Les plaines de l'inéluctable

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Nate Galloway était une balance. Vingt ans plus tôt, ce traître à la famille avait disparu en emportant un million de dollars. Sur sa dénonciation, beaucoup de têtes étaient tombées à l'époque dans les mailles du FBI. Le clan n'avait jamais oublié ni pardonné.

Une affaire nous amenait de Boston jusqu'ici, Charlie Collier et moi. L'automne arrivait par banderilles pluvieuses du Canada. En guise de crépuscule, le soir tombait littéralement sur les plaines boueuses de l'Ohio, comme un coup de massue. Les collines aux couleurs de châtaigne et de sapin laissèrent la place au noir profond au-delà du couchant. Le monde s'arrêtait et glissait à une vitesse surprenante vers la nuit à mesure que les boutiques fermaient et que les lampadaires du parking s'allumaient. Une sensation que j'avais oubliée à force de vivre en ville où tout était constamment en activité. Les discussions avec les bikers du coin avançaient bien, j'avais laissé Charlie un moment pour appeler chez moi.

À ma droite, la librairie s'éteignit puis un vieil homme en sortit, tenant un chiot en laisse. À sa vue, je me figeai :

 " Chérie, excuse-moi de t'interrompre mais il faut que je te laisse. Un petit imprévu. Embrasse les filles. J'essaierai de te rappeler plus tard. Je t'aime. "

Camille, au bout du fil, répondit quelque chose que je ne saisis pas. Certainement quelque mot doux. Le vieillard portait une marque que personne n'avait oublié à Southie. Je jetai mon cigare et lui emboîtai le pas tandis qu'il remontait vers l'épicerie asiatique. Je lui laissai vingt mètres d'avance pour qu'il n'entende pas mon appel. Dom décrocha :

 " Quoi de neuf, Sean ? Ça avance avec ces foutus Ghost Dogs ?

 - Ouais, Charlie est en train de finaliser l'accord. J'appelle pour autre chose. "

Je lui racontai ma rencontre. Sa voix perdit toute chaleur :

 " Prends-le en photo et envoie-moi ça. Si c'est lui, tu butes ce fils de pute et tu me ramènes sa tête.

 - Compris, boss. "

Dans la supérette, caché derrière un rayon de bombes insecticides, je fis ce que me demandait Dom. Sa réponse ne se fit pas attendre, laconique. La sentence était tombée. Pendant que le vieux attendait ses plats à emporter, j'appelai Charlie. Les bikers seraient furieux mais laver notre honneur n'était pas négociable.

 " J'espère que tu as une bonne raison pour interrompre le deal.

 - J'en ai une : Nate Galloway.

 - Tu déconnes ?

 - Ramène-toi, il va bouger. "

Il ne mit pas longtemps à me rejoindre devant l'épicerie vietnamienne.

 " C'est quoi, ce délire, Sean ?

 - Regarde les photos. La balafre sur la joue.

 - Et ça date de cinq minutes ? Putain, il y avait combien de chances pour que ça arrive ? me demanda Charlie tout en jetant un œil à travers la vitrine.

 - On s'en fout. Dom a été clair. Attends, le voilà. Va chercher la voiture. "

Le bord de mon chapeau me rendait anonyme dans l'ombre de l'allée où je me dissimulai.

Nous suivîmes sa Buick dans les rues de Marion. Jusqu'à une ferme à deux étages isolée, plongée dans le noir, au bord d'une route peu fréquentée. Un vrai poste de vigie en haut d'une butte. Charlie poussa un peu plus loin quand le vieux s'engagea dans l'allée puis fit demi-tour pour revenir se garer, tous feux éteints, le long d'un talus herbeux. Je restai un moment à observer la maison. Une seule lumière brillait dans la rase campagne, à l'ombre des hauteurs. Nous enfilâmes des gants en cuir noir en attendant que la route se vide de tout véhicule. Une boîte aux lettres au nom de Truman.

Je portais un Glock 19, Charlie sortit un fusil à canons sciés d'un sac de toile.

