Crossroads

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Je trouvai Charlie à poil avec les deux blondes rencontrées la veille au bar de l'hôtel. Il gueula quand j'ouvris les rideaux en grand :

 " Putain, Sean ! C'est quoi, ce bordel ?

 - Enlève ta sarbacane de la bouche de cette fille et habille-toi. On a de la visite.

 - Quoi ? Qui ?

 - Fergus. Amène-toi. Vous, les pouffiasses, barrez-vous ! " lançai-je en leur tendant un Benjamin Franklin à chacune.

Notre invité surprise demeura impénétrable quand elles s'éloignèrent jusqu'à l'ascenseur. J'aurais pu ne rien deviner de sa colère si ce n'était la veine qui battait à sa tempe. Il nous prenait certainement pour des incompétents ou des inconscients. L'un comme l'autre nous mettaient sur une pente très glissante.

Quand Charlie revint de la douche, Fergus nous asséna d'un ton dénué de toute émotion :

 " Dominic m'envoyait pour vous seconder et s'assurer que vous étiez sur de bons rails. Comme je constate que vous préférez vous occuper avec des prostituées à cent dollars plutôt que de faire profil bas après l'affaire du convoi, je me vois contraint de prendre le relais. À compter de maintenant, je décide de la marche à suivre et vous m'emboîtez le pas sans broncher ni discuter. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? "

Comme si nous avions le choix. Sur ses ordres, nous emballâmes nos affaires. Sur l'heure, nous partions pour Lexington récupérer le camion chez Valens. Je pensai un instant à un traquenard conçu pour nous éliminer. Je portais encore mon Glock mais cela ne prouvait rien. N'avais-je pas moi-même opéré d'une manière identique pendant toutes ces années à œuvrer pour la famille ? À offrir un ultime mirage de sécurité à ceux que nous voulions réduire définitivement au silence. Le souvenir de George Cole me revint en mémoire mais je le chassai de mon esprit. Ce n'était pas le moment de divaguer sur le passé. De notre survie dépendait ma concentration. Au regard sombre de Charlie, je compris que des pensées similaires le traversaient.

  " En route, messieurs. Il se fait déjà tard. Sean, vous conduisez. Charles, sur le siège passager. Plein Sud jusqu'à la route 64 puis tout droit jusqu'à Lexington. Si vous êtes fatigué, dites-le et vous échangerez vos places. Pensez à bien respecter les limitations de vitesse. "

Pendant la route, nous parlâmes très peu. Le cœur n'y était pas. À un moment, sur quelque portion anonyme d'Huntington Road, Fergus sortit son téléphone. J'essayai d'écouter la conversation, l'air de rien :

 " Bonjour, Dominic... Oui, ça va... Hmm ? Non, c'est bon. On est en route... Oui, je l'ai... Non, pas à l'hôtel... Une petite mise au vert plutôt... Hmm... On a toujours ce contact ? Non, le comptable... Sa femme est dans l'immobilier, il me semble... Une planque sûre où nous pourrions laisser le camion quelques jours. Une ferme isolée, ce serait parfait... Oui, tiens-moi au courant... On a du nouveau pour Nathaniel ? C'est confirmé ? Non, pas pour l'instant. Quand est le rendez-vous avec Leonard ? Non, c'est bon, j'aurai trouvé d'ici là... Valens a ce qu'il faut comme matériel ? Dans une heure, si la circulation reste fluide... D'accord... Non, inutile, je te rappellerai quand nous avons fini là-bas... "

Il raccrocha puis se pencha vers moi :

 " Sean, veuillez vous rabattre sur la file de droite. "

D'un geste sec, il cassa son téléphone prépayé en deux et, au premier virage, il baissa la vitre et envoya la carcasse dans les profondeurs de la forêt. Avec Charlie, nous échangeâmes un regard interloqué ; Fergus nageait définitivement dans une autre sphère de prudence que la nôtre. Il était le genre de type à tout calculer et à exécuter sans état d'âme. S'il voulait se débarrasser de nous, il avait vraisemblablement déjà tout prévu.

