L'art du mensonge
Tandis que le jour déclinait, une fine pluie grise vint cingler la fenêtre de ma chambre. Aux stries qui ruisselaient sur le verre, je la devinais froide et pénétrante. J'étais épuisé, mais le sommeil se refusait à moi. Était-ce le souffle de ma solitude qui m'empêchait de m’endormir ou à cause des mots de Reagan, l'avocat du clan, qui tournaient en boucle dans mon esprit ? Une sentence prononcée avec une certaine délicatesse par le messager de Dom, mais qui venaient implicitement nous menacer.
Dans la semi-lumière du crépuscule, je repensais aux dernières heures et au silence gêné qui s'était installé entre Charlie et moi au restaurant. La serveuse nous avait resservis en café et je m'abandonnais à la contemplation des volutes qui s'échappaient de la tasse quand mon vieil ami avait toussoté :
" De quoi parlait Frazier quand elle a dit s'occuper de tes demandes ?
- Je l'ai chargée de nous trouver un hôtel discret. Et de se renseigner sur l'agent Errico. Plus quelques autres petits trucs.
- OK. Et c'est quoi, ces petits trucs ? " ajouta-t-il après une courte pause.
Je levai le pouce, tendis l'index et le majeur en sa direction et repliai mes deux derniers doigts dans le creux de ma paume. Son regard se rembrunit puis il hocha de la tête.
" Comment tu comptes dégoter des flingues avec les fédéraux sur nos talons ?
- En nous montrant plus malins que ces imbéciles.
- Des fois, Sean, je me demande vraiment de quel bois tu es fait. Mais ça ne répond pas à ma question.
- On a sûrement un ou deux contacts dans le coin.
- Tu penses à qui ? "
Je me contentai de hausser les épaules en guise de réponse. Il étouffa un baillement, se recula sur la banquette, les yeux dans le vague, vers les profondeurs du square. Au comptoir, Phyllis griffonnait dans un carnet en cuir qui me rappelait celui de Nate Galloway, toujours caché dans la planque sur les rives du lac. À sa droite, Bob Reagan discutait au téléphone. Je me dis que Frazier feignait d'écrire et écoutait la conversation de son confrère, surtout s'il était en train de s'entretenir avec Dom à Boston. Dans ce jeu de faux-semblants, d'influences, qui manipulait qui ? Qui maîtrisait le mieux l'art du mensonge ? Et moi au milieu de tout ça ?
Entre le FBI, les Ghost Dogs et Reagan qui agissait comme un espion du boss, j'allais devoir sans cesse regarder par-dessus mon épaule. Au-delà de la méfiance, sur le seuil de la paranoïa. Sans négliger le doute que je décelais dans l'attitude de Charlie.
" On bouge de là ? Je ne refuserais pas quelques heures de sommeil. me lança-t-il, interrompant le fil de mes pensées.
- Bonne idée. " répondis-je avant de me tourner vers Phyllis.
Durant le trajet jusqu'à l'hôtel en bordure de la ville, mon avocate me raconta ce qu'elle avait capté de la conversation téléphonique de Reagan :
" Ce bon vieux Bobby n'a pas laissé transparaître grand-chose, mais je devine sans peine que Dom est furieux.
- C'est-à-dire ?
- La seule phrase intéressante qu'il a dit, c'est qu'il allait vous réunir dans le hall en arrivant et vous faire part de ce que Dom attend de vous. À mon avis, Reagan avait parfaitement conscience que j'écoutais et ne voulait pas trop en divulguer avant de vous avoir parlés.
- OK. Logique, après tout.
- Est-ce que ça va, Sean ? Tu as l'air ailleurs.
- Regarde dans ton rétroviseur.
- Qu'est-ce que je suis supposé voir ?
- La Dodge noire trois voitures plus haut. Et la Chevrolet Caprice sur la voie centrale, deux voitures plus loin encore.
- Le FBI ?
- Évidemment.
- Qu'est-ce qu'on fait ? Parce que je ne pense pas être capable de les semer, Sean.
- Je n'avais pas l'intention de te demander ça, Phyllis. Respecte les limitations de vitesse, on va gentiment les balader.
