9

8 minutes de lecture

On frappa pour la deuxième fois à ma porte. Ce coup-ci, j’en étais certain, il ne s’agissait pas d’un rêve. À l’extérieur, la voix de Madeline m’appela. Je m’habillais à la hâte et lorsque j’ouvris, la femme à la natte impeccable ne put réprimer un rire à la vue de mon accoutrement, que je supposai débraillée.

— Je vous réveille ? demanda-t-elle amusée et elle rit de nouveau en entendant ma réponse maladroite. Monsieur Brachet est au presbytère avec le Père Uthurruburu. Ce dernier a organisé une rencontre avec la jeune Justine.

La nouvelle eut pour effet de me réveiller instantanément et, d’un coup de main dans ma chevelure, je réorganisai le tout afin d’être présentable sous le regard amusé de Madeline.

— Avez-vous entendu des chants durant la nuit ? lui demandai-je en chemin.

— Non, rien de tel. J’ai un sommeil des plus légers et je pense que si quelqu’un s’était amusé à chanter, je l’aurais entendu.

Au bout de quelques pas, elle crut bon d’ajouter :

— La maison dans laquelle je réside est moins proche de la vôtre que celle de Monsieur Brachet. Peut-être aura-t-il, lui, entendu quelque chose. De quel genre de chant s’agissait-il ?

Mon haussement d’épaules comme unique réponse à sa question sembla la satisfaire. À notre arrivée sur la place du village, un homme rond et à la silhouette trapue sortit du presbytère. L’aisance avec laquelle il descendit les quelques marches qui séparaient l’entrée du bâtiment avec le sol était en totale contradiction avec l’aspect de son visage marqué par le soleil et les années. Derrière lui, Henri et le curé l’imitaient avec nettement moins de facilité.

— Ah ! Augustin, Madeline, vous tombez à point nommé ! dit Henri en nous voyant arriver. Voici Monsieur Dangri, le père de Justine.

L’homme me serra la main avec une vigueur telle qu’il manqua de la broyer.

Une coutume locale, pensai-je.

Il parlait vite et les mots qui sortaient de sa bouche s’entrechoquaient parfois avec d’autres dont je ne comprenais pas la signification. Tout ceci surmonté d’un fort accent local, une autre coutume, rendait la compréhension de son récit difficile. Madeline parut saisir ma détresse et se transforma en interprète le temps que le pauvre homme agité retrouve son calme.

— La petite Justine ne viendra pas. Son père n’a, semble-t-il, pas réussi à la convaincre, ni par les paroles, ni par la force, dit-elle en se tournant vers nous.

— Elle s’est débattue comme une furie ! dit l’homme en montrant son avant-bras scarifié.

En plein milieu de celui-ci, je distinguais nettement des traces de dents. Il avait été mordu jusqu’au sang. Un dentiste aurait pu reconstituer l’entièreté de la mâchoire incriminée et en faire un moulage parfait.

— Il était à prévoir qu’elle ne veuille pas nous rencontrer si proche d’un lieu de culte, dis-je.

— Et encore moins en la présence d’un homme d’Église, ajouta Henri.

Je ne pus qu’acquiescer. Madeline qui s’était approchée pour constater les blessures lui posa une question dans cette langue étrange et nulle semblable à une autre. L’homme, après un instant de surprise, montra au loin, en contrebas du village après un ruisseau, un troupeau de bêtes à flanc de montagne.

— Et bien, dit Madeline en se tournant vers nous, si cette jeune fille ne souhaite pas venir à nous, je propose que nous allions à sa rencontre.

Sous l’impulsion de la femme, notre petit groupe se mit en marche. Je regardai derrière moi et vis Henri placer ses deux mains face au curé en secouant la tête lorsque ce dernier voulut nous emboîter le pas. Alors que mon compagnon d’infortune me rejoignait, je fis un signe au Père Uthurruburu m’excusant qu’il ne fut pas convié. Henri arrivait à mon niveau à grandes enjambées, avec peine.

