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La porte arrondie en bois était à l’image du cercle en ferraille rouillée qui servait de heurtoir : à l’état d’abandon. Le lierre qui se faufilait entre chaque pierre du mur témoignait lui aussi du manque d’entretien dont souffrait le lieu. Les coups que porta Henri à la porte restèrent sa réponse et, après de nombreuses sollicitations restées infructueuses, il passa sa tête inquisitrice dans l'entrebâillement afin de s’annoncer. Une voix grasse dont le fort accent roulait sur les mots nous accueillit, tel un cerbère.
— Qui est là ? Revenez demain. Je ne reçois plus, c’est terminé.
L’homme d’église à la démarche pataude et aux joues cramoisies par l’alcool eut un mouvement de recul en nous apercevant.
— Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas d’ici pour sûr !
Après de brèves présentations, il nous invita à entrer et s’assit en poussant un râle guttural sur l’une des quatre chaises qui entouraient la petite table en bois.
— Eh bien, ça ne leur a pas suffi, il faut qu’ils en envoient deux autres.
— Trois ! corrigea Henri l’index levé. Nous sommes également accompagnés de Madame Benincasa qui prendra le relais en tant qu’institutrice le temps de notre séjour.
— C’est bien, c’est bien, souffla le curé qui se grattait le reste de chevelure huileuse qui survivait tant bien que mal sur son crâne luisant. Ces petits ont besoin d’apprendre à compter et à lire, pour sûr. Mais le cadre, Messieurs, le cadre, c’est de ça qu’ils manquent ! C’est à cause de toutes ces bêtises, Dieu m’en préserve, qu’ils lisent dans les livres ramenés de la ville. Tout cela leur monte à la tête !
Nous étions perplexes. Le curé reprit sa tirade, accoudé à la table comme s’il s’agissait du comptoir d’une auberge malfamée.
— Cela les pervertit ! Et ça ouvre la voie à toutes les décadences spirituelles !
— Pourriez-vous, nous parler de la première jeune fille atteinte de possession, mon Père ? De Justine je veux dire, que pouvez-vous nous apprendre sur elle ?
L’homme d’Église me regarda avec méfiance.
— Votre prédécesseur n’aimait pas beaucoup que l’on emploie le terme de possession et il ne m’a pour ainsi dire jamais appelé mon Père. C’était toujours Monsieur Uthurruburu par-ci, Monsieur Uthurruburu par-là.
— Je ne suis pas mon prédécesseur, mon Père, insistai-je avec diplomatie.
Henri me lança un regard empli d’approbation. Je ne devais pas me mettre à dos le curé de la paroisse. Le maire soit, mais compte tenu du caractère de notre affaire, j’étais persuadé de devoir faire du père Uthurruburu un allié.
— Vous semblez plus raisonnable que ce Constant en tout cas jeune homme. Il n’était intéressé que par sa propre personne, celui-là.
Le curé dut sentir notre insistance, car il mit un terme à ses doléances.
— La petite Justine, oui, c’est exact. Mais ce n’est pas avec elle que tout a commencé, non. C’est la petite des Hurier, Ines, qui a manifesté les premiers signes. Nous préparions leur première communion. Elle et Justine, étaient ravies.
— Hurier ? Les mêmes Hurier qui ont souffert de ce drame affreux ? demandai-je.
— Tout à fait, pauvre petite. Puissent-ils reposer en paix.
Il signa et après quelques instants d’un recueillement solennel qu’Henri et moi n’osâmes interrompre, il reprit :
— Ines et Justine étaient inséparables. Les jumelles, qu’on les appelait dans le village, toujours fourrées ensemble celles-ci. Je pense d’ailleurs que c’est cette proximité qui a fait que le mal de la petite Ines a atteint son amie aussi rapidement, avant de toucher les autres.
Henri se pencha sur la table et y déposa ses deux mains jointes.
— Vous voulez dire que la petite des Hurier souffrait des mêmes maux que Justine aujourd’hui ?
— Justine souffre de crises plus fulgurantes et difficiles à maîtriser, mais la première à être touchée fut Ines. C’est suite à son décès tragique que celles de Justine se sont accentuées et propagées aux autres.
