Le cimetière des éléphants

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L'aube grisait à peine les collines côté levant quand je quittai avec Charlie notre planque au bord du lac.

La veille au soir, le téléphone avait enfin sonné. D'après les informations obtenues par l'épouse de notre comptable, Nate Galloway était hospitalisé à Cincinnati sous le nom d'emprunt qu'il utilisait depuis le début de sa cavale. Il se trouvait sous la surveillance du bureau du shérif. L'approcher était devenu impossible. Quant à l'enquête sur sa tentative d'homicide, elle restait sous la houlette du FBI. En l'occurrence, celle de l'agent spécial Stanley Errico que nous avions croisé quelques jours plus tôt au diner à Marion.

Fergus nous partagea son plan. Presque un tour de magie mais s'il était bien orchestré, il pouvait fonctionner sans casse. À voir selon le talent d'organisation de l'envoyé de Dom et notre capacité à l'appliquer. Avec un peu de chance, nous aurions ramené Galloway à la cabane avant que les flics n'aient remarqué quoi que ce soit. En forçant un peu le trait, la disparition les éloignerait même de la transaction avec les Ghost Dogs. Dans une friperie, je dégotai un survêtement gris foncé. Dans un surplus de l'armée, Charlie acheta deux sweats à capuche noirs et des casquettes de base-ball. La nuit tombée, un contact nous déposa deux paquets.

Pour ne pas attirer l'attention du voisinage, Charlie laissa la voiture descendre la pente en roue libre avant d'allumer le moteur. À cette heure, les petites routes étaient désertes et silencieuses mais sur les axes principaux, nous nous retrouvâmes dans une circulation plus dense. Celle de ce flot humain qui a choisi le droit chemin et les sacrifices inhérents, les réveils avant l'aurore, la tranquilité d'une vie de famille dans une région délaissée par le gouvernement. Méprisée même. Moi aussi, j'avais toujours éprouvé du dédain, au mieux de l'indifférence, pour cette classe ouvrière, ces petites mains anonymes qui se battaient pour ce que l'État voulait bien leur octroyer. Par les récits légendaires de mon père, j'avais voulu devenir un fauve et non un mouton. Mais notre situation était-elle vraiment enviable par rapport à celle de tous ces travailleurs ? J'avais préféré la flamboyance sauvage d'une vie de loup à celle invisible et paisible de la multitude du troupeau. Mais à quel prix ?

Charlie interrompit le fil de mes pensées :

 " C'est quoi le nom du médecin déjà ?

 - Johns. Mais on s'en fout, on ne le rencontrera pas.

 - Tu y crois, à cette stratégie de Fergus ?

 - Il a l'air d'avoir confiance en son idée.

 - Tu ne réponds pas à ma question, Sean.

 - C'est couillu mais ça peut marcher si on l'exécute correctement.

 - Mouais. On aurait dû se contenter de coller une balle dans la tête de Galloway et de rentrer à la planque, si tu veux mon avis.

 - Dans un hosto bondé avec des caméras de partout et des flics qui le surveillent ? Et avec le deal de demain avec Dillon ? T'es pas sérieux, Charlie ?

 - Comme si nous avions notre mot à dire, de toute façon. Il est à quelle heure, le rendez-vous ?

 - À sept heures. "

Charlie me déposa, par souci de discrétion, au coin de la rue pendant que lui allait se garer sur le parking visiteurs avant de me rejoindre dans les vestiaires du personnel. Nous y croisâmes un jeune infirmier qui terminait son service. Sur ses traits, une immense fatigue après ses vingt-quatre heures de garde :

 " Bon courage pour votre journée, les gars. " nous lança-t-il avant de quitter la petite pièce.

Nous enfilâmes nos uniformes blancs et fourrâmes nos vêtements dans un sac de sport. " Pas d'armes. " avait dit Fergus. Pourtant, Charlie portait un Sig Sauer.

 " Qu'est-ce que tu fous avec ça ?

 - C'est juste au cas où.

