Un camion de cigarettes

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Par son absence, Charlie allait m'offrir le calme nécessaire pour regarder l'enregistrement en noir et blanc.

Je n'avais presque pas vu de photos de mon père depuis sa mort dix ans plus tôt mais, sur l'image neigeuse, je reconnus sans mal sa silhouette. Ses épaules larges comme taillées dans le chêne, son corps mince et musculeux, son visage taillé à coup de serpe sous une épaisse tignasse brune.

Il était menotté à une table d'interrogatoire, ses chaînes étaient si courtes qu'il devait se pencher tout près du plan de métal pour allumer sa cigarette. Dans le grésillement audio, une porte s'ouvrit, une chaise râcla le sol. Un Black s'assit face à mon père. Un agent du FBI à en juger par son costume sombre et le dossier qu'il jeta sur la table. Je dus monter le son de mon casque pour discerner correctement leur échange :

 " Pour la procédure, enregistrement de l'interrogatoire n°2 de Samuel Adams Fogarty en date du dix février deux mille un. Il est actuellement quatorze heures trente-quatre. Curieuse ironie du sort, Mr Fogarty. Vous fumez alors que vous vous êtes fait coffrer pour contrebande de cigarettes entre l'état de New York et le Massachusetts.

 - Vous êtes qui, vous ? questionna mon père de la même voix noire qu'il utilisait quand il m'engueulait.

 - Agent spécial Rufus Thomas. Du département d'enquêtes contre le crime organisé.

 - Vous m'en direz tant.

 - Mr Fogarty, à votre place, j'éviterais de faire la parade comme un coq dans une basse-cour. Le flagrant délit de la police d'État vous met dans un sacré pétrin.

 - Je n'ai rien à dire là-dessus.

 - Vu votre pedigree, je n'en suis pas surpris. Je n'irai donc pas par quatre chemins. Vous en êtes à votre troisième interpellation, Mr Fogarty. Ce qui fait que vous êtes potentiellement sujet à la loi des trois prises.

 - ...

 - Vous pouvez choisir de vous taire, ça m'est égal, Mr Fogarty. En fait, ça m'arrange. Votre choix se limite à deux options. C'est assez simple. Soit vous la bouclez et votre chemin sera comme une succession de petites balises jusqu'à Walpole pour les trente prochaines années. Au minimum. Soit vous coopérez, vous me filez les infos que je veux et je vous offre un joli parachute pour services rendus.

 - Allez vous faire foutre ! répondit mon père d'un ton calme. Trop calme à le connaître.

 - Comme vous voulez, Mr Fogarty. Mais je crois savoir que certains de vos amis de la famille Vanzetti se feraient une joie de vous accueillir là-bas. Il paraît qu'ils ont buté votre ami, Finn Russell, avec une corde à piano. Ça ne doit pas être une mort agréable.

 - Vos intimidations ne marchent pas, agent Thomas.

 - Je vois ça, Mr Fogarty. Mais qu'en serait-il de votre fils aîné ? Hmmm ? Sean, si je ne trompe pas. renchérit l'agent fédéral en ouvrant le dossier sur la table.

 - Allez vous faire foutre ! gronda mon père.

 - Vous vous répétez. D'après le rapport que j'ai sous les yeux, Sean Harris Fogarty a été arrêté puis remis en liberté après le règlement de sa caution il y a deux mois pour vol de voiture. En bande organisée puisqu'il se trouvait avec deux de ses copains quand ils ont fait leur connerie.

 - ...

 - Étant donné qu'il sera majeur d'ici son procès en avril, le juge peut le condamner à une peine dans le bloc adulte à la prison d'État. Walpole, ça craint pour un gamin de dix-huit ans. Surtout s'il est le fils de l'un des caïds irlandais de South Boston.

 - Sean fait ses propres choix.

 - Vous êtes donc un père si lamentable, Mr Fogarty ? "

Le silence tomba dans la pièce. Même à travers l'écran et les années, je sentais la tension entre les deux hommes. Nous avions pour règle de ne jamais tuer de policiers et encore moins d'agents du FBI mais je savais que mon père, en cet instant, aurait pu étrangler le flic sans le moindre scrupule. Moi aussi, je crois.

Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. Étais-je bien l'enjeu de cet échange ? Cet hiver-là ne marquait-il pas comme un point de rupture dans notre famille, l'éclat qui fragmenta le clan Fogarty et altéra de façon définitive les rapports entre mon père et moi ? Je me mis à caresser la fine cicatrice entre mon oreille droite et mon œil, là où mon père m'avait cogné avec sa chevalière. Un geste de rage absolue que je n'avais jamais compris. Jusqu'à aujourd'hui. Et si la branlée reçue à cette époque trouvait son origine dans le chantage exercé par l'agent fédéral ?