J’ouvris mon carnet et commençai à retranscrire par écrit notre échange. Je remarquai que les yeux du curé ne quittaient pas les pages que je noircissais. Après m’être assuré que cela ne le dérangeait pas que je prenne quelques notes, l’homme d’Église me demanda l’air grave si je pouvais éviter de faire mention de son nom dans mon rapport. Une requête à laquelle je répondis par la positive après un signe de la tête en guise d’approbation silencieuse de la part d’Henri.
— Pourriez-vous me parler des symptômes de ces crises, je vous prie, dis-je.
Face au mutisme du curé, je reformulai ma question.
— Quels étaient leurs comportements durant les crises ?
— Oh j’avais bien compris la première fois, vous savez ! dit-il de sa voix dont les roulements tonnaient comme l’orage. C’est que je n’aime pas bien tous ces termes. C’est de possession dont il s’agit ici, Docteur. Je sais que vous, les hommes de science de la ville, vous prétendez tout savoir et tout expliquer. Mais il y a des choses, des phénomènes, qui ne s’expliquent pas !
— Je ne suis fermé à aucune interprétation, mon Père. Mon collègue, ici présent, et moi-même, souhaitons simplement comprendre et résoudre un problème. Nous venons à peine d’arriver et nous envisageons toutes les pistes possibles, même les plus…
Je m’arrêtai pour trouver le bon terme, celui qui ne jouerait pas en ma défaveur.
— … inattendues, lâchai-je. Loin de nous l’idée de mettre les croyances de qui que ce soit en doute.
Les trésors d’ingéniosité que j’essayais de déployer portèrent leurs fruits et c’est un homme d’Église un peu plus assagi qui poursuivit son récit.
— Les premiers temps, la simple vue d’un crucifix ou d’une idole religieuse déclenchait les crises. Au début, elles semblaient prises d’une envie de vomir, d’un profond dégoût et puis ensuite, comme un rejet total. Le plus étonnant, si vous me permettez l’expression, était que ces esclandres n’étaient pas systématiques, tout du moins au commencement. Elles assistaient aux messes, aux cérémonies comme tous les autres paroissiens et puis, d’un coup, des hurlements. Elles blasphémaient, juraient et se roulaient au sol dans des contorsions grotesques et décadentes.
Henri était absorbé par le récit du curé. Pour ma part, je restais concentré sur ma prise de notes. Pas que son débit de parole fut des plus rapides, mais son accent prononcé me posait quelques difficultés de compréhension. Sa voix puissante, quant à elle, résonnait contre les murs de pierres et, comme de nombreux sons forts, avait tendance à m’incommoder.
— Pour finir, conclut le père Uthurruburu, il arriva un moment où il était pour moi impossible de les croiser sans que ma présence ne déclenche hurlements et jurons.
Je relus les notes griffonnées sur les pages de mon carnet, pour me rafraîchir la mémoire.
— Le Docteur Constant a mentionné trente-deux cas. Est-ce que vous confirmez ces chiffres ?
— Soixante-cinq, tonna le curé. J’ai pratiqué mes exorcismes sur soixante-cinq personnes !
— Seulement des femmes ?
Il confirma d’un hochement de la tête. Henri sembla embêté, le phénomène était d’une ampleur plus importante que les autorités l’avaient pensée, ou laissée croire. Une seule question trottait dans ma tête : pourquoi une telle différence entre les propos de Constant et ceux du curé ? Le premier avait-il minimisé le phénomène ou bien, était-ce le second qui l’avait exacerbé ?
Le Père Uthurruburu nous confia qu’il lui restait encore du travail et Henri suggéra qu’il était temps pour nous de se retirer. Nous remerciâmes l’homme d’Église du temps qu’il nous avait accordé et une fois dehors, je remarquai le visage préoccupé d’Henri. Je mis cela sur le compte de la fatigue qu’avait engendrée notre périple depuis trois jours, mais, épris d’un doute, je préférai m’en assurer.
— Allons mon cher Henri, vous semblez troublé.
— À vrai dire, je ne m’attendais pas à une telle proportion de malades. Je dois vous avouer que la situation est pire que je ne l’imaginais.
Il se tourna vers moi, l’air grave.
— Vous pensez réellement comme Monsieur le Curé ? Qu’il s’agit de possessions par une entité démoniaque et non d’une aliénation de l’esprit ?