 - Tu fais chier, mec. Mets-le dans le sac. T'avais un seau sur la tête quand Fergus a évoqué ce point ou quoi ?

 - Et si on se fait serrer ? Et si c'est un putain de piège ?

 - Désolé, Charlie mais aujourd'hui, on joue sans filet. Allez, magne-toi, il faut qu'on soit en place avant l'arrivée de Galloway. "

De plus en plus de monde circulait dans les couloirs. Principalement des soignants, quelques vigiles. À 6h58, je posais notre sac en toile dans le local de l'IRM. À sept heures, nous attendions dans la coursive. Appuyé contre le mur en face de moi, Charlie trépignait. Il jeta un œil à sa montre :

 " Putain ! Ils sont en retard, Sean ! J'aime pas ça !

 - Qu'est-ce que tu fous avec ça au poignet ? Vire ça. Et remonte ton masque sur le nez. " lui soufflai-je.

À l'instant où il allait répondre, le ding de l'ascenseur retentit, suivi immédiatement du chuintement de roues sur le linoléum. Galloway, un bandage sur la tête apparut, en fauteuil roulant, escorté par une infirmière et deux policiers en uniforme. L'un d'eux, un vieux briscard à la moustache épaisse, nous demanda d'un ton chargé d'autorité :

 " C'est vous, les techniciens pour l'IRM ?

 - Oui, monsieur l'agent. C'est Mr Truman ?

 - C'est bien lui. Combien de temps pour l'examen ? "

" Merde ! " me dis-je avant d'ouvrir le dossier que me tendait l'infirmière.

 " Environ une heure. répondis-je en essayant d'avoir l'air sûr de moi. Ne vous faites pas prier si vous voulez faire une pause.

 - Cet homme est sous notre responsabilité, nous ne le quittons pas des yeux.

 - Comme vous voulez mais vous n'êtes pas autorisés à pénétrer dans la salle d'examens. Secret médical, messieurs.

 - On connaît la procédure. On va attendre là. Terry, enlève-lui ces menottes. rétorqua le plus vieux.

 - Moi, je ne suis pas contre un café. " ajouta l'infirmière. Elle s'éloigna dans le couloir sans demander son reste. Les deux adjoints s'assirent sur les inconfortables chaises en plastique disposées là alors que je poussai le fauteuil du vieil homme dans le local. À peine la porte fermée derrière nous, Galloway lança d'une voix blanche.

 " Vous êtes là pour finir ce que vous avez foiré l'autre fois ? dit-il d'un ton froid dénué de toute surprise.

 - Pas cette fois, Mr Galloway. Aujourd'hui, vous venez avec nous. lui répondis-je.

 - Voyez-vous ça. Il suffit que je gueule pour que les flics débarquent en dix secondes. Derrière ça, c’est trente ans au pénitencier qui vous attendent.

 - Essaie et je t'étrangle avant que tu aies eu le temps d'émettre le moindre cri, vieux salopard ! " gronda Charlie en se penchant vers le vieillard.

Pendant un instant, les deux se défièrent du regard. De noires tempêtes roulaient dans leurs yeux, le poing de mon ami d'enfance s'ouvrait et se fermait. J'intervins :

 " Vous pouvez marcher ?

 - Non. J'ai la hanche déboîtée, p'tit malin.

 - OK, on va se démerder autrement. Mettez ça. dis-je en lui tendant la veste de jogging et une casquette aux couleurs des Cincinnati Bengals.

 - T'en aurais pas plutôt une des Patriots ?

 - C'est pas le moment. Habillez-vous.

 - C'est bon, gamin. Pas la peine de jouer aux durs. "

Je me changeai à mon tour puis allai jusqu'à la seconde issue. Ni flics ni vigiles en vue dans cette partie du couloir. Je fis signe à Charlie. Pour l'instant, le plan de Fergus fonctionnait. Pour ajouter un peu à notre mise en scène, je posai notre sac de sport sur les genoux de Galloway. Nous ressemblions à deux fils escortant leur père vers la sortie.

