Lumière triste
Dans le froid de l'habitacle de la voiture, je repensais à tous ces kilomètres parcourus avec Charlie depuis notre arrivée dans l'Ohio. En lieu et place d'un deal juteux pour la famille, nous nous voyions offrir un véritable voyage aux confins de la mémoire et de la colère.
Sous le ciel aussi bas qu'écrasant, voltigeaient quelques flocons de neige. Les assauts gris de l'hiver apportaient dans leur escarcelle une ambiance qui me donnait l'impression de me trouver tout au bout du monde. Ceint par le besoin un peu fou de récupérer le carnet de Nate Galloway, n'étais-je pas arrivé à la fin de ma route ? Du moins celle de mon appartenance au clan ? Charlie interrompit le fil de mes pensées :
" Tu ne trouves pas bizarre que nous n'ayons pas trouvé Reagan dans sa chambre ce matin ?
- Un peu, si mais, à moins que Phyllis nous ait trahis, il n'a aucun moyen de savoir où nous sommes.
- T'as vraiment confiance en Frazier ?
- Oui, complètement. Malgré ce que pense Dom d'elle.
- Espérons que tu aies raison, Sean. Il commence à faire sombre. On y va ?
- Attends encore un peu. "
Mon vieil ami avait raison, une lueur d'étrangeté hantait ces dernières heures, l'absence de Bob Reagan à l'hôtel en était l'illustration concrète. À six heures ce matin-là, j'avais toqué à la porte de mon avocate :
" Je dois partir quelques heures avec Charlie.
- Où comptes-tu aller ? " me demanda-t-elle, en se frottant les yeux.
- À la planque, sur le lac.
- Je peux vous y conduire.
- Certainement pas. Et tu n'en parles pas avec Reagan.
- Comment comptes-tu te débarasser des agents du FBI ?
- J'ai un plan. Tu as dit en arrivant ici hier que l'hôtel possédait quelques sorties discrètes.
- En effet.
- Quoi, par exemple ?
- La laverie. Elle est dans un renfoncement du bâtiment. Assez grand pour y planquer une voiture.
- Intéressant, ça. Voilà ce que je vais te demander, Phyllis.
- Effectivement, Sean, un peu de lumière sur tes projets me seraient d'une grande aide.
- Ton téléphone n'est sûrement pas sur écoute, contrairement aux nôtres. Loue pour nous un pick-up ou un SUV. Quelque chose de passe-partout.
- OK. Et après ?
- Charlie et moi, on t'attend devant le quai de la buanderie et on embarque dans ta Lexus, tu nous conduis là-bas et nous nous tirons au nez et à la barbe des fédéraux et des autres gars qui nous filent le train.
- Comment ça, Sean ? Qui d'autre est derrière vous ?
- Des hommes de Dom. Ronan Cobb et Stuart McClure.
- Merde ! Et qu'attends-tu de moi, Sean ?
- Après, tu reprends ta route et tu les balades un moment à travers la ville. Puis tu rentres tranquillement ici. Ça donnera juste l'impression que nous préparons quelque chose.
- Tu fais preuve de la même intelligence et de la même pugnacité que ton père, mais c'est pas un peu gros ? Vous comptez vous allonger sur les banquettes ? Tout ça pour un malheureux carnet ?
- Contente-toi d'obéir, Phyllis. "
Elle avait soupiré, une lueur incertaine dans le regard avant d'ajouter :
- Très bien, accorde-moi une heure. "
Le temps de ramasser quelques affaires, nous avions retrouvé Phyllis derrière l'hôtel, sous la lumière crue d'halogènes qui abrasait les ombres sur nos visages. Je me glissai rapidement sur le siège passager tandis que Collier s'allongeait à l'arrière. Dès la première artère importante, après m'être redressé un peu sur le fauteuil, j'aperçus dans le rétroviseur la Ford Crown Victoria des agents qui nous surveillaient s'insérer à son tour dans la circulation. Mon plan se mettait en marche, comme je l'avais espéré, mais n'en demeurait pas moins fragile. Tout se jouait sur un timing orchestré quasiment à la seconde près. Ce qui, comme l'avait précisé mon avocate, augmentait considérablement les risques. Alors qu'elle s'engageait sur la voie rapide, je lui demandai :
" Est-ce que tu vois une seconde voiture, en plus de celle des flics ?
- Non, rien en vue. Mais je ne suis pas une experte. "
Entre la réceptionniste de l'hôtel qui m'avait prévenu que Reagan était parti tôt ce matin et l'absence de filature, je ne savais que penser. Ou plutôt si, je connaissais parfaitement les émotions qui me traversaient et leurs répercussions. Doutes, méfiance et la peur occupaient tout l'horizon avec pour seules routes empruntables la ruse et la prudence.