Rufus Thomas pianotait sur la table, souriant. Mon père alluma une autre cigarette. Pas besoin d'une image haute définition pour deviner les éclairs dans ses yeux. Puis vint la déflagration d'une bombe contenue dans quelques mots :

 " OK. Vous voulez quoi ?

 - Ah, voilà de sages paroles, Mr Fogarty.

 - Faites pas chier avec vos balivernes, Thomas. répondit mon père en tirant sur sa clope.

 - Voilà le deal : je veux des infos sur le transit d'armes de l'IRA dans le port de Boston et j'oublie à la fois l'histoire du camion que vous conduisiez avant-hier et je travaille de sorte que votre fiston ne se voit pas baisé à vie pour une broutille.

 - Rien que ça ?

 - Je sais que vous, putains d'Irlandais, êtes impliqués dans ces conneries. Et que des armes de l'ancien bloc soviétique circulent dans ce cloaque que vous appelez Southie. Moi, je veux un beau coup de filet.

 - Et une promotion à Washington.

 - Ainsi marche le monde, Mr Fogarty. Vous comme moi, on cherche juste à gravir les échelons.

 - Nous n'avons rien en commun, Thomas.

 - Plus que vous ne l'imaginez. Alors ?

 - C'est d'accord. souffla mon père.

 - Sage décision. "

Des mots murmurés, l'effet d'une explosion. Je repoussai ma chaise, arrachant le casque. Sur l'écran, l'agent Thomas tendit un téléphone à mon père. Il composa un numéro. Je n'étais pas sûr de comprendre ce que je voyais. Penché sur le bureau, je portai un écouteur à mon oreille :

 " ... on, Nate, je peux sortir. Ces cons n'ont rien contre moi. Non, au palais de justice, pas dans leurs locaux. Oui, chez Grady dans trente minutes. OK. "

Mon père raccrocha et balança le téléphone sur la table. Thomas ajouta :

 " Si vous la jouez fine, tout ira bien. Par contre, si vous jouez au con, ce ne sera pas la même limonade comme on dit. Une fuite est si vite arrivée de nos jours, si vous voyez ce que je veux dire.

 - Enfoiré ! lâcha mon père.

 - C'est le jeu, Mr Fogarty. Et vous venez juste de tomber dans ma ligne de mire. "

L'enregistrement se terminait sur la sortie de l'agent fédéral. Je restais un moment devant l'écran à présent noir.

D'après ce que j'avais entendu, Nate Galloway avait joué un rôle dans la trahison de mon père. Car oui, on pouvait parler maintenant de déloyauté concernant Sam Fogarty. Même s'il m'avait vraisemblablement sauvé la vie. Plusieurs questions me brûlaient l'esprit. Qui était au courant ? Et comment ce DVD était arrivé entre les mains de Galloway ? Le vieux que nous avions buté avec Charlie n'avait-il pas joué un double jeu avec mon père ?

Il me fallait un verre. Je planquai le disque au plus profond de mon sac de voyage et descendis au bar de l'hôtel. Sur une estrade, jouait un groupe folk. J'aimais les sonorités que le barbu bedonnant tirait de sa guitare mais mon esprit vagabondant sur de sombres idées n'en retint rien. Charlie, fidèle à ses habitudes, buvait à une table avec deux blondes. Je me dirigeai vers le comptoir.

 " Que puis-je vous servir, monsieur ? s'enquit le serveur.

 - Whisky. Sec. Laisse la bouteille. répondis-je en posant un billet de cent sur le zinc.

 - Monsieur, je suis navré. C'est contraire au réglement.

 - Putain ! Me fais pas chier, ducon ! Prends ces billets et dégage de ma vue ! grognai-je en ajoutant un second billet au premier.

 - Mons...

 - Tout va bien, je m'occupe de mon ami. Mais laissez la bouteille, je vous prie. fit la voix de Charlie dans mon dos.

 - Bon Dieu ! Mais qu'est-ce qui t'arrive, Sean ? Les fantômes sont de sortie ou quoi ? "

Mon monde s'effritait de toutes parts. Charlie était mon ami comme Nate avait été celui de mon père. Mais que valait l'amitié face au poids des règles du clan ? La trahison n'était-elle pas inhérente à notre choix de vie ? En qui pouvais-je avoir confiance ?

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