L'esprit de la rue
Entre la nuit tombante et les brumes qui remontaient du lac, le monde se réduisait au brasero où nous brûlions tout ce qui pouvait nous relier à l'enlèvement de Galloway. Sous le vent et la pluie, les flammes dansaient et sifflaient.
Le regard divaguant parmi les braises incandescentes, insensible à la fine averse automnale grâce à la chaleur du foyer, j'étais témoin de la défaite de notre entreprise et peut-être même de notre société.
À notre arrivée une heure plus tôt, Fergus et Galloway étaient tombés dans les bras l'un de l'autre. Comme deux vieux amis heureux de se retrouver après une longue séparation alors que nous savions tous quel sort attendait Nate. Un étrange spectacle que je ne savais comment interpréter. Était-ce juste une marque de respect ? D'amitié ? Des retrouvailles franches, fraternelles ? Une façon de l'apaiser, de détourner son attention ? Ou bien quelque chose se cachait-il au-delà des apparences ? Un lien fort les unissait indéniablement. Le même ciment à mes relations avec Charlie, le clan, le quartier. Quand j'étais enfant, mon père répétait souvent :
" À Southie, c'est la rue qui dicte sa loi. Et elle est simple. Quoique tu puisses voir, tu ne dis rien aux flics. Respecte ce premier enseignement, les autres suivront et tu verras le district comme une cathédrale et non comme une prison. Mais attention, Sean, la rue est une maîtresse jalouse. Trahis-la et tu subiras sa colère. La vie est comme un match de boxe, tu seras frappé durement mais tu te relèveras. Et c'est mon rôle de te l'enseigner. "
Dans cette forêt crépusculaire perdue de l'Ohio, ces codes terrifiants se trouvaient balayés, bien au-delà de l'ébranlement de mes convictions à cause des révélations de ces derniers jours. Ce soir, pour la première fois, je voyais South Boston sans maquillage et c'était aussi déplaisant que le visage sans fard d'une vieille prostituée. Toute ma vie, j'avais soupçonné la face cachée de notre mode de vie sans jamais réussir à le cerner parfaitement. Probablement parce que la peur m'en empêchait. Je me souvenais de cette leçon de mon père par le poids qu'elle représentait, par la violence qu'elle supposait. En gamin apeuré, j'avais suivi cette règle. Et je m'étais empressé de l'inculquer à mon tour à mes filles, de l'imposer à nos partenaires de business ou à ceux qui voulaient entraver notre passage.
Dans ce couchant anthracite de novembre, je comprenais enfin qu'il s'agissait non d'une liberté mais d'un carcan étouffant qui tuait en chaque homme toute velléité autonome. La rue possédait un poids que peu étaient capables de supporter. En cet instant, quelque chose mourut en moi. Dans les reflets enflammés qui dansaient sur les troncs des pins, ma foi s'éteignit pour toujours.
Sous la pluie, mes larmes se cachaient.
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