 " Tu es garé où ?

 - Au parking du deuxième étage. Faut prendre l'ascenseur au fond du couloir. "

Au moment où les portes allaient se refermer, un homme en uniforme gris, 9mm à la ceinture passa son bras. Un agent de sécurité entra dans la cabine :

 " Merci. dit-il.

 - De rien. " répondis-je en me raidissant.

Quand le vigile s'appuya sur le garde-main, la crosse de son Glock cogna contre le bois. Il jeta un regard à Galloway qui restait assis sans rien dire puis à Charlie qui lui sourit en retour. Tous mes muscles tendus, prêt à bondir au moindre geste suspect, j'essayais d'avoir l'air détendu et avenant. Pendant ces quelques secondes, mon cœur battit la chamade. Lorsque les battants s'ouvrirent, je lançai :

 " Bonne journée ! "

Puis, à Charlie :

 " Tu vas chercher la voiture ?

 - Ouais.

 - Nom de Dieu, fiston ! Vous faites une sacrée paire de branquignols avec ton pote. rigola Galloway pendant que Collier remontait l'allée piétonne.

 - Fermez-la, Nate.

 - J'ai cru que tu allais te chier dessus, avec ce flic dans l'ascenseur. Pas sûr que ton père aurait été fier de toi.

 - Fermez-la. " répétai-je.

Dans un crissement de pneus, la voiture arriva. J'installai Galloway sur le siège passager avant de m'asseoir sur la banquette arrière. Nous roulâmes en silence jusqu'à un entrepôt désaffecté au sud de la ville. Au-delà des eaux boueuses de l'Ohio River, le Kentucky.

 " Surveille-le, Sean. Je m'occupe du reste.

 - OK.

 - C'est quoi, le plan ? interrogea le vieux.

 - On change les plaques puis direction les collines.

 - Vous n'êtes peut-être pas aussi cons que je croyais. Mais pourquoi ne pas finir le boulot ici, dans ce hangar dégueulasse ?

 - Quelqu'un veut vous parler.

 - Tiens donc. Dom ? Le fantôme de ton père ?

 - Fermez-la, Nate. Ça vaudrait mieux. "

Charlie revint et nous reprîmes la route. La ville derrière nous, les champs et les forêts se succédaient. Étrangement, le vieux était assez calme. Il parlait peu, ce qui n'était pas pour nous déplaire. Au milieu de la matinée, nous venions d'arriver à Oxford sur l'Highway 27 lorsque l'info tomba : Nate Galloway était déclaré en fuite par le bureau du shérif. Notre signalement suivait. Le plan se déroulait exactement selon les prévisions de Fergus.

 " D'après toi, Sean, on a combien de temps avant que les fédéraux commencent à ratisser en dehors de la ville ?

 - Une ou deux heures max. D'abord un périmètre de trente miles. Après, ils élargissent. Les prochaines quarante-huit heures vont être chaudes.

 - Vous avez l'air de savoir ce que vous faites. Bon boulot, les gars.

 - ...

 - On était comme vous, vous savez. Avec Sam et aussi ton père, Charlie. On se prenait pour de vrais caïds, pour les rois de cette putain de jungle qu'est Southie. Le Harper's existe toujours ?

 - Ouais, il est encore debout.

 - C'est toujours Big Byron qui le tient ?

 - Non, c'est son fils.

 - Vu le poids de ce pachyderme à l'époque, je suis même surpris qu'il ait réussi à voir son fils grandir. En parlant d'écosystème, je parie que vous vous prenez pour les prédateurs ultimes du quartier.

 - Où vous voulez en venir ? répondis-je.

 - On se motive... Non, on se justifie en se disant qu'on est un loup, un lion ou un requin. Que ce monde nous a fait tels que nous sommes. Des voyous en marge du groupe.

 - C'est quoi ça, Galloway ? Votre confession ? On se paye une tranche d'auto-apitoiement pendant un match de football ? Vous comptez écrire un bouquin ? Vous voulez devenir criminologue ?