Nous roulâmes un moment jusqu'à gagner la périphérie de Columbus. Charlie râla :
" J'ignore si ça fait partie de ton plan, p'tit génie, mais je te signale que les habitations se font plus rares.
- Ce sera d'autant plus facile de berner les fédéraux. Ils seront moins méfiants.
- En tout cas, ils nous collent toujours aux basques. "
Cinq voitures plus haut, je distinguais leur berline gris foncé.
" Phyllis, prends la contre-allée. Une fois passé le stop, tu accélères jusqu'au parking. Prépare-toi, Charlie, nous n'aurons vraiment pas beaucoup de temps.
- T'es définitivement bon à enfermer, Fogarty ! " répondit-il en riant presque.
À l'intersection, Frazier écrasa le champignon et la Lexus bondit en avant. Nous sautâmes presque de la voiture et mon avocate poursuivit sa route. Je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule, mais Charlie me poussa :
" Tu comptes t'attarder ici ? "
Au coin de la rue apparaissait déjà le capot de la Ford sur notre piste. Dans la foulée de mon ami, je remontai vers l'agence de location.
Dix minutes plus tard, nous quittions le parking au volant d'un F-150 bleu foncé. Et personne ne nous emboîta le pas. Charlie sourit :
" On dirait bien que ton scénario fonctionne.
- Cette partie-là, du moins. "
Le temps de trouver une paire de Glock 19 auprès d'un revendeur dans une cité de la ville et nous prenions la route pour les collines de l'oubli. Là-haut, l'hiver étendait sa terrible chape de solitude et plombait nos cœurs de pierres lourdes. Durant notre longue attente, je pressentis que tout se jouait là. À quitte ou double, mais nous étions si proches de la sortie que nous ne pouvions plus reculer. J'apercevais même la lueur du jour au-delà de la lumière triste du jour déclinant.
La journée se passa au rythme d'un promeneur et de son chien. Il ne prêta pas attention à notre tout-terrain garé dans l'allée d'une villa fermée pour la saison morte. Plus tard, un van de livraison blanc descendit jusqu'à la berge, disparut dans les profondeurs des bois puis remonta une vingtaine de minutes plus tard. Seul le trille angoissant d'engoulevents et la bise dans les branchages troublèrent ensuite le silence.
Quand le crépuscule vira au bleu nocturne, je dis à Charlie :
" Vérifie ton arme, mets tes gants. On y va. "
Nous traversâmes la pelouse avec la souplesse d'ombres. Au pied d'un chêne, je ramassai une pierre puis nous nous collâmes le long de la baie vitrée du salon. Toute la maison était plongée dans l'obscurité, comme figée. Au moment où une rafale agita la forêt, je brisai la fenêtre et glissai la main à l'intérieur pour déverrouiller le panneau coulissant. Au verre cassé ne répondit que le sépulcre de la maison. Je murmurai à mon compagnon :
" Fais le guet ici. Je fais vite. "
Le visage gagné par la nuit, il acquiesça en silence. Je suivis le couloir en me repérant grâce aux derniers éclats de lumière. Sur les lits simples où nous avions dormi quelques jours plus tôt, nos sacs étaient toujours là, abandonnés. Je plongeai la main dans le mien, mes doigts à la recherche du carnet du vieux Galloway effleurèrent une surface réconfortante. Du cuir. Je lâchai un soupir de soulagement, l'issue plus proche que jamais.
Au salon, quelque chose bougea en un bruit mat, me tira de ma torpeur. Je remontai en vitesse, mais je ne vis pas la silhouette de Charlie se découper sur la baie vitrée. S'était-il caché à la vue d'une voiture sur la route ?
Je tournai au coin de la cheminée quand un bras se tendit vers une lampe. L'éclat de l'ampoule me brûla un instant les rétines, mais la voix de stentor du bras droit de Leonard Dillon, lança, un Colt Python chambré en .357 braqué sur ma poitrine :
" Vous allez quelque part, Mr. Fogarty ?
- ...
" Enculés de Bostoniens ! Vous êtes allés clairement trop loin ! Lâchez donc votre quincaillerie ou je fais sauter le caisson de votre copain. " cracha Parker alors que deux de ses hommes surgissaient des ténèbres. Un troisième tenait Charlie en respect au bout d'un fusil à canons sciés. Le plus proche de moi me frappa derrière l'oreille. Je tombai et perdis mon Glock.
À genoux sur le parquet, du sang coulant sur mon visage bourdonnant, j'entendis une dernière phrase avant qu'on ne m'éteigne la lumière :
" Pas trop fort. Fergus a demandé de ne pas les tuer tout de suite. "
Annotations
Versions