Le précepte de Damoclès
Jamais, de toute mon existence, la tonalité du téléphone ne m'avait paru aussi assourdissante qu'en cet instant. Ou était-ce les battements de mon cœur qui en accentuaient l'écho ?
À l'autre bout du fil, on décrocha enfin mais, à la place de l'accent chantant de ma femme, j'entendis la voix fluette d'Elsa, ma fille cadette :
" Allô ? Qui c'est ? "
Une pointe douloureuse se ficha dans ma poitrine. Chargée d'un amour cristallin et d'une ombre de ressentiment. Je fermai les yeux une seconde puis dis :
" C'est Papa, ma puce.
- Oh, Papa ! Tu rentres bientôt ? Pourquoi est-ce qu'on est parties de la maison en pleine nuit ?
- Je rentre aussi vite que possible. Je n'ai pas beaucoup de temps, mon amour, pour tout t'expliquer mais je te promets de le faire quand je vous verrai. Est-ce que Maman est là ?
- Elle est sous la douche. Tu veux que j'aille la chercher ?
- Oui, s'il te plaît. "
Au choc sonore dans mon oreille, je compris qu'Elsa venait de poser le téléphone. Puis, comme répercuté par la voûte sombre d'un long corridor, je l'entendis appeler sa mère.
Pendant les quelques secondes où j'attendis Camille, ignorant le regard inquisiteur de l'agent Errico, une pensée vint m'écraser avec violence. Ou plutôt une vision, un vertige. Je me tenais juste au bord d'un tunnel obscur avec ma famille à l'autre extrémité. Et m'enserrant avec brutalité toute la pression accumulée depuis nos retrouvailles inopinées avec le vieux Galloway. Chaque pierre représentait l'héritage de mon père, les invectives de Dom, le deal foireux avec les Ghost Dogs, les griffes du FBI. Chaque grain rocheux sous mes doigts marquait le stress de toutes ces années. J'avais beau avancer en direction de ma femme et de mes filles, elles s'éloignaient, aussi inaccessibles que dans un mauvais rêve. J'étouffais, je...
" Sean ? C'est toi ?
- C'est moi, Cam.
- Où es-tu ? dit-elle d'un ton qui ne cachait ni sa détresse ni l'urgence de la situation.
- Camille, j'ai absolument besoin que tu m'écoutes.
- Qu'est-ce qui se passe, mi amor ?
- Des hommes vont venir vous chercher et je veux que vous partiez avec eux.
- Je ne comprends pas, Sean. Qui sont ces gens ? Des amis de Boston ?
- Non, le FBI, Cam.
- Quoi ? Qu'est-ce qui se passe, Sean ?
- Je suis retenu captif avec Charlie. Quelque chose a foiré pendant...
- Non, Sean, pas ça !
- Camille, calme-toi. Tout va bien se passer. Écoute-moi, por favor.
- Comment veux-tu que ça se passe bien ?
- J'ai un accord avec les fédéraux. C'est ça ou je... Cam, je veux que tu appelles notre avocat pour lui expliquer ce qui m'arrive.
- Tu veux que j'appelle Reagan ?
- Non, pas Reagan. Frazier. Une fois que c'est fait, tu prépares vos affaires et tu te tiens prête avec les filles. Des agents vont vous emmener dans un lieu sûr. Personne à Southie ne sait où tu es en ce moment et tu ne risques absolument rien. Si tout se passe bien, nous serons sortis de là dans quelques semaines. Moi, je ne ferai rien avant de vous savoir à l'abri.
- J'ai peur, Sean !
- Je sais. Mais je te promets que tout va s'arranger. Appelle Frazier pour qu'elle obtienne ma libération. Tu peux faire ça avant que les fédéraux n'arrivent ?
- Si, Sean. Je peux le faire.
- Parfait. Qu'elle mette le paquet pour rappliquer ici et nous nous verrons bientôt.
