L'interrogatoire

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Dans les tréfonds de ces murs gris et froids, rien ne différenciait le jour de la nuit. Je connaissais ce genre d'endroits pour y avoir séjourné plus d'une fois. Le rythme des journées en ces lieux, entre les repas, l'heure de promenade et l'attente interminable m'habitait encore, comme une tension entre les épaules.

Ma cellule sentait le renfermé, la sueur et le désespoir.

L'agent au regard de crotale qui m'accompagnait m'intima :

 " Entrez là-dedans sans faire d'histoires. Faites preuve de discipline et tout ira bien. "

La porte claqua dans mon dos puis il me retira mes menottes à travers le passe-plat. Je restai un moment à soulager la morsure de l'acier sur mes poignets, les yeux rivés sur le lourd battant de métal.

Toute la nuit, je me rejouais la scène de notre arrestation. Une question me hantait, annihilait toute chance de dormir. Je revoyais dans les ombres le visage surpris de Charlie quand les unités du Hostage Rescue Team avaient pointé leurs M4 et leurs Remington 870 sur nous. Celui impénétrable de Fergus. Celui triomphant, presque moqueur de l'agent fédéral que nous avions croisé quelques jours plus tôt dans le diner à Marion, juste avant notre deal avec les bikers. Plus lointain mais encore plus terrible, m'apparaissait ceux de Camille et de mes filles. La peur sauvage de leur avoir adressé la parole pour la dernière fois ce matin même m'envahit. Les avais-je perdues pour toujours ?

Pendant ces longues heures allongé sur le bloc de béton qui faisait office de lit, je cherchais à comprendre comment le FBI avait pu nous coincer sur le parking du roadhouse. Il était assez facile de répondre à cette question. Quelqu'un nous avait balancés. Mais qui ? Ces enfoirés de Ghost Dogs ? Le vieux Galloway ? Seul ou avec la complicité de Fergus et la bénédiction de Dom ? Ou existait-il une autre hypothèse que je n'avais envisagée ?

Isolé comme je l'étais, je ne pouvais qu'échafauder des théories. Deux ressortaient. La première concernait l'attaque du fourgon. Il était impossible de nous identifier de façon certaine. Nous avions choisi le site de l'attaque pour son absence de caméras de sécurité et si nous avions laissé des fibres sur place, elles étaient inexploitables par le bureau du Forensics à cause de toutes les autres substances qui devaient traîner dans le coin. Nos équipements, nos gants avaient brûlé avec le fourgon dans la cabane perdue au fond des bois. Quant à nos armes, elles gisaient par trente mètres au fond du lac. Par contre, Dendry était lié aux bikers et les flics n'avaient certainement eu aucune difficulté pour remonter jusqu'au gang de Dillon. J'étais prêt à parier que l'effusion de sang causée par la fusillade avait attisé la colère des enquêteurs et qu'ils allaient nous mettre toute la pression nécessaire pour nous faire cracher le morceau. Même si, en guise d'alibi, les hommes de Dillon s'étaient ostensiblement montrés à un rassemblement de motards à Dayton à l'heure où nous libérions leur sergeant at arms. La deuxième hypothèse était évidemment notre extraction de Nate Galloway à l'hôpital de Cincinnati. Là, en dépit de mon envie de buter le vieux traître, l'affaire s'était passée sans violence mais les possibilités d'identification étaient bien plus importantes, entre les témoins éventuels et les caméras. Restait à connaître la qualité des images de surveillance tirées de la clinique.

Telles étaient mes conclusions quand un autre agent vint me chercher bien plus tard.

Charlie pouvait-il se trouver derrière l'une des autres portes verrouillées ? Ou subissait-il un interrogatoire serré ? Pouvais-je avoir encore confiance en lui ? Et où étaient Fergus et Galloway ?

L'officier me conduisit dans une salle d'interrogatoire, me menotta à l'anneau coulé dans le béton sous une chaise vissée à même le sol. Pour unique décoration dans cette pièce brute, un miroir sans tain. Et une lucarne par laquelle filtrait une lumière triste et sale. Je restai là, sous l'œil impénétrable de la glace. Quelques jours plus tôt, j'avais visionné une vidéo de mon père interrogé par un agent du FBI et là je me retrouvais à sa place. Pendant un instant, je nous revis tous les deux au pied de Telegraph Hill, revenant de l'épicerie du vieux Willard quand une voiture de patrouille remonta I Street jusqu'à nous. Mon père me souffla :

 " Quoiqu'il arrive, Sean, tu la fermes. Jamais, tu ne parles avec ces enfoirés de flics. Compris ?

 - Oui, p'pa. "

Mes souvenirs sur la suite avaient toujours été flous mais je n'avais jamais oublié ses mots. Et je les avais appliqués durant toute ma vie. Mais le DVD trouvé dans le carnet de Nate Galloway venait rebattre les cartes. Sous la pression des fédéraux, mon père n'avait-il pas collaboré avec eux et ainsi trahi le clan et sa propre parole ?

La porte de la salle d'interrogatoire s'ouvrit sur l'agent responsable de notre arrestation, interrompant le fil de mes pensées. Je le reconnus à sa tête d'ahuri, costume sombre, autre cravate ridicule. Il s'assit à ma table où il posa un dossier et un dictaphone.

 " Nous n'avons pas été présentés, Mr Fogarty.

 - ...

 - Je suis l'agent spécial Stanley Errico de l'unité de lutte contre le crime organisé du bureau fédéral d'investigation de Cincinnati. Je vais maintenant procéder à votre identification administrative selon le protocole en vigueur.