 - Ton père, Sean, disait qu'il n'existe que deux issues pour nous. La tombe ou la taule. Nous ne sommes pas des fauves, les gars. Juste des éléphants qui se dirigent lentement vers leur fin. Et aujourd'hui, j'arrive à destination. Mais ne vous trompez pas, votre tour viendra.

 - Ce sont vos excuses pour avoir balancé nos vieux aux fédéraux ?

 - Sam aussi voulait lâcher le clan, Sean. "

J'explosai. Depuis la banquette arrière, mon poing partit et atteignit Galloway au coin de la mâchoire. Le coup l'envoya contre la portière.

 " Tu lui as baisé la gueule, espèce de vieil enculé ! J'vais te buter ! Arrête la bagnole, Charlie !

 - Tu débloques, Sean ! Arrête tes conneries ! Merde !

 - On dira qu'il a essayé de se barrer.

 - Il est en fauteuil roulant. Qui croira ça ? Putain mais redescends, Sean ! "

Charlie braqua dans un chemin étroit et coupa le moteur. Pendant un instant, il se tut, tapant doucement du pouce le volant, les yeux perdus dans le lointain des bois. À côté de lui, Galloway se massait la joue. Quand il posa le regard sur moi, j'y vis de la déception, de l'amertume. Il m'invita à le suivre. Une fois hors de portée des oreilles du vieillard, il me dit :

 " Sean, je ne sais pas à quoi tu joues...

 - ...

 - Non, ferme-la et écoute. Je t'ai couvert jusque là mais Dom finira par se poser des questions. Cette merde de Galloway ne vaut pas que tu mettes en danger ta famille. Alors ressaisis-toi qu'on puisse rentrer à Boston. Pense à Camille et aux filles. "

De retour à la voiture, Charlie pointa du doigt le vieil homme :

 " Je ne veux plus vous entendre d'ici à notre arrivée. Au moindre mot, je vous enferme dans le coffre. Et rien à branler de votre hanche abîmée. C'est clair ?

 - J'ai compris. "

Je pris le volant, j'avais besoin de m'occuper l'esprit. Une pluie froide et automnale se mit à tomber. Bientôt, les champs et les collines disparurent sous les nuages bas. L'hiver lançait ses premières banderilles.

Dans mon cœur vibraient les mêmes turbulences. J'étais furieux contre Galloway mais surtout, j'avais honte de moi. Je n'avais pas su me contrôler et j'avais craqué. Charlie avait raison. Je devais me reprendre sans tarder. J'avais hérité de mon père cette violence tant physique que psychologique. Ce jour-là, sous cette averse grise, je pris conscience que la colère était comme un trou noir se nourrissant d'énergie mentale, aspirant toutes les émotions pour ne laisser que ruines et cendres. Aucune relation ne résiste à ces assauts. Pire encore, parce que je ne connaissais ni le pardon ni la résilience, aux arches du pont entre le monde et moi, pendaient les dépouilles de tous ceux qui m'avaient causé du tort. Peut-être qu'au-delà de ce ressentiment se cachait autre chose de plus terrible. La peur. De l'échec, de l'abandon, du rejet. Ou bien le vieux Galloway avait lui aussi raison et nous nous réfugions derrière une image de prédateur alors que nous marchions inéluctablement vers le cimetière des éléphants, sans possibilité de changer notre trajectoire.

Après plusieurs heures à louvoyer sur les discrètes petites routes, nous parvînmes enfin à la planque. Je me garai, épuisé, dans l'allée. La pluie avait redoublé, de la brume remontait du lac, se frayait un chemin entre les sapins. Fergus apparut sous la galerie, un Colt Kimber Warrior à la main. Galloway lâcha :

 " Bordel de merde ! Que je sois pendu si ce n'est pas là ce vieux fils de pute de Fergie ! "

Peut-être existait-il une autre route que celle de l'irrémédiable chute.

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