- Dis-moi où tu es, Sean et je l'envoie dès que possible. "
Je me tournai vers Errico qui ne perdait pas une miette de la discussion avec ma femme. Tout juste s'il ne salivait pas d'auto-satisfaction :
" Où sommes-nous ?
- Dans cette même prison dont vous avez fait évader Dendry. Drôle de coup du sort, Mr Fogarty. "
Je répétai l'adresse à Camille. Au sourire triomphant d'Errico, je répondis par un regard noir.
" Cam ?
- Oui, Sean ?
- Ça va aller ?
- Je crois.
- Bon. N'oublie jamais que je vous aime toutes les trois. Où est Marisol ?
- Dans sa chambre. Elle ne va pas très fort. Elle a l'âge pour comprendre la gravité des choses.
- Ne lui dis rien pour l'instant. Je le ferai quand je vous verrai. OK ?
- OK.
- Je vous aime. "
Puis je raccrochai. Pendant quelques secondes, je restai là, silencieux. Les jointures de mes doigts étaient blanches à force de serrer le combiné.
" Mr Fogarty, vous feriez mieux de vous détendre un peu. Vous êtes aussi rigide qu'un poteau électrique. lança Errico d'un ton neutre.
- Je vous emmerde.
- Je n'en doute pas. Mais vous avez fait du bon boulot. Vous voulez à boire ? "
Il n'attendit pas ma réponse et me versa un verre d'eau. Que je vidai d'un trait.
" Mr Fogarty, où se trouve votre famille ?
- Dans un chalet au sud de Memphrémagog Lake. Dans le Vermont, à Newport pour être précis.
- Qu'est-ce qu'il y a de particulier là-bas ?
- Rien. Nous y avons passé quelques semaines de vacances et nous avions adoré. C'est tout ? "
Je tentai de renvoyer à l'agent fédéral un regard où rien ne venait se refléter. Face à son haussement d'épaules, je me gardais bien de lui raconter que Dom nous avait envoyés là-bas, avec Charlie et nos familles respectives, après une embrouille avec les Italiens de Back Bay.
" Il ne reste plus qu'à attendre votre avocat pour acter notre affaire et votre libération, il semblerait.
- Mouais.
- Voilà votre première leçon de parachutisme, Mr Fogarty.
- C'est quoi, ce putain de charabia ?
- C'est juste un terme que nous utilisons pour ceux qui travaillent en sous-main. Rien d'offensant.
- Tout sonne comme une insulte avec vous, les fédéraux.
- Exécutez mes ordres, Mr Fogarty, et je vous garantis que nous nous entendrons bien.
- En parlant d'exécution, j'ai plus de chances de me prendre une balle dans la tête au fond d'une ruelle sombre que de réussir à me sortir de là vivant. Et ce juste pour vous avoir parlé.
- Ne vous sous-estimez pas, Mr Fogarty. Les gens comme vous sont habitués à faire profil bas, à louvoyer au milieu de la meute. Votre métier vous l'impose. " dit-il en mimant des guillemets.
" Pauvre connard arrogant. " pensai-je. Il appela les deux gardiens qui attendaient dans le couloir. Ils me conduisirent par les mêmes coursives désertes. Le jaune du crépuscule avait cédé la place au bleu nocturne. Allongé dans la solitude de ma cellule, je ne pouvais m'empêcher de repenser à la peur dans les mots de mon épouse. Je la comprenais, je la partageais. Plus d'une fois, dans les moments de doute, elle avait plongé ses yeux verts dans les miens et m'avait dit :
" Tu es un loup, Sean. Pas un de ces moutons qui vivent dans le giron du troupeau, sous l'œil du berger. Je ne veux pas que tu diriges le royaume car c'est à cause de cette ambition que ton père est tombé. Il faut retenir les erreurs du passé. "
Un garde cria de l'autre côté de la porte d'acier :
" Extinction ! "
Ma cellule plongea dans l'obscurité. Depuis ces ténèbres, un plan émergeait lentement de mon esprit. Phyllis Frazier en représentait la première étape. Il ne me restait plus qu'à l'attendre, Errico avait raison sur ce coup-là.
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