Le reste du trajet jusqu'à Lexington se passa en silence. À chaque mile parcouru, mon cœur tapait un peu plus fort, ma mâchoire se serrait. Mes pensées ne cessaient d'aller à Camille et à Marisol et Elsa. Charlie n'en menait pas large non plus à mes côtés, il marmonnait à voix basse. Il priait.

Une fois arrivés, Fergus m'indiqua où me garer. Par chance, Valens vint à notre rencontre sur le parking de son entrepôt. Avec deux gars à lui. J'aurais probablement rué dans le tas s'il nous avait invités à l'intérieur mais il ne le proposa pas à mon plus grand soulagement. Un camion de déménagement nous attendait à l'un des docks de chargement, Charlie s'installa derrière le volant. Je repris la voiture, notre intimidant associé à mes côtés. En sortant de la zone industrielle, il me dit d'un ton qui se voulait rassurant :

 " Vous pouvez vous détendre, Sean. Vous reverrez vos filles et votre épouse.

 - Et maintenant, c'est quoi, le plan ? répondis-je le plus naturellement possible.

 - Vous suivez les panneaux pour rejoindre la 75. À une trentaine de miles, il y a une aire d'autoroute. Nous nous y arrêterons pour boire un café. J'appellerai Dominic et j'en saurai plus sur notre rendez-vous avec notre contact.

 - Qui est-ce ?

 - C'est un comptable qui travaille pour notre succursale de Cincinnati. "

Puis il ajouta en tournant son regard terne sur moi :

 " Vous êtes quelqu'un de curieux, Sean. Vous me donnez l'impression de croire encore aux mirages de notre métier. Vous êtes bercé par presque autant d'illusions que l'était votre père. "

J'arrêtai la berline à une intersection. Au-delà des champs couleur de miel, des nuages d'un gris ardoise s'enroulaient sur l'horizon. Dans le soleil couchant, des étourneaux se livraient à une danse folle, sans but apparent. Depuis les révélations apportées par le journal de Nate Galloway, je me sentais comme ces oiseaux dans le vent, tiraillé entre des idées qui me dépassaient. Il y avait une part de vérité dans les mots de Fergus. Jusqu'à aujourd'hui, j'avais suivi la ligne de conduite du clan en conférant à nos actes une certaine noblesse. À travers les deals et les magouilles, je m'étais érigé en parangon anti-conformiste, marchant dans les pas de mon père et de la galerie de personnages dont il était entouré. Toute ma vie, j'avais cru en ces valeurs. Aujourd'hui, elles m'apparaissaient comme autant de chimères vaines et dépassées. Par notre simple existence, ne courions-nous pas à notre propre perte ? J'étais arrivé à la croisée des chemins. L'heure du choix. Continuer de croire en la famille ou choisir une voie de traverse.

Une pluie fine tombait quand nous fîmes une halte dans une station-service. Sous l'averse, les vestiges du blé estival prenaient une triste teinte brune. Fergus s'éloigna de nous pour téléphoner sur un autre prépayé. Il revint quelques minutes plus tard :

 " Si vous avez fini, on y va. "

Le comptable vivait avec sa famille au bord d'un lac. Je me garai dans l'allée de la maison tandis que Charlie vint stopper le camion le long d'un talus.

 " Allez m'attendre là-bas. " nous dit Fergus en désignant une table de camping sur la pelouse. Il remonta jusqu'à la maison. Il faisait froid et humide. Je fermai mon blouson et allumai un cigare. Dans les derniers feux du jour, le lac scintillait d'éclats de plomb et d'anthracite. Un kayakiste retardataire remonta le courant sous nos yeux. Quelques habitations éclairées sur l'autre rive. Un coin tranquille, peut-être assez beau l'été. À la limite de la surface baignée par la lumière de la maison, un écureuil traversa la pelouse en deux bonds. Elsa aurait adoré le voir.

Je n'entendis pas la porte coulissante de la terrasse s'ouvrir. Un jeune garçon de cinq ans apparut à côté de moi :

 " Monsieur, tu travailles avec mon papa ?

 - Oui, mon grand. Je m'appelle Sean.

 - Moi, c'est Ed. Papa, il a une tarentule dans son bureau. Tu veux la voir ? "

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