7
L’après-midi s’était changé en début de soirée. La maison n’était pas bien grande pour une famille de trois personnes, mais, pour moi seul, elle suffisait amplement. J’avais pris l’initiative de déplacer la table qui trônait au milieu de la pièce principale où mon lit avait été disposé pour la placer contre le mur de l’entrée où se trouvait l’unique fenêtre. J’avais besoin d’une source de lumière pour écrire et relire mes notes, et l’obscurité qui régnait dans la totalité de la salle de vie était problématique. Alors que j’installais mon nécessaire d’écriture sur le bureau, les mots du maire Itaraxi et la discussion que nous avions eue plus tôt tournaient en boucle dans mon esprit.
— C’est une sombre histoire, m’avait-il dit. Monsieur Hurier dans un accès de rage a assassiné sa femme et sa fille. Votre collègue, le docteur Constant pensait qu’il s’agissait d’un délire suite à un excès de boisson. Je ne devrais pas vous le dire, mais Hurier avait un sacré penchant pour l’alcool.
— Mais pour quelle raison a-t-il commis un tel acte ? répondis-je.
— Nous n’avons pas vraiment eu le loisir de lui poser la question. Lorsque les villageois, alertés par les cris, ont voulu intervenir, il s’est lui-même ouvert le crâne avec la hache qu’il avait en main.
Il m’avait narré les événements alors que nous retournions à l’intérieur de la demeure après notre escale proche du cimetière.
— C’est ici même qu’ils gisaient tous les trois.
Il montrait l’endroit où nous nous trouvions de son doigt crochu.
— De mémoire, reprit-il, je n’ai jamais vu autant de sang ni de cervelle.
Je levai un pied comme si j’avais marché dans un excrément. Évidemment, le sol avait été nettoyé et ce réflexe n’avait pas lieu d’être. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de l’avoir. Itaraxi reprit la parole, peu fier d’avoir une histoire qui réussissait à impressionner un citadin.
— Je n’ai pas vos études de médecine, mais aujourd’hui, je peux vous affirmer que l’aspect de la cervelle humaine n’a rien de différent avec celle des cochons. Et si vous voulez mon sentiment sur cette affaire…
Je ne le souhaitais pas, mais sa question était rhétorique et il ne me laissa aucunement l’opportunité d’y répondre.
— La boisson n’a rien à voir là-dedans. Beaucoup de nos concitoyens partagent cet avis, si vous voyez ce que je veux dire.
— Vous pensez à l’intervention d’un tiers ?
Il approuva mon hypothèse avec un enthousiasme déplacé. Je regardais avec crainte autour de moi, appréhendant de tomber sur des “restes” du drame. Une éclaboussure de sang avait pu se faufiler dans les rainures du parquet grinçant et poussiéreux et demeurer encore là, coagulée sous nos pieds profanes. Peut-être même un bout de chair, d’os ou de cervelle durcit par le temps. Selon les dires de mon guide, l’assassin n’avait pas fait dans la dentelle.
— Étaient-ils en conflit avec une personne du village ou… ?
Il ne me laissa pas terminer.
— Je crois que nous nous sommes mal compris, cher docteur de la Farge. Sans doute est-ce à cause de mon accent, hein ? Je ne sais pas ! Non, non, je parle d’une intervention autre. Quelque chose de surnaturel, de démoniaque !
— Enfin Monsieur Itaraxi, vous ne suggérez pas que ce pauvre monsieur a pu commettre un tel drame et, par la suite, s’infliger le même traitement ? Avec une hache ? Il est humainement impossible de s’ouvrir soi-même le crâne jusqu'au cerveau sans perdre connaissance bien avant d’y parvenir.
L’édile me fixa pour la première fois droit dans les yeux. Son regard d’un marron clair était entouré de nombreuses rides qui se creusaient à mesure que son regard se plissait de colère. Ses fines lèvres, pincées et tordues, s’ouvrirent dans un bref soupir.
— Je ne suis sans doute, mon très cher Monsieur, qu’un plouc de la montagne, comme votre confrère le docteur Constant l’a souvent répété à qui voulait bien l’entendre. Mais moi, je vous affirme que cela est possible ! Et savez-vous pourquoi ?
Nos échanges cordiaux prirent, à cet instant, un tout autre tournant. Je le sentais bouillonner. Toute la frustration qu’il avait accumulée avec mon prédécesseur m’explosait au visage, moi qui, de par ma fonction, représentait tout ce qui l’avait rabaissé et humilié ces derniers mois. Je tentai de sauver la situation.
— Écoutez Monsieur Itaraxi, loin de moi l’idée de vous contrar…
— Et savez-vous pourquoi ? répéta-t-il de sa voix désagréable qui grimpait dans les aigus à mesure que sa colère montait. Parce que j’étais là, moi, lorsque cela s’est produit. J’ai assisté à la scène et je l’ai vu !
Il pointa son index au-dessous de son œil droit.
— Je l’ai vu de mes propres yeux se frapper sur la tête. Et même lorsque son crâne était ouvert comme un pot fissuré, vous savez ce qu’il a fait ? Il a continué, sans s’arrêter ! Splatch ! Splatch !
Il mimait la scène avec ses bras rachitiques et fripés.
— Il était possédé ! Je vous le dis comme je l’ai vu !
Et, prenant la direction de la sortie, il me lança :
— Alors mon bon Monsieur, quand je vous affirme quelque chose, la prochaine fois, je vous prierai d’avoir la politesse de me croire sur parole.