— Si nous voulons éviter la colère de la jeune fille, il serait préférable de ne pas mentionner ni d’agiter de symboles religieux, dit-il en levant comme à son habitude l’index de manière professorale. Faisons profil bas et caressons la bête dans le sens du poil.

Après quelques mètres, je me tournais vers mon compagnon.

— Henri, auriez-vous entendu quelqu’un chanter cette nuit, par hasard ? Une femme ?

— Rien de la sorte, pourquoi me demandez-vous cela ?

— J’ai eu l’impression, cette nuit, qu’une personne chantait dans le village. Sans doute l’ai-je rêvé.

À l’orée de la petite forêt, la colline verdoyante se dressait devant nous. Ses hautes herbes ondulaient au gré de la brise qui s’était levée lorsque nos pas nous amenèrent à quitter l’enceinte du village. Un pont minuscule en pierres enjambait le large torrent à l’onde limpide et peu profonde. Les rayons matinaux arrivaient à percer entre les feuilles encore vertes qui se trémoussaient et éclairaient de leur lumière douce, les galets à travers les ondulations de la surface de l’eau. Plus haut, le troupeau de vaches au pelage clair était dispersé. Au milieu, une frêle silhouette se tenait droite, un bâton entre ses deux mains, contre sa poitrine. Sa robe blanche était enlacée à la taille par un châle gris et les longs cheveux noirs bouclés de la jeune fille virevoltaient, bercés par les légères bourrasques. Elle avait le nez relevé et les yeux clos, humant la brise qui caressait ses joues que la fraîcheur avait rosée.

À sa vue, notre groupe marqua une pause et devint silencieux. Personne n’osait plus bouger, impressionné par les supposées réactions violentes que pouvait avoir la jeune fille, selon les récits qui nous avaient été maintes fois comptés. Le père de l’adolescente prit les devants et nous dépassa pour la rejoindre. D’un geste, je l’arrêtai.

— Vous permettez que j’y aille, seul ? dis-je.

J’avais posé la question sans vraiment attendre de réponses et je traversais déjà le pont quand j’entendis derrière moi Henri et Madeline approuver cette initiative. J’étais soulagé. Loin de moi l’idée de prendre les devants et de m’attribuer tous les lauriers de la réussite de notre enquête. Je supposais simplement que cette jeune fille pouvait être facilement perturbée et que par conséquent, voir ainsi débarquer un groupe d’inconnus venu à sa rencontre, jouerait en notre défaveur.

À mesure que je m’approchais d’elle, lentement comme si je craignais de perturber un animal sauvage, je remarquais les traits anguleux de son visage. Elle se tourna vers moi en fronçant ses sourcils épais et pencha la tête sur le côté en levant le menton. Elle analysait le petit groupe qui attendait de l’autre côté du ruisseau, à une distance raisonnable. Une frontière d’un territoire qu’il était préférable de ne pas fouler sous peine de déclencher la colère de cette supposée harpie. Justine posa sur moi ses yeux marron. Elle ne semblait pas perturbée par les mèches noires qui fouettaient son visage.

— Vous êtes ici pour m’emmener ? demanda-t-elle d’un ton monotone coloré par un accent prononcé.

— Je m’appelle Augustin de la Farge, je suis docteur. Vous êtes Justine, je suppose ?

Elle réagit à l'énoncé de ma profession et se montra méfiante.

— Vous travaillez pour le Docteur Constant ?

— Non, je ne travaille pas pour lui, mais plutôt pour le monsieur à côté de votre père. Il s’appelle Henri Brachet.

Joignant le geste à la parole, je m’écartai de quelques pas, désignant mes compagnons de loin avant d’ajouter :

— Et la femme qui se trouve à ses côtés est votre nouvelle institutrice, Madame Benincasa. C’est elle qui assurera l’école du matin en alternance avec Monsieur Itaraxi. Nous sommes ici pour essayer de comprendre Justine, pour vous aider.

— Je n’aime pas bien le Docteur Constant.