 - ...

 - Vous êtes Sean Harris Fogarty et vous êtes né le vingt-et-un février mille neuf cent quatre-vingt-deux au Massachusetts General Hospital.

 - C'est ça.

 - Vous résidez actuellement au 164, F Street avec votre épouse Camille Rosas DeArnas et vos deux filles, Marisol et Elsa.

 - Mouais.

 - Et, d'après ce que vous avez déclaré il y a quelques jours au shérif Gatineau, vous travaillez pour un concessionnaire motos de Chicago.

 - Oui.

 - Et si vous arrêtiez vos salades, Mr Fogarty ?

 - Vous avez quoi contre nous, agent Errico ? Possession de trois armes à feu ?

 - Quatre en comptant le Colt .45 dans la boîte à gants. Plus soixante-quinze mille dollars dans le sac de sport. Visiblement pour conclure une transaction.

 - Ce ne sont que des présomptions, rien de plus.

 - Oh, ça vaut un peu plus que ça, Mr Fogarty. Mr Truman, ou Galloway si c'est ainsi que vous l'appelez, a été soustrait à la surveillance du bureau du shérif lors de son séjour à l'hôpital de Cincinnati. Plan audacieux, si je peux me permettre. À peine quelques jours après qu'il ait échappé à une tentative de meurtre chez lui. Et, vingt-quatre heures plus tard, on le retrouve en votre compagnie, avec des armes de poing et une grosse somme d'argent. Ça ressemble soit à un deal soit à une fuite la queue entre les jambes. N'importe quel procureur vous collera enlèvement et séquestration. Pensez un peu aux conséquences que ça pourrait avoir, Mr Fogarty.

 - Je n'ai rien à dire à ce sujet.

 - Le contraire m'aurait étonné. Vos alternatives sont pourtant simples. Ou vous coopérez avec nous, vous me donnez les infos que je veux et les charges qui pèsent contre vous seront classées sans suite ou...

 - Ou quoi ?

 - Ou vous en prenez pour trente ans minimum, vu votre casier judiciaire. Voire même la peine capitale si vous tombez sur un juge un peu revêche. Bien sûr, on peut tous vous faire tomber avec la loi Rico. Mais ça, ce n'est que le début de ce qui pourrait peser sur vos épaules, Mr Fogarty.

 - C'est-à-dire ?

 - Pour vous avoir couvert si longtemps, votre femme pourrait être inculpée de complicité. Et vos filles seraient placées dans une famille d'accueil. Et vous savez comme moi que dès qu'on y entre, on est baisés.

 - Espèce d'enfoiré !

 - Réfléchissez, Mr Fogarty. Soyez un meilleur père que ne l'a été votre propre paternel.

 - C'est des conneries tout ça !

 - Libre à vous de le croire. Nous pouvons vous offrir le programme de protection des témoins si vous décidez de collaborer.

 - Il est foireux, votre plan.

 - Mr Fogarty, où est votre famille en ce moment même ?

 - À la maison.

 - Vous mentez, Mr Fogarty. "

Il appuya sur la touche "lecture" de son dictaphone. Un faible grésillement se fit entendre suivi de mon court échange avec Camille. Une pause puis notre deuxième conversation entre mon portable et son prépayé. Pendant que j'écoutais, Errico étala les photos tirées des caméras de surveillance à l'hôpital. Les images grises et granuleuses du couloir de l'IRM étaient de mauvaise qualité mais on devinait le tatouage de Charlie sur son avant-bras. Celles du parking avaient bien plus d'intérêt. J'arrivais même à y lire partiellement la plaque d'immatriculation de notre SUV. Errico reprit :

 " C'est par l'appel que vous avez passé hier matin à l'aube à votre femme que nous avons pu tracer votre position jusqu'au roadhouse. Votre présence à Marion m'a mis la puce à l'oreille. Une question d'instinct. Ensuite, il y a eu l'attaque du transfert de prisonniers. Ce qui soit dit en passant peut aussi vous coûter la réclusion à perpétuité même si le corps d'Alan Dendry n'a toujours pas été retrouvé et je doute qu'il le soit un jour. Puis l'évasion de Galloway. Pas mal mais pas assez malin pour nous échapper. Et ça aussi, ça peut chiffrer dans votre jugement.

 - ...

 - Vous ne dites rien, Mr Fogarty ?

 - Je veux passer mon coup de fil.

 - Bien sûr. Mais je vous conseille d'appeler votre femme parce que si j'en crois la fin de votre discussion, lundi elle se sera envolée avec vos filles.

 - Je vous emmerde !

 - Oh, je vous crois. Vous aimez le cinéma, Mr Fogarty ?

 - C'est quoi le rapport ?

 - Vous avez déjà vu " The thief " de Michael Mann ?

 - Non.

 - Frank, le personnage de James Caan, laisse disparaître sa femme et son fils adoptif dans la nature pour se sortir des griffes de la pègre de Chicago.

 - Oui. Et alors ?

 - Ne faites pas la même erreur, Mr Fogarty. Nous ne sommes pas au cinéma ici. Vous n'avez qu'une famille. Ne la perdez pas pour une connerie de fierté mal placée. conclut-il en se levant.

Penché sur la table, il rassembla ses affaires puis se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il se tourna vers moi :

 " Je suis ce qui se rapproche le plus d'un ami pour vous maintenant. Mais ne tardez pas trop, j'ai fait la même proposition à Mr Collier. Et lui aussi a une fille qu'il aimerait revoir. "

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