Mélancolie irlandaise

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La berline noire soulève des volutes ocres de poussière dans lesquelles meurent un espoir et se creusent un gouffre que les années ne combleront jamais.

Mon père se tient assis sur un banc d'Evans Field et me crie de ne pas perdre de vue la balle. Deux hommes en costume noir s'approchent, le ceinturent et l'entraînent avec eux. Dans la lumière rasante du soleil brûlant de juillet, il s'éloigne de moi à toute vitesse. Au milieu du tumulte des particules orangées, je ne distingue bientôt plus le blanc de son maillot de corps à travers la vitre arrière sale. Dans ma gorge, la rage de l'arrachement remonte...

Sous l'impulsion du même hurlement, je me redressai d'un bond. Tout était noir et terriblement silencieux autour de moi, comme dans une tombe. Pendant un moment, je ne reconnus pas où je me trouvais. Puis, à la clarté diffuse qui filtrait à travers la fenêtre, mon esprit s'éclaircit encore marqué par les brumes acides de ce rêve. La planque sur les rives du lac. Dans le lit voisin du mien, Charlie ronflait doucement. Sur la table de nuit, j'attrapai mon téléphone. 4h43.

Le sommeil m'avait fui ; aussi m'habillai-je et sortis sous la galerie. Une Lune tardive dansait derrière les nuages. Sur le lac, voguaient ensemble ombres de goudron et reflets d'argent. Sur la pelouse, scintillait une croûte de givre. Je restais un instant à fouiller du regard les ténèbres. Rien ne bougeait en dehors de la cime des arbres dans le vent hivernal. Dans le lointain inaccessible, quelque part sur ma gauche, un engoulevent lança son étrange trille. Son chant lugubre collait parfaitement avec la mélancolie qui m'envahissait dans un long frisson. Le froid ou le malaise rémanant de mon cauchemar, je ne sus le dire. Je repensai aux mots de Charlie la veille après que nous ayons brûlé les vêtements dans le brasero. Des idées noires, la perte de mes convictions vis-à-vis de la famille se bousculaient en moi quand il m'avait interpellé au sujet de Galloway et de Fergus :

 " Quel genre d'histoires peuvent prendre autant de temps à se raconter ?

 - Aucune idée, Charlie. Ils ne se sont pas vus depuis vingt ans, ils renouent sûrement de vieux liens. Tu sais ce que c'est.

 - Je trouve ça surprenant de la part de Fergus. Je m'attendais à ce qu'il flingue Galloway direct et sans état d'âme.

 - Il a peut-être reçu des consignes qu'on n'a pas.

 - De Dom ?

 - Peut-être.

 - J'aime pas la tournure de cette histoire, Sean. Et si le vieux avait déjà rencardé le FBI ? T'y as réfléchi ?

 - Alors, pourquoi ils ne nous ont pas coffrés à l'hosto ?

 - Parce que nous ne sommes que du menu fretin. Ils visent les gros poissons comme Dom. Galloway a déjà trahi une fois, rien ne l'empêche de recommencer. "

Sur le coup, j'avais nié les théories de Charlie mais là, dans les frimas matinaux de novembre, elles prenaient sens. Cette affaire puait de plus en plus. Et si Fergus et Galloway tramaient effectivement quelque chose, était-ce contre Charlie et moi sur les ordres de Dom ? Ou bien voulaient-ils faire tomber le boss ? Dans un cas comme dans l'autre, nous devenions gênants. Le deal de ce matin avec les bikers pouvait-il sceller notre sort ? Il me fallait un plan, une échappatoire à mettre en place si les choses tournaient mal avec le gang de Dillon. Mais d'abord, je devais mettre ma femme et nos filles à l'abri.

Camille serait furieuse mais elle comprendrait. Je marchai jusqu'au ponton pour ne réveiller personne dans la maison.

 " Sean, c'est toi ? demanda-t-elle d'une voix ensommeillée.

 - Oui, Cam. Rappelle-moi depuis le prépayé qui est dans la table de nuit.

 - Qu'est-ce qui se passe ?

 - Raccroche, je vais t'expliquer. "

Trente secondes plus tard, mon téléphone sonnait :

 " Qu'est-ce qui se passe, Sean ? répéta-t-elle. La surprise, l'inquiétude et l'interruption de sa nuit de sommeil soulignaient son accent portoricain.

 - C'est juste une précaution, Cam mais je veux que tu partes immédiatement avec les filles. lui répondis-je sans cérémonie.

 - Chez ma mère ?

 - Non, surtout pas. Tu te souviens où nous sommes partis en vacances il y a trois ans ?

 - Bien sûr, Sean. C'était...

 - Non, ne prononce pas le nom. Je veux que tu y ailles sans attendre et sans rien dire à personne. Tu m'as compris ?

 - Oui. Mais dis-moi ce qui se passe. Et l'école ?

 - J'appellerai l'école, Cam. C'est juste au cas où il m'arrive quelque chose...

 - Tu me fais peur, Sean.

 - Je suis désolé, mon amour. Dans le garage, il y a un coffre. Je t'envoie la combinaison par Whatsapp. Tu prends tout ce qu'il y a à l'intérieur et tu files là-bas. Si je ne t'ai pas appelée d'ici lundi, tu disparaîs dans la nature.

 - Tu as des ennuis ? Dis-le moi.

 - Non, juste un feeling qui ne me plait pas, Cam. Promets-moi une chose.

 - Quoi ?

 - Tu ne répondras à l'appel de personne d'autre que moi. Pas même de Charlie ou de Dom ni du FBI. Pareil pour les filles. C'est compris ?

 - Oui, c'est compris.

 - Je vous aime.

 - Nous aussi, on t'aime, Sean. "

Je raccrochai avant de voir mes larmes jaillir. Je chassai vite mon chagrin. À la place, je laissai la place à ma vieille colère. Mais cette fois, je la dirigeai vers ceux de mon clan. Dans les ruines de mon engagement, poussaient à présent tels de petits champignons véreux la défaite, la ruine. Viendrait bientôt la chute du clan. C'était maintenant inéluctable. Il me restait peut-être encore le temps de sauver ma propre famille. Tirer ma révérence sans trop de casse avec un peu de chance.

Sur le rivage, l'engoulevent poussa à nouveau son cri déchirant. Dans la maison, la lumière de la cuisine s'éclaira. Une silhouette apparut derrière la vitre. J'envoyai le code à Camille en remontant la pelouse. Sous mes pas, le givre craquait. L'hiver prendrait bientôt le monde dans son étreinte. Restait à en connaître l'issue.

J'entrai dans la cuisine au moment où Fergus allumait la cafetière :

 " Vous ne semblez pas très enjoué, Sean. Un problème ?

 - Non, juste une mauvaise nuit. mentis-je.

 - La mélancolie nous joue parfois des tours. Mais, en bon Irlandais, nous en avons l'habitude et nous savons comment y faire face.

 - Il est un peu tôt pour un verre et une séance de psychanalyse. Vous croyez pas, Fergus ? "

S'il tiqua, il ne le montra pas :

 " Un petit café avant de se préparer pour la rencontre avec les Ghost Dogs ? "

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