Le vieux nous attendait dans un fauteuil en tissu à carreaux, un vieux Colt 1911 sur les genoux. Il ne broncha pas quand je le ramassais, le canon de mon neuf millimètres braqué sur son visage :

 " Vous n'êtes pas très discrets, les jeunes. Vous avez oublié que j'ai fait le même boulot que vous pendant des années. Plus vingt ans de cavale, c'est usant mais ça vous maintient en éveil. Asseyez-vous donc. Je savais que le hasard me baiserait la gueule. Tôt ou tard.

 - Le laisse pas parler, Sean. Bute-le qu' on se tire.

 - Si on le flingue, on aura tous les flics du coin aux basques. Et les fédéraux. Et on pourra dire adieu au deal avec les motards, Charlie.

 - Sean ? Tu es Sean Fogarty ? Putain, quelle ironie ! lança le vieux en fronçant les sourcils.

 - Quoi ? Je vous connais ?

 - Tu as sûrement oublié mais tu m'appelais oncle Nate. J'étais ami avec ton père.

 - Ah ouais ?

 - Tu as les mêmes yeux bleus que lui. J'aurais dû m'en douter. Comment va ton père ?

 - Il est mort il y a dix ans. D'un cancer...

 - Merde, fiston, je suis...

 - En prison. Le juge a refusé une remise en liberté.

 - Je suis désolé d'entendre ça, Sean. Je l'aimais beaucoup. répondit-il après un temps d'hésitation ou d'appréhension, je n'aurais su le dire.

 - Ça ne vous a pas empêché de le trahir.

 - Non, tu as raison. Mais le destin fait aujourd'hui en sorte de me le rappeler. J'en suis presque content.

 - Putain, Sean, arrête de traîner ! Flingue cet enfoiré !

 - Ferme-la, Charlie! ! Il faut que je réfléchisse !

 - Réfléchir à quoi ? Tu fais chier, Sean ! Ça sent l'embrouille, cette merde ! Je vais pisser et quand je reviens, on finit le boulot. "

Le vieux Nate n'essaya pas de plaider sa cause et je ne pouvais pas m'empêcher de trouver touchante cette résignation. Une sensation que je chassai devant la colère nourrie par l'absence de mon père et sa mort, abandonné dans une prison fédérale, un recoin du monde où Dieu ne posait pas le regard. Des larmes de fureur me mouillèrent les yeux quand le vieux dit :

 " Il y a un carnet dans le tiroir de ma table de nuit. Prends-le. Dedans, il y a ma confession. Mais je n'étais pas seul. Ton père, lui aussi, voulait... "

Je n'avais pas vu Charlie revenir des toilettes. Je perçus tout juste le moment où il abattit un manche de pelle sur le crâne de Galloway. Le vieux poussa un cri aigu et glissa de son fauteuil. Du sang se mit à couler entre ses doigts tordus d'arthrite. Un deuxième coup l'assomma.

Charlie me secoua :

 " Faut qu'on bouge, Sean. On va maquiller ça en incendie. "

Il partit dans la cuisine, moi à l'étage. Je trouvai le cahier. Quand je redescendis, il ouvrait les brûleurs de la gazinière. Je dégotai des aérosols dans un placard, je les plaçai dans le micro-ondes et le mis en marche. Le métal commença bientôt à grésiller. La pièce se remplissait de l'odeur du butane :

 " Putain, t'étais où ?

 - À l'étage. Je vérifiais que la maison était vide.

 - Bouge-toi le cul.

 - Charlie, pourquoi tu ramasses le chien ?

 - C'est pour ma gosse. On va quand même pas tuer cette pauvre bête. File-moi le sac de croquettes. "

Nous dévalions la pelouse glissante quand la maison explosa en une boule d'un jaune aveuglant. Charlie s'étala dans l'herbe humide. Le chiot s'échappa, le sac de nourriture se répandit dans la pelouse.

 " Fais chier ! Je me suis ramassé le canon de mon flingue dans les côtes.

 - Amène-toi, Charlie. Faut qu'on dégage avant que les flics débarquent. File-moi les clés. "

Il se releva en gémissant. Des phares encore lointains remontaient dans notre direction. Je démarrai en trombe. Nous quittâmes rapidement la route principale à la vue des gyrophares.

À l'hôtel, j'ai attendu que Charlie s'endorme. Je suis resté un moment à jouer avec la couverture en cuir du carnet. Quels secrets renfermait-il ?

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