Le dilemme du sablier
Quand Charlie, à l'image de son père, souriait, on avait l'impression de voir la mer d'Irlande de nos aïeux s'illuminer soudain au milieu de la tempête. Ses yeux gris se mettaient alors à briller d'un éclat intérieur terriblement séducteur. Son entrée dans le restaurant en était la démonstration parfaite, mais Je connaissais suffisamment mon ami pour deviner la colère sombre qui sourdait derrière ce masque enjoué. Sous sa barbe tressaillaient les muscles de sa mâchoire serrée, des rides profondes lui barraient le front, mais je remarquai avant tout les lueurs qui dansaient dans son regard telles des étincelles d'électricité noire.
Il nous repéra, glissa un mot à l'oreille de Reagan, l'avocat de la " famille " et tous deux remontèrent l'allée. Pendant ces quelques secondes qui possédaient l'étrange élasticité des moments suspendus, je réfléchis à la tournure que je voulais donner à notre imminente discussion. Pouvais-je toujours faire confiance à Charlie ? Était-il un instrument de Dom ou Reagan l'avait-il manipulé depuis son extraction du Chillicothe Correctional Institution ? Les révélations de Phyllis, le jeu trouble de l'agent Errico m'obligeaient à jouer finement. Sans oublier que je devais également cacher à mon " frère " le deal que j'avais passé avec les fédéraux. Et Charlie pouvait lui aussi pratiquer un double jeu. Allait-il, à me connaître parfaitement, déceler un changement en moi ?
Arrivé à notre hauteur, il demanda à Phyllis sans même la regarder :
" Tu veux bien nous laisser, Frazier ? Sean et moi, nous avons à discuter. Toi aussi, Bob. "
Elle me jeta un coup d'œil, je lui répondis d'un signe de tête. D'une voix qui masquait mal son manque soudain d'assurance, elle dit :
" D'accord, Sean. Je vais m'occuper de ce que tu m'as demandé. "
Charlie prit sa place et me lança, sur un ton de défi :
" Alors, p'tit génie ? Qu'est-ce que tu manigances ?
- Qu'est-ce que tu veux savoir ?
- Comment t'as fait pour sortir si vite ?
- Grâce à Phyllis.
- Pourquoi tu n'as pas contacté Reagan, comme Dom nous le demande ?
- Parce que ce bon vieux Reagan nous lie trop au clan, Charlie.
- Qu'est-ce qu'on a en à foutre, Sean ? gronda-t-il en baissant la voix.
- Réfléchis deux secondes, bordel ! Avec Phyllis dans l'équation, on brouille les pistes. Les fédéraux ne vont plus savoir où donner de la tête. Et c'est du temps précieux qu'on gagne et cet imbécile d'Errico va prendre un sacré retard.
- OK. Mais pour l'heure, on a rien d'autre à faire qu'à rentrer à Southie. Le deal avec les Ghost Dogs est mort et je ne donne pas cher de notre peau devant Dom.
- Chaque chose en son temps, Charlie. Le retour au bercail n'est pas pour tout de suite.
- Putain ! À quoi tu joues, Sean ?
- J'ai encore quelques détails à régler.
- C'est quoi encore, ces conneries ?
- J'ai besoin que tu me suives sur ce coup, Charlie. Si on veut tous les deux revoir nos familles.
- Sans discuter ?
- Sans discuter.
- Et je dis quoi à Reagan ? souffla-t-il.
- Exactement ce qu'il veut entendre.
- Tu n'as pas confiance en lui ?
- Comme je l'expliquais à Phyllis, Reagan sert d'abord sa pomme. Comme il est ton conseiller juridique, tu es libre de lui raconter ce que tu veux. Personnellement, je m'entretiendrai uniquement avec Phyllis.
- Dom ne va pas approuver.
- Dom comprendra.
- Et en attendant que tu trouves les réponses que tu cherches, p'tit génie, on fait quoi ? On se met en vacances ?
- En sommeil, plutôt.
- OK, Sean, mais il va falloir que tu m'expliques où tu veux en venir.
- Pas ici, il y a trop d'oreilles.
- Et pour les fédéraux qui nous filent le train ? " ajouta-t-il en accompagnant sa phrase d'un mouvement du menton au-delà de la baie vitrée du restaurant.
Stationnée de l'autre côté de la rue, une berline noire patientait. Je distinguais à l'intérieur deux silhouettes sombres et surtout les deux antennes radio caractéristiques des voitures du FBI. Je me tournai vers Charlie :
" Ceux-là t'ont suivi ?
- Ouais, depuis la tôle. Et toi ?
- Je n'ai rien remarqué, mais ils sont forcément dans le coin.
- Comment tu as pu ne rien voir, Sean ? répondit-il d'un air soupçonneux.
- Parce que... je sais qu'ils nous filent certainement le train. Je ne m'en inquiète pas. "
Peut-être ne remarqua-t-il pas mon hésitation, mais une lueur sombre de colère ou de méfiance assombrit un instant le regard de Charlie. Du ton le plus assuré dont j'étais capable, je lançai :
" Ne t'inquiète pas, vieux. Quand ce sera nécessaire, nous les sèmerons. Pour l'instant, nous jouons selon leurs règles et nous ne faisons rien qui puisse les énerver.
- Mouais. "
" Et merde ! " pensai-je. Une réflexion fleurit dans mon esprit. Charlie semblait à peu près convaincu par mon discours, mais les prochaines heures promettaient d'être capricieuses. On pense se faire un allié du temps, mais il peut s'avérer plus fourbe qu'un serpent à sonnette et il vient toujours un moment où il nous glisse entre les doigts aussi fuyant qu'un sablier impossible à manœuvrer.
Dehors, la ville entrait dans le profond sommeil de l'hiver.
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