lumière peinait à traverser le feuillage. La luminosité baissa et la fraîcheur qui y régnait emplit mes poumons et se faufila le long de ma nuque pour y descendre jusqu’aux orteils. Au sol, le tapis de feuilles mortes étouffait le martèlement des sabots. Aucun oiseau, aucun animal, n’était perceptible. Seuls les grincements du bois de notre véhicule à chacun de ses balancements et le souffle des deux chevaux à l’avant parvenaient à mes oreilles. Je confiais mon étonnement à Victor.

— C’est parce que ces bois sont hantés, dit-il. Plus aucun animal ne veut y vivre et les locaux ne s’en approchent plus. Urkamendia Basoa. La forêt des potences. C’est ici que l’on pendait les sorgina.

— Les sorguinya ? demandai-je sans être sûr d’avoir bien entendu ni d’avoir bien prononcé le mot.

— Sorgina, articula Victor, cela signifie sorcière en basque.

J’ignorai que lui aussi, parlait la langue des locaux et lui fit part de ma surprise.

— Il fallait bien qu’ils prennent un enfant du pays pour vous transporter ! dit-il. Ces routes peuvent être mauvaises.

Je confirmai ses dires et me permis d’ajouter :

— Mauvaises et étroites !

Il acquiesça à ma remarque avec un sourire. Au bout du sentier, la forêt touchait à sa fin et la lueur grisâtre du milieu de la journée nous éblouit. Le chemin étriqué descendait en de nombreux virages pour arriver à un plateau, coincé entre deux rangées de montagnes. Au milieu trônait une église aux pierres marron et à la toiture cabossée avec son cimetière attenant.

Éparpillées autour, comme des pierres au milieu d’un champ de verdure, des maisons aux toits sombres semblaient sortir de terre. De nombreuses silhouettes blanches, dispersées sur les flancs des montagnes, paissaient paisiblement. Le village était divisé en deux par un cours d’eau qui provenait d’une crête derrière, entre les murailles naturelles, pour s’évanouir au fin fond d’une crevasse insondable et protégée par une forêt au feuillage d’un vert clair inhabituel pour la saison et plus petite que celle que nous venions de traverser.

— Ça y est, renifla Victor, Urdatx.

L’arrivée sur la place du village se fit sans comités d’accueil. Les rares villageois présents nous regardèrent à peine, quand ils ne nous ignoraient pas complètement, vaquant à leurs occupations agricoles. Victor aida Madeline à sortir du fiacre et prêta main-forte à Henri et moi pour descendre leurs bagages de la voiture. Un petit bonhomme s’avança vers nous. Il délia les mains qu’il avait croisées dans son dos pour serrer les nôtres. Ses cheveux hirsutes et bouclés d’un noir foncé étaient parsemés de gris et se cachaient derrière un front qui gagnait du terrain. Il semblait âgé, même si son visage peu ridé exprimait l’inverse. Sans doute était-ce sa posture voûtée qui le trahissait.

— Je vous souhaite la bienvenue, dit-il d’un fort accent avec un sourire trop large pour être sincère. Je suis Monsieur Itaraxi, le maire du village. Je dois dire que nous vous attendions, si vous voyez ce que je veux dire.

Henri se chargea des présentations et le petit homme fut surpris lorsque notre compagnon présenta Madeline et ses qualités d’enseignante.

— Je ne comprends pas, dit l'édile, je me suis toujours occupé de faire l’école ici. Personne ne s’est jamais plaint jusque-là !

Il avait la fâcheuse manie, lorsqu’il s’exprimait de sa voix nasillarde, de ne pas regarder ses interlocuteurs dans les yeux. Madeline se pencha un peu pour essayer de réduire la différence de taille qui existait entre eux et ainsi, capter son regard. Lorsqu’elle y parvint, elle ne le lâcha plus.

— Monsieur Itaraxi, loin de moi l’idée de vous remplacer ou de remettre en question vos capacités d’enseignant, dit-elle de sa voix douce et apaisante. Cependant, il a été porté à ma connaissance que vos obligations, en tant que personne très demandée, vous amenaient parfois à n’assurer qu’une ou deux matinées de classe par semaine. Je suis simplement ici pour prendre un peu le relais afin de vous libérer dans votre emploi du temps au combien encombré.