C’est ainsi que le maire du village me souhaita de m’installer comme bon me semblait, en m’assurant que personne ne viendrait troubler ma tranquillité. Les repas me seraient apportés à domicile par sa propre femme.
Je revins à la réalité et j’entrepris une inspection méticuleuse du logement dans la crainte de trouver quelques stigmates du drame qui s’y était produit quelques mois auparavant et, le cas échéant, les nettoyer. Il n’en fut rien, mais l’idée même de déjeuner ou de dormir dans ce lieu souillé par le crime provoqua en moi une forte nausée. Je décidai de sortir m’aérer l’esprit.
Au gré de mes pas, je repensais aux deux mots d’ordre qu’Henri m’avait glissés lors de notre conversation de la veille dans le petit salon de l’hôtel : discrétion et efficacité. Après l’incident avec le maire, je songeai à lui suggérer qu’ajouter la diplomatie aux deux précédents ne serait pas une si mauvaise idée.
Le peu de vie qui avait animé la place du village lors de notre arrivée s’était évanoui en ce début de soirée. J’essayai de me souvenir quelles maisons avaient été attribuées à mes compagnons, mais en vain. Je payai le prix de mon manque d’attention. Toutes les habitations, bien que différentes dans leur architecture, semblaient similaires. Seuls l’Église et un autre bâtiment un peu plus imposant que je supposai être l’école de la commune se démarquaient du reste.
Un couple de vieilles femmes sortit d’un petit bâtiment non loin de l’église. Supposant qu’il s’agissait du presbytère et que, si des personnes en sortaient, le curé devait s’y trouver, je m’y dirigeai. J’espérais rencontrer l’homme qui avait contrarié le Docteur Constant et qui, malgré sa petite notoriété insignifiante de curé du bout du monde, était parvenu à éloigner cet éminent scientifique, reconnu et adoubé par tous ses pairs.
Tout comme mon collègue avant moi, l’origine religieuse des crises qui troublaient la bourgade me laissait de marbre. En tant qu’homme de science et profondément athée, je ne pouvais y accorder aucun crédit. Cependant, il était maladroit de ne pas intégrer au processus de guérison des patientes la religion, comme il était tout aussi maladroit d’en écarter ses représentants. Surtout dans une région très attachée à sa piété comme l’avait décrit le docteur Constant dans ses notes. Mes pensées furent interrompues par la voix d’Henri Brachet.
— Déjà d’attaque ? déclama-t-il d’un ton jovial.
Je lui exposai brièvement le drame qui s’était déroulé dans mon logement avant que je ne m’y installe ce qui expliquait pourquoi j’avais ressenti l’envie de me dégourdir les jambes.
— Quelle horreur mon ami ! La situation est encore plus préoccupante que je ne le pensais. Vous savez, une chambre reste vacante là où je réside : celle du fils aîné parti travailler en ville pour la période hivernale. Je suis certain que cela ne poserait aucun problème à mes logeurs.
Je refusai d’un geste de la main, le rassurant. Je chérissais le calme, j’avais ce besoin d’une tranquillité de l’esprit, de silence et de solitude. C’était l’équilibre dont dépendait la réussite de mes activités professionnelles et donc par extension, celle de cette expédition. Car, même si j’éprouvais encore des difficultés à me l’avouer et même si ma réticence naturelle à l’aventure était tenace, cette affaire prenait une tournure étrange. De celle qui taquinait l’inexplicable. Et, comme tout scientifique qui se respectait, ma soif de curiosité et son obsession à expliquer les choses étaient insatiables.
Je confiais à Henri avoir parcouru le rapport du Docteur Constant et il n’était que certitudes et vérités implacables. Il occultait toute la partie ayant trait au caractère religieux de la pathologie et, selon moi, il était décemment impossible d’ignorer cela.
— Voilà pourquoi, lui dis-je, je m’apprêtais à rendre une petite visite au curé.
Le visage de mon compagnon s’illumina.
— Mon cher, je suis ravi de voir votre esprit d’initiative à l'œuvre, dit-il débordant d’entrain en posant une main paternelle sur mon épaule. Lorsque nous nous sommes parlé pour la première fois, je l’ai vue dans votre regard. J’ai vu l’étincelle de la curiosité. Elle s’était embrasée à l’évocation de mon récit. Votre curiosité avait été piquée au vif. J’ai vu cette même étincelle se ternir lorsque l’appel de l’aventure se fit sentir. Vous et moi, nous sommes pareils : nous sommes de ces gens faits pour travailler derrière un bureau, à l’abri.
Si j’avais émis des réticences quant au début de sa phrase, je devais bien admettre que la suite avait tapé juste. J’approuvai d’un sourire ce portrait de moi-même que dressait Henri. Il réfugia sa tête entre ses épaules avant de poursuivre, soutenant mon regard.
— Mais l’aventure s’est retrouvée sur notre chemin, malgré nous, un peu forcée. Il faut l’accepter telle quelle.
— Je ne vous connaissais pas si romantique Monsieur Brachet, ironisai-je.
— Oh, mais vous savez, Monsieur de la Farge, ma femme serait là elle confirmerait ce que je m’apprête à vous confier : je suis une personne avec de nombreuses ressources !
Nous partageâmes un éclat de rire discret.
— Bon, reprit Henri en ajustant son col, et si nous allions rendre une petite visite à ce cher curé ?
Annotations
Versions