— Si cela vous rassure, dis-je en souriant, le peu du temps que j’ai pu passer en sa présence m’a conforté dans l’idée que je ne l’apprécie guère plus.

Le soleil commençait à chauffer mon visage malgré la fraîcheur de l’air. Elle hésita et renifla, faisant bouger son nez aquilin. J’eus la sensation que le visage de la jeune fille se radoucissait, retrouvant l’espace d’un instant, son aspect juvénile.

— Alors, vous n’êtes pas ici pour m’emmener ? Vous n’avez pas répondu à ma question, Monsieur.

Ma réponse négative ne paraissait pourtant pas atténuer les craintes de Justine et, malgré son calme exemplaire, je sentis qu’au fond d’elle, l’angoisse se frayait un chemin.

— Le Docteur Constant veut m’enlever d’ici pour me mettre avec les fous. Pourtant je lui dis que je ne suis pas folle, je le sais. Vous savez, j’ai toujours été à la messe, Monsieur. Moi, je n’écoute pas les histoires et, je n’en fais pas, des histoires. Je prie tous les jours, plusieurs fois, pour sûr ! Mais je ne suis pas folle, Monsieur. C’est Lui, il est en moi et des fois il me fait faire des choses, même si je ne le veux pas. Il est plus fort. Je ne suis pas folle, il ne faut pas m’emmener.

À ces mots, elle eut un mouvement de recul et elle leva son bâton dans un geste de défense, comme si je m’apprêtai à l’attaquer.

— Quoi qu’ait pu dire Docteur Constant, quoi qu’il ait pu penser, cela n’a plus aucune influence maintenant. Je ne vous crois pas “folle” comme vous le dites. L’important est qu’aujourd’hui je sois là et lui non.

Les épaules de Justine retombèrent et son visage se radoucit brusquement.

— Je veux rester dans ma montagne. Je ne veux pas quitter mes forêts, mes grottes, mes ruisseaux, c’est chez moi. Il m’a déjà fait emmener et par deux fois j’ai été enfermée. C’était horrible, Monsieur. Ici, c’est ma maison, je ne veux plus m’en aller, je ne veux plus être enfermée !

— Je vous promets qu'il n'est pas question pour moi de vous arracher à tout cela, et encore moins de vous enfermer.

Je regrettai immédiatement mes paroles. Je ne pouvais en aucun cas lui faire pareille promesse, n'ayant aucune emprise décisionnelle sur son sort. Je le savais avec pertinence et pourtant, j’avais fauté. Elle me sourit et son visage s’illumina, ajoutant à la culpabilité qui prenait naissance en moi.

— Nous pourrions peut-être discuter plus longuement tous les deux, demain ? dis-je.

— Vous semblez être quelqu’un de gentil Monsieur de la Farge. J’accepte votre proposition, si vous promettez que je ne reverrai plus jamais cet affreux Docteur Constant.

Encore un engagement que je pris sans hésiter, en sachant que je n’avais aucune influence là-dessus également. Je me devais d’être honnête avec elle si je voulais obtenir sa confiance et l’amener à se confier. Malheureusement, je me l’avouai à contrecœur, lors de notre premier échange, je lui avais déjà par deux fois menti.

Elle siffla longuement et les bovidés autour d’elle levèrent la tête. Aidée de son bâton, elle se remit en marche vers les hauteurs. Après seulement quelques pas, elle parut hésiter puis se retourna, ses traits avaient retrouvé leur rudesse.

— Méfiez-vous d’elle, dit Justine d’un ton froid.

— Qui donc ?

— La dame qui vous accompagne, l’institutrice. Elle n’est pas ce que vous croyez qu’elle est.

Elle reprit son chemin et je la regardais s’éloigner. Le bas de sa robe tachée par le contact avec la terre et l’humidité se relevait à chacune de ses enjambées assurées. Elle montait le dénivelé avec aisance à un rythme soutenu que je n’aurais pu tenir que le temps de quelques foulées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Guillaume B. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0