Deux heures du matin
Comme à son habitude, Charlie se mit à ronfler à peine la lumière éteinte.
Je gardai allumée la veilleuse au-dessus de mon lit. Dès que la respiration de mon compagnon devint régulière et profonde, j'ouvris le carnet de Nate Galloway. J'y découvris d'abord une photo en noir et blanc de lui et de mon père. Costumes élégants, fumée de cigarette, un Browning pointé nonchalamment en direction de l'objectif. Deux amis joueurs et séducteurs. Au dos du cliché, une annotation griffonnée. " Vallée des cobras, 1982 ".
Dans mon souvenir, elle se situait à l'est du Laos, dans le Triangle d'or. Là où on cultivait le pavot pour l'héroïne la plus pure du marché. À la chute de Frank Lucas, le précurseur, le gang de mon père avait repris le flambeau.
Charlie grommela quelque chose dans son sommeil, je me levai pour m'asseoir à la fenêtre de la chambre. À ma montre, deux heures du matin. Le moment où la nuit était la plus épaisse. L'aube semblait si lointaine, le monde comme arrêté. À cette heure-ci, enfouir ses secrets devenait très facile. Cela paraissait encore plus vrai au fin fond de l'Ohio. Ici, même les agneaux dormaient du sommeil du juste. Une pluie automnale tombait, je la regardai un moment battre le pavé sous le halo orange des réverbères.
Leur lumière crue accrochait la couverture de cuir du carnet. Si je ne l'avais pas su rempli des confidences d'un vieux gangster, d'un traître à la famille, j'aurais pu y voir celui d'un explorateur tel Indiana Jones. Je brûlais de savoir ce qu'il renfermait. En même temps, je craignais les révélations suggérées par Galloway avant de mourir. Parfois, la profondeur de la nuit permettait aussi de déterrer de vieux fantômes. Ma main tremblait légèrement quand j'ouvris le cahier épais :
" Mon nom est Nathaniel Galloway. Quelque chose me pousse à écrire dans ce carnet mais j'ignore quoi. Peut-être une forme de lassitude. Hier, j'ai réglé son compte à Pete Halloran. Personne ne lira jamais ces lignes, pas même Alma, donc autant balancer ce que j'ai sur le cœur. Je connaissais Pete depuis des années et je n'ai pas dormi de la nuit après l'avoir refroidi. Le voilà, l'héritage de Whitey Bulger. Parano et colère qui nous bouffent constamment. J'ai un ulcère. À 38 ans. Connor ne veut plus me parler. Mon propre fils, putain ! Et le FBI nous met la pression. Le boss m'a dit qu'Halloran était un traître, qu'il nous avait vendus en échange de l'abandon des charges sur sa tronche et avec le programme des témoins protégés en récompense. Ce qu'il m'a raconté avant de partir, c'est que Gary est en train de péter un câble et que nous allons tous tomber dans pas longtemps... Il faut que j'en parle avec Sam... "
Ainsi se terminait la première page. Est-ce que ce Sam pouvait être Sam Fogarty, mon père ? Je connaissais leur amitié indéfectible. Du moins jusqu'à la trahison de Galloway.
Combien de temps est-ce que je restais ainsi ? Toute fatigue m'avait fui. Mon esprit bouillait littéralement alors que je venais juste d'ouvrir une porte.
À cet instant, un convoi de tracteurs remonta la nationale. Un étrange spectacle que ce cortège vibrant et pétaradant au milieu de la nuit, au milieu de nulle part.
" Quelle heure il est ? "
La voix de Charlie s'éleva depuis son coin de la chambre plongée dans le noir.
" Presque quatre heures.
- Tu fais quoi debout à cette heure ?
- Rien de particulier.
- C'est la mort de Galloway qui te tracasse ?
- Quelque chose dans le goût, oui.
- Il a eu ce qu'il méritait, si ça peut te rassurer. Et n'oublie pas que c'est à cause de lui que ton père est mort en prison. Uniquement sa faute, Sean. Ressaisis-toi, on a un boulot à finir ici. "
Il finit le verre d'eau qu'il tenait en main. Avant de se rendormir, il râla :
" Putain, je crois que je me suis esquinté quelque chose en tombant dans la pelouse du vieux. Il faudra que je passe à la pharmacie prendre de la pommade. "
Je jouai un moment avec la couverture du carnet. Je m'interrogeai sur les paroles de Charlie. Quelque chose me tracassait mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus. Des réponses m'attendaient peut-être dans les profondeurs des pages de ce livret. À la manière d'un jeu de cartes battu, je tournai rapidement les feuillets.
Glissé dans la reliure de cuir, tout à la fin, je trouvai dans une pochette en carton souple quelque chose de curieux. Un DVD.
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