- Jusqu'à l'hôtel ?
- Oui. Charlie s'est alarmé, mais il était à prévoir qu'ils nous fileraient le train. Faisons comme si de rien n'était et quand viendra le moment de tirer notre révérence, nous les planterons là.
- Ton enthousiasme fait plaisir à voir, Sean.
- Je ne compte pas laisser le pessimisme me contaminer, Phyllis. J'ai déjà suffisamment d'ennuis à gérer sans me retrouver en plus avec un délit de fuite fédéral aux fesses. J'ai un plan.
- Tu as l'air déterminé, oui.
- C'est quoi, cet hôtel que tu as trouvé ?
- Digne d'un film noir. Tu vas adorer. "
Frazier n'avait pas menti. C'était une bâtisse en briques brunes, haute de trois étages, dans un quartier calme. Avec son imposant néon rouge sur le toit, il me rappelait pour une obscure raison le " Million dollar hotel " du film avec Mel Gibson dans une atmosphère sombre digne du " Dark City " d'Alex Proyas.
" Alors, Sean, qu'est-ce que tu en penses ?
- En effet, tu ne racontais pas d'histoires. C'est tranquille, discret et pas trop crade.
- Ce n'est pas peut-être le quartier le plus sympa de Colombus, mais il n'y a ni mendiants ni drogués. C'est principalement résidentiel.
- Ça fera parfaitement l'affaire, Phyllis. Bien joué.
- Et il y a même une sortie discrète sur l'arrière du bâtiment, si besoin.
- Excellent ! "
Elle arrêta sa Lexus devant l'entrée principale de l'immeuble. Reagan gara son SUV juste derrière nous. J'évitai une flaque d'eau pour rejoindre Charlie. Je lui lançai :
" On va s'installer ici en attendant d'y voir plus clair.
- C'est pas génial, mais c'est toujours mieux que ce motel de bord de route à Marion. "
Après avoir récupéré nos clés, Reagan toussota :
" Avant que vous n'alliez vous reposer, j'ai un message à vous transmettre. De la part de Dominic.
- On t'écoute, Bob. invita Charlie.
- Vous m'en voyez désolé, les gars, mais Dominic exige que vous ne le contactiez pas tant que vous avez maille à pâtir avec le FBI. Pas d'appels, pas de messages, rien.
- C'est une blague ?
- Non, Sean. Dominic a été très clair là-dessus. S'il a des consignes à vous faire parvenir, je vous les communiquerai. Pareil dans l'autre sens. Tout passe par moi. Ce n'est pas négociable.
- Dom nous lâche ? demanda Charlie.
- Non, pas du tout. Bien, au contraire. Il se préserve d'éventuelles retombées sur ses affaires à Boston, c'est tout.
- Et qu'attend-il de nous ?
- Que vous vous fassiez discrets, Sean. Que vous collaboriez au mieux avec les autorités. Comme si vous étiez des citoyens ordinaires. Cet hôtel est parfait pour passer inaperçus. Excellent choix, Frazier.
- OK, ça me semble réglo. dit Charlie.
- C'est votre seule carte à jouer, les gars. "
Tandis que l'ascenseur nous menait au troisième étage, je pensai : " Donc tout le monde ment à tout le monde. Mais si cet enfoiré de Dom nous laisse les coudées franches, c'est pas plus mal. C'est toujours un poids en moins sur les épaules. "
Quand je n'y tins plus, je me redressai sur le lit. La nuit était à présent presque totale, la pluie avait redoublé d'intensité. Dans le miroir de la salle de bains, je regardais un long moment mon reflet. Je murmurai à mon adresse :
" Tu joues un jeu dangereux, Sean. Pour toi, pour Camille et les petites. Tu peux raconter des mensonges à qui tu veux, mais pas à ta femme et encore moins à toi-même. Garde toujours à l'esprit que tu es sur le fil d'un rasoir bien aiguisé. Et ne te plante pas comme a pu le faire ton père. "
Je m'aspergeai le visage d'eau froide. Puis j'appelais Camille.
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