Légendes de Boston

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Dans la solitude de la chambre d'hôtel où m'avait ramené Charlie après l'esclandre avec le barman, je restais un moment à feuilleter le carnet du vieux Galloway sans parvenir à me plonger dans sa lecture. C'était une nuit où ni les mots ni les impressions ne me pénétraient.

Dans les profondeurs des spires, je tombai sur une photo en noir et blanc. Sous un unique abat-jour, je reconnus mon père assis entre Dom Hartwell et celui que j'appelais alors oncle Nate. Un quatrième homme les accompagnait mais, avec son visage plongé dans l'ombre, je ne pouvais l'identifier.

J'avais grandi au rythme des récits de mon paternel sur sa propre enfance, sur le quartier et notre histoire. Aujourd'hui, j'avais l'impression de m'être construit avec l'illusion que ces hommes étaient les légendes auto-proclamées de South Boston. Par leur goût pour les chemins de traverse, leur mépris des lois et du conformisme.

L'une des anecdotes qu'il avait préféré me raconter pendant ces années concernait l'un de nos aïeux. Comme beaucoup de familles dans le voisinages, les Fogarty trouvaient leurs origines dans les brumes de la lande irlandaise, sur cette terre de bruyères qui a forgé tant le cœur vaillant de ses habitants que les mythes qui ont traversé l'océan avec nous.

Un siècle plus tôt, l'un de mes ancêtres avait embarqué à bord d'un vapeur pour échapper à l'armée anglaise après un attentat dans la campagne de Cork. Pris dans une tempête, son bateau s'était échoué sur une plage du Finistère. Il se réfugia dans une ferme à l'intérieur des terres où il séduisit la fille du paysan. Quand il put à nouveau prendre la mer, il entraîna la jeune femme avec lui. Par cet acte, peut-être que l'ancien Fogarty a semé en nous les graines de l'irrévérence, de l'orgueil mal placé. Déterminisme ou libre arbitre comme le pensent les philosophes.

J'avais entendu des tas d'épisodes du même tonneau. Ils avaient créé chez Charlie, Jax O'Gara et moi une fascination pour nos vieux. Nous les admirions commes les équivalents de Steve McQueen ou de Humphrey Bogart dans la vie réelle. Ils étaient nos héros, nos légendes.

Pourtant, avec nos regards d'enfants, nous ne nous doutions pas du revers de la médaille.

Là où les sociologues qualifiaient Southie de melting pot échantillon du pays, mon père, lui, préférait utiliser l'image d'un vaste chaudron culturel. Où chaque habitant apportait son grain de sel à l'édifice de la communauté, où chacun était respecté quelque soit sa culture, ses croyances ou ses orientations politiques. " Tant qu'il ne fait pas chier les autres et qu'il supporte les Red Sox. " ajoutait systématiquement l'un de ses amis. Il était vrai que le district pouvait s'avérer mouvementé parfois. Et comme tout bouillon, on pouvait s'y brûler. De bien des façons, continuait à m'apprendre la vie en repensant à l'interrogatoire de mon père enregistré sur DVD.

Sur une intuition, je refermai le carnet de Galloway et le cachai sous mes vêtements dans mon sac de voyage. Si quelqu'un avait savonné la planche à mon paternel à l'intérieur du clan, je ne savais plus en qui je pouvais avoir confiance. Peut-être même pas en Charlie. Ou bien je risquais de le mettre en danger en posant les mauvaises questions aux mauvaises personnes. Même Camille, pour nos filles, ne devait rien savoir.

Les monarques connaissent les chutes les plus rudes. Sam Fogarty en avait fait l'expérience. Il avait troqué son costume d'éminence noire de la ville pour le pyjama rouge vif des condamnés à de longues peines de Walpole.

Je me souvenais encore de la dernière fois où j'avais vu mon père là-bas. Un purgatoire où même Dieu ne pose plus le regard. J'avais remonté le chemin depuis le parking sous une pluie battante, un brouillard aux lourdes odeurs salines remontait de l'océan. Un parfum de liberté et d'horizons lointains à rendre fous ceux enfermés ici. Puis les coursives froides au violent éclairage de néons et les innombrables portails de sécurité qui s'ouvraient avec une sonnerie stridente. Mais l'image la plus terrible restait celle de mon père.

Il était un vieillard rongé par le cancer. Sa peau ressemblait à du parchemin, sa voix autrefois forte, parfois noire, n'était plus qu'un souffle chevrotant. Là où brillait autrefois colère et détermination, je ne voyais dans ses yeux que douleur, résignation. Écrasante sensation que de découvrir cet ancien gangster, puissant au point d'en faire trembler agents fédéraux et juges, réduit à l'état de détenu mourant. Horrible vision que celle de ce père jadis aussi craint qu'admiré devenu le fantôme d'un roi déchu. Une ultime lueur dans ce regard bleu fiévreux m'empêcha de pleurer.

Je ne le fis jamais jusqu'à ce soir où des larmes chaudes me coulèrent sur les joues. Dans la solitude de ma chambre, je me laissai envahir par le chagrin. Je m'allongeai sur le lit, un bras en travers du visage. Au milieu des sanglots silencieux, je me fis une promesse.

Je ferai la lumière sur ce qui était arrivé et je ferai payer aux salopards qui avaient fait tomber mon père. Quoi qu'il en coûte.

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