Le seigneur de ces collines

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Au travers des sacs en jute sur nos têtes et des vitres fumées du van, je ne distinguais à présent plus que les ombres fugitives de la forêt. Une main ferme sur ma nuque m'obligea à garder la tête baissée. À ma gauche, quelqu'un éternua deux fois, peut-être Charlie.

J'avais essayé un moment de compter le temps de route. Dix secondes, virage à droite pour sortir de la contre-allée derrière le motel. Sept et nous tournions à gauche. Trente-quatre et nous franchissions dans un tac-tac rapide et métallique la voie ferrée. Je tentai de continuer ainsi un moment mais un nid-de-poule me fit perdre le fil des minutes. À partir d'ici, la route s'enfonçait dans l'épaisseur des bois et grimpait dans les collines, sinueuse.

Je repensai à notre rencontre avec le shérif au diner. Se pouvait-il que la police soit déjà en train de remonter notre piste et que notre tentative de deal ici soit par conséquent un échec complet ? Est-ce que ce n'était pas notre sort qui se jouait en ce moment même ?

Le passage d'une ornière me fit basculer en avant et la même poigne de fer m'attrapa l'épaule et me redressa :

 " Tout doux, mon gars. Il ne s'agirait pas de te vautrer si près de l'arrivée.

 - Tu veux bien la fermer, Jimmy ? gueula quelqu'un depuis l'avant de la fourgonnette.

 - Fais pas chier, Darius. "

Aux cahots plus nombreux, à la luminosité papillonnante, je compris que nous roulions maintenant dans un chemin de forêt. Quelque part dans la brume des Appalaches.

À un arrêt, j'entendis un échange avec quelqu'un à l'extérieur du van. Je ne saisis pas grand-chose de l'échange avec le garde à l'entrée de la propriété. Le fourgon reprit sa route et attaqua une pente plus raide. Du gravier ricochait sous le plancher de la cabine. Des détails auxquels je n'aurais pas prêté attention en temps normal mais il était surprenant de voir comment le cerveau développait les autres sens quand l'un d'eux manquait.

Le terrain devint plat, Darius arrêta le moteur. La main sur mon épaule glissa jusqu'à mon aisselle :

 " Allez, les gars, on débarque. Vous êtes arrivés. Gaffe en descendant. "

Les cagoules grossières se mouillèrent aussitôt sous la pluie fine. Une voix noire résonna à travers la toile :

 " Suffit, Jimmy. Je pense que nos invités ont assez mariné dans leur jus. Enlève-leur ces capuches.

 - OK, boss. "

Je clignai des yeux quand on nous arracha le sac de la tête. Le gars derrière moi me tendit mon feutre.

Un homme d'une élégance déplacée en ces lieux attendait plus haut sur la pelouse humide. Dans son dos, je reconnus, dans son blouson de cuir sans manches, Trey, son bras droit. Avec qui nous avions ébauché les termes de notre futur partenariat.

 " Leonard Dillon, nous salua-t-il quand nous arrivâmes à sa hauteur. J'espère que vous excuserez notre façon d'agir mais vous savez ce qu'il en est quand on travaille dans notre domaine. "

Avec son costume de flanelle grise et son pork pie couleur chocolat, je l'imaginais davantage en prédicateur du siècle dernier qu'en chef d'un gang de bikers. Si ce n'était l'encre qu'il arborait sur les avants-bras, les manches de sa chemise blanche retroussées malgré le froid humide. Quand il nous serra la main, je remarquai la gueule menaçante d'un chien tatouée sur le dos de la main, les crocs acérés de part et d'autre de son pouce et de son index. Une menace à peine voilée qui tranchait avec l'image de dandy qu'il véhiculait de prime abord.

De la poche de son veston de complet, il tira un briquet pour rallumer sa pipe. Pas un instant, il ne détacha son regard de nous. Il avait des yeux de la même couleur que le granite. Du même éclat dur aussi.

 " Sale temps aujourd'hui. Allons discuter au sec, messieurs. "

En remontant l'allée jusqu'à la maison, Trey légèrement en retrait de son boss, Darius et Jimmy derrière nous, je regardais tout autour de nous. Leonard avait parlé de précautions sur la sécurité mais le brouillard épais empêchait toute possibilité de reconnaître les lieux s'il nous prenait l'envie de venir les braquer. Peut-être avait-il commandé la pluie. Dillon était-il si puissant et influent dans la région au point de se voir conférer l'étiquette d'ange et de démon, comme écrit sur le graffiti des toilettes du diner? Les gens du coin le craignaient-ils ou le respectaient-ils pour ce qu'il versait dans le tronc de l'église ? Probablement un mélange des deux. Un loup dans une peau de mouton.

Leonard nous fit entrer dans une pièce du sous-sol. Une salle de réunion, compris-je. Ou le lieu idéal pour une exécution si tel était leur plan.

 " Trey ! Dis à ces dames de virer leurs culs d'ici et de nous ramener de quoi boire un coup ! "

Puis, se tournant vers nous alors que les jeunes femmes quittaient la pièce :

 " Alors, messieurs, que pouvons-nous vous offrir ? Un café, une bière ? Un p'tit rail ? "

Je me détendis. Un tout petit peu. Nous nous installâmes dans des fauteuils, Jimmy et Darius restèrent près de l'entrée. Charlie souriait, l'air décontracté mais je le savais d'expérience tendu, prêt à bondir.

Leonard lança d'un ton qui se voulait léger :

 " Bon. Maintenant que vous avez buté le vieux Galloway ou Truman si j'en crois sa boîte aux lettres, comment comptez-vous passer sous le radar du shérif Gatineau et du FBI ? "

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