Même si Henri lors de notre première rencontre avait adhéré à ces histoires incongrues, il y avait une différence entre lire une situation dans un rapport et y être mêlé. Il prenait conscience de ces choses qui pouvaient échapper à son contrôle et je voyais qu’il commençait à remettre en doute ses croyances les plus solides. J’éprouvai de l’empathie pour lui et j’essayai de minorer les propos du curé.
— Je ne pense pas, en toute honnêteté, qu’il s’agisse d'événements ayant trait au surnaturel. La science est aujourd’hui capable de tout expliquer et, ce qu’elle ne parvient pas à faire pour l’instant, elle le fera dans un futur proche, j’en suis persuadé.
— Vous me voyez rassuré. L’espace d’un instant, j’ai cru que vous partagiez les idées de cet homme.
— Je ne les partage pas. Cependant, tempérai-je, j’essaierai autant que possible de ne pas aller à l’encontre de ces superstitions.
À ces paroles, Henri fronça les sourcils et m’avoua qu’il ne saisissait pas le double jeu auquel je m’adonnais.
—Comprenez-moi bien, mon cher Henri, loin de moi l’idée de renoncer à mes convictions. En revanche, il serait maladroit de froisser les habitants d’ici. Constant a négligé ce point et c’est pour cela qu’aujourd’hui Madeline, vous et moi sommes sur place. Nous devons travailler de concert avec les villageois et non contre eux. Ils connaissent le terrain et les coutumes, servons-nous-en à notre avantage.
Henri et moi tombâmes d’accord sur cette stratégie et chacun de nous deux rejoignit son logement respectif. Jusqu’à arriver à ce dernier, je ne croisai pas âmes qui vivent. Sur le banc, à côté de l'entrée, était posé un plateau avec une soupière, un morceau de pain et de fromage. La femme du maire était passée en mon absence.
En m’installant à l’intérieur, sur la table transformée en bureau j’entamais mon repas à la lueur d’une bougie. J’avais ouvert la fenêtre face à moi afin de profiter de la soirée encore douce pour un mois d’octobre. Plus tard, sur le banc à l’extérieur, je me remémorais les événements de la journée. L’odeur du tabac de ma pipe m’apaisait et, comme à chaque fois, me plongeait dans de profondes réflexions.
De cette journée riche en émotions, je ne tirai satisfaction que dans la complicité naissante entre Henri et moi. J’appréciais avoir une personne avec laquelle je pouvais partager mes réflexions. Le sauvetage de notre chariot du vide me paraissait désormais dérisoire à côté du sentiment d’avoir peut-être retrouvé un ami. Bien qu’étant familier du comportement humain et de ses travers, que j’avais appris à analyser de par mon métier, j’avais toujours éprouvé la plus grande des difficultés à tisser des liens et encore plus à les maintenir. Je soupirai en pensant à Madeline et à Henri et un sourire se dessina sur mes lèvres.
Mon regard se perdit dans le paysage. Face à moi se dressait une imposante montagne et je dus lever haut la tête pour en apprécier le sommet. La nuit tomba rapidement et bientôt, les derniers nuages orangés disparurent pour laisser place à une grisaille percée par endroit, dans laquelle quelques étoiles brillantes s’épanouissaient. Sur le versant devant moi, une lumière me parvint. Une habitation à laquelle je n’avais pas prêté attention s’y trouvait sûrement et, malgré la longue distance qui me séparait d’elle, j’arrivais à deviner une silhouette qui s’activait à l’intérieur. Elle circula plusieurs fois devant la source de lumière qui, à chacun de ses passages, vacillait un peu. Cette ombre anonyme se mouvait avec grâce, comme si ses contours flottaient autour d’elle. Il s’agissait probablement d’une femme et ses cheveux détachés ainsi que ses vêtements amples donnaient cette impression fantomatique.
La lumière s’éteignit et seule une très faible lueur rougeâtre resta perceptible, me laissant seul avec le bruissement du vent dans la végétation alentour. Au loin, les cloches que le bétail portait autour du cou résonnaient dans la vallée. Dans mes songes, cette nuit-là, j’entendis la voix d’une femme chanter dans une langue que je ne compris pas.
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