Le crépuscule dans l'âme
La nuit remplissait les yeux gris de Charlie d'étincelles noires. S'y jouaient des émotions contradictoires que je ne sus déchiffrer. Était-il furieux après moi, désorienté ou déprimé ? Ou bien dans le secret de la présence de Ron et Stuart à Columbus ? Il était assurément troublé et j'y vis une manière cynique de le lier à mon plan.
Il m'entraîna vers une alcôve du bar de notre hôtel, se laissa tomber dans un épais canapé en cuir. Sous le cône de lumière de l'unique lampe de la pièce, son visage ressemblait à un masque de cire gagné par les ombres. Je m'installai dans le fauteuil assorti face à lui. Sur la table basse qui nous séparait, traînait une bouteille remplie d'un liquide ambré.
" Qu'est-ce que tu nous as dégoté là ?
- Un petit rhum arrangé banane et épices. Tu m'accompagnes ?
- J'aurais préféré un whisky, mais une fois n'est pas coutume. "
Tandis qu'il remplissait nos verres, je demandai :
" De quoi veux-tu qu'on discute, Charlie ?
- Si tu me disais où sont Camille et tes gosses ?
- Chez sa mère, à San Juan.
- Mais bordel ! Qu'est-ce qu'elle fout à Porto Rico ?
- Je vais te demander de parler de ma femme sur un autre ton, Charlie. rétorquai-je d'un ton froid avant de reprendre :
" Vu le bazar qui nous entoure, je lui ai demandée de se mettre à l'abri loin de Southie.
- T'es complètement dingue, Sean ! Comment crois-tu que Dom va interpréter ça ?
- Ça, c'est le cadet de mes soucis. Ouvre les yeux, bon sang ! C'est toute notre organisation qui s'écroule.
- Quoi ? D'où tu sors ces conneries, putain ?
- Question d'intuition, Charlie.
- Ce n'est pas la première fois que nous essuyons une tempête. Notre chute n'est pas encore pour aujourd'hui.
- Où crois-tu que toute cette violence va nous mener ?
- Sur le même chemin que d'habitude. Il nous faut juste un peu de temps pour nous débarrasser de nos ennemis. Après ça, nous reviendrons aussi forts que nos vieux. Peut-être même davantage.
- Je n'en suis pas aussi certain. Rappelle-toi comment nos pères ont fini.
- Je n'ai pas oublié. Putain, Sean ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Je ne te reconnais plus.
- J'en ai peut-être marre de tout ça. Nous ne rajeunissons pas et je n'ai pas envie de passer le reste de mon existence à regarder par-dessus mon épaule. Ni à m'éloigner un peu plus chaque jour de Cam et des petites.
- Tu vires à la parano.
- Ah oui ? Devine qui j'ai vu ce soir pendant ma balade.
- Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Qui ?
- Nos deux potes, Stuart et Ron. Ils me filaient le train. En même temps qu'un agent fédéral.
- Tu déconnes ? "
Le rhum dans son verre dansa dangereusement près du bord quand il se pencha vers moi :
" T'es sûr de ton coup, vieux frère ?
- À cent pour cent. Je les ai bien reconnus. Et Ron avait le bras en écharpe.
- Mais qui les a rencardés sur notre planque ?
- À toi de me le dire, Charlie ?
- Tu insinues que je suis dans le coup ?
- Non. Mais qui, dans notre entourage proche, aurait pu les renseigner ?
- Reagan ? C'est à lui que tu penses ?
- Évidemment.
- Et pourquoi pas Frazier ?
- Non, pas Phyllis. J'ai confiance en elle.
- Ça ne veut pas dire que tu ne peux pas te tromper, Sean.
- En effet, mais en l'occurrence, je sais que j'ai raison.
- Ouais, c'est plus réaliste que ce soit lui plutôt que ton avocate. Que fait-on ?
- Commençons par nous mettre au régime sec. Nous allons avoir besoin de toutes nos capacités pour nous sortir de là. Ensuite, j'ai besoin de récupérer le carnet de Galloway dans la planque au bord du lac.
- Pourquoi faire ?
- Parce qu'il contient quelques réponses. Et peut-être même notre porte de sortie.
- Tu veux te tirer ?
- Écoute, Charlie. Depuis notre échec dans l'élimination de ce vieux salopard de Galloway, j'ai... comme une perte de sensations. J'en viens à me demander si tout ceci vaut vraiment le coup. Si nous ne sommes pas en train de passer à côté du plus important.
- Comme quoi ?
- Nos familles. Regarde. Toi, tu as des terrains, des obligations. Je serais à ta place, Charlie, je chercherai à me tirer avant que ça ne sente particulièrement mauvais. Surtout avec les fédéraux au cul.
- Oui, mais j'aime ce petit frisson, Sean.
- Ne pousse pas trop loin, amigo. Cet enfoiré d'Errico a l'air sacrément pugnace.
- On peut toujours le retourner. Ou le refroidir.
- À notre niveau ? Impensable.
- Laisse-moi te poser une question, Sean.
- Vas-y.
- Est-ce que ce connard t'a proposé un marché ?
- Bien sûr. Mais ça, ça ne remet pas en question ce que nous avons appris depuis toujours à Southie.
- On ne parle pas avec les flics.
- Sinon on finit au fond du fleuve avec un seau de ciment attaché aux pieds. Ou avec une balle de .357 Magnum à l'arrière du crâne sur la plage de la côte.
- Tout juste. Comment tu veux t'y prendre pour récupérer ton carnet ? Sans flingues en plus.
- Premièrement, avant de faire abstinence, ressers-moi un dernier verre de ton rhum. Ensuite, tu vas téléphoner à Lizzie et lui dire de se tirer de Boston. Pendant ce temps-là, je vais emprunter la Lexus de Phyllis. À la première heure, on va s'offrir, juste toi et moi, une petite virée jusqu'à la cabane pour y récupérer le carnet et le fric qui est toujours là-bas. Après ça, on se volatilise.
- À propos de temps, tu crois que nous en aurons suffisamment ?
- Avec un peu de chance, oui. Ça va être serré, mais ce n'est pas notre premier rodéo.
- J'espère que tu ne trompes pas, Sean. Et pour les armes ?
- Un prêteur sur gages ou un revendeur fera l'affaire.
- Nous ne connaissons personne à Columbus.
- C'est pas un problème, ça.
- Tu te souviens de la route à prendre pour rejoindre la baraque ?
- Plus ou moins.
- Génial ! Qu'est-ce qu'on attend alors ?
- Accordons-nous déjà quelques heures de sommeil. Partir au milieu de la nuit serait trop suspect aux yeux de ceux qui nous surveillent. Les flics comme les mecs du clan. Et j'ai méchamment besoin de dormir.
- On ne sait plus à qui faire confiance, hein ? "
Je vidai mon verre d'un trait. Charlie avait raison. À qui pouvais-je me fier ? Dans les heures les plus sombres de la nuit, l'amitié et la loyauté se réduisaient à de fragiles fils de laine.
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