Il se redressa un peu et bomba son torse frêle sur lequel reposait une chemise autrefois blanche, largement ouverte, ainsi qu’une veste mainte fois rapiécée.

— Il est vrai, chère Madame, que je croule sous les responsabilités ici. Un coup de main ne serait pas de refus, si vous voyez ce que je veux dire.

J’admirai l’aisance avec laquelle Madeline avait su rapidement cerner et flatter l’égo du maire. Elle souriait, satisfaite pendant qu’Henri se frottait les mains. Monsieur Itaraxi nous invita ensuite à le suivre jusqu’à nos logements respectifs.

— Ce n'est pas le luxe de la ville, annonça-t-il, mais les gens d’ici sont généreux et vous traiteront bien, vous pouvez me croire.

Henri logeait au sein d’une famille de premier abord sympathique. Ils l’accueillirent à grand renfort de poignées de mains et de tapes dans le dos. Ces dernières eurent pour effet de remettre d’aplomb l’ homme dont l’impression de jovialité que j’avais éprouvée en le rencontrant pour la première fois s’était peu à peu évanouie suite aux événements morbides auxquels nous avions été confrontés.

Madeline fut quant à elle confiée à une jeune femme dont le mari, selon les propos du maire, travaillait aux champs. L’accueil entre les deux femmes fut beaucoup plus formel, pour ne pas dire austère. La jeune fille, qui devait avoir quinze ou seize ans, ne voyait sans doute pas d’un bon œil qu’une autre femme qu’elle couche sous le même toit que son époux. Madeline ne parut pas remarquer les regards suspicieux de la jeune fille et, même si elle s’en était rendu compte, elle ne laissa rien paraître, stoïque comme à son habitude.

Désormais seul avec Monsieur Itaraxi, il se tourna vers moi, sans vraiment me regarder.

— Alors, c’est vous le docteur, n’est-ce pas ? J’espère que vous serez moins exigeant que votre prédécesseur. Il a réussi à se mettre beaucoup de personnes à dos ici, si vous voyez ce que je veux dire.

Nous étions arrivés devant mon logement et il se tut. Je n’en appris guère plus. C’était une petite cahute modeste, surmontée d’un toit en ardoises sur lequel une mousse verte avait élu domicile sur la quasi-totalité de sa surface chaotique. La porte d’entrée faisait face à la montagne contrairement à toutes les autres habitations qui, elles, donnaient sur la petite place du village. Un banc en bois qui n’avait sans doute jamais été verni était installé contre le mur, à la droite de l’ouverture principale. Au-dessus de lui se trouvait l’une des rares fenêtres de l’habitation.

— Monsieur de la Farge, vous logerez dans la maison de la famille Hurier, dit-il en ouvrant la porte, m’invitant ainsi à entrer.

Je jetai un coup d’œil à l’intérieur sombre, hésitant à faire le premier pas. Personne n’était présent pour me souhaiter la bienvenue et j’informai l’édile que je préférai attendre le retour de ses habitants avant de m’installer.

— Je vais patienter ici, dis-je en montrant le banc. La vue est belle. Pour tout vous dire, cela me gêne un peu de faire cela en leur absence.

— Oh, je m’excuse, cher docteur, mais vous pouvez me croire, les Hurier n’émettront aucune réserve si vous vous installez dès à présent.

— Certes, mais je souhaite tout de même patienter jusqu’à leur retour.

— Alors vous risquez d’attendre un long moment.

Il s’éloigna les mains dans le dos et, au bout de quelques pas, me fit signe de la tête, m’invitant à le suivre. Il désigna de ses doigts déformés par l’arthrose, le cimetière à côté de l’église.

— Là où ils sont désormais, vous ne risquez pas de les contrarier si vous vous installez chez eux. Mais, dit-il en haussant les épaules, si vous préférez attendre leur retour, vous allez patienter un bon moment. Et, bien qu’il se passe des choses que la raison n'explique pas dans notre village, les morts ne reviennent pas à la vie. Tout du moins, pas encore.

Je ne savais pas comment réagir à cette nouvelle macabre ni à sa remarque tout aussi macabre et de très mauvais goût. Pétrifié sur place, je le regardai s’éloigner.

— Que leur est-il arrivé ? parvins-je enfin à articuler.

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