Walk the line
Ses yeux brillent du bleu de l'océan et sont aussi lumineux que le ciel d'été quand il les pose sur moi. Sans totalement oser le regarder en face, je jalouse ses cheveux bruns en une épaisse tignasse bouclée, moi qui arbore le blond des blés de ma mère. Dans sa moustache et sa barbichette, je remarque pour la première fois quelques fils d'argent. Ses épaules carrées tendent le tissu fin de sa chemise dont les manches retroussées révèlent les muscles de ses avants-bras qui roulent sous sa peau comme autant de câbles électriques.
À l'aube, il entre dans ma chambre :
" Lève-toi, Sean. Toi et moi, on va s'faire un petit voyage.
- Où on va, Papa ?
- J'ai un ami à voir à Somerville. Il a des gamins de ton âge, vous pourrez jouer pendant que je discuterai avec lui. "
La lumière dorée du soleil habille la cuisine d'un voilage fragile. Une multitude d'odeurs se mêlent. Celles des œufs, du bacon grillé, du café, des oranges fraîchement pressées et, plus discret, du bouquet de fleurs sur la table. Il m'invite à table :
" Un petit-déj' de champion pour une longue journée. "
Le repas avalé, nous prenons le bus jusqu'à la station de métro à l'angle de West Brodway et Dorchester Avenue. Pendant le trajet, il pose son regard sur moi :
" Tu te demandes pourquoi nous n'avons pas pris la voiture. Hmmm ?
- Pas vraiment, non.
- Mouais. Tu sais tenir ta langue, c'est très bien. Je constate qu'oncle Nate t'a appris deux-trois trucs durant mon absence.
- Oui.
- Continue comme ça, fiston. Ça t'ouvrira pas mal de portes à Southie.
- D'accord.
- On a pris les transports en commun pour que je puisse voir si j'avais quelques connaissances dans mon sillage. Des gens que je cherche à éviter. Des chieurs de première. Et je t'interdis de leur adresser la parole. Pas même pour les saluer. C'est bien compris, Sean ?
- Oui, Papa. "
Accompagnant ses mots, un éclat sombre s'empare de son regard, pareil à un orage sur la ligne d'horizon. Mais, comme les tempêtes passent, sa mauvaise humeur s'envole alors que nous débouchons du tunnel de Nashua Street. Au loin, j'aperçois les tours du centre-ville. Le reste de la journée m'échappe. Je me rappelle seulement l'appel de mon père alors que le Soleil commence sa course vers le couchant et l'invitation du vieil homme à qui nous rendons visite à aller en cuisine pour récupérer un sac de Perugine et de 'Nduja di Spilinga. Une dame en âge d'être ma grand-mère ajoute une Golfetta et de la Spianata, quelques fruits et un énorme pain, une focaccia toute chaude et moelleuse dans laquelle j'ai envie de mordre.
Une étrange rumeur vint effleurer les contours de ma conscience. Je tentai de la suivre, mais une douleur chaude et bourdonnante me tournait autour du visage. J'essayai de bouger, mais mes mains étaient entravées quelque part au-dessus de moi. Mes pieds touchaient à peine le sol. Et il faisait froid et humide dans cette pièce aveugle. Une voix me parvint, lointaine :
" Je crois qu'il revient à lui. "
Une main me saisit les cheveux et les tira, me forçant à relever la tête :
" Coucou Alice ! On émerge du pays des mirages ?
- Va chier ! grognai-je.
- Ça, c'est pas très gentil. " me répondit la voix qui ne m'était pas inconnue. Une gifle sonore suivit.
" Il est réveillé. Vous pouvez commencer à lui poser vos questions.
- Parfait !
- Alors, Sean, comme ça, vous ne suivez plus la ligne de conduite que vous a inculquée votre père et vous parlez avec le FBI. Vous passez même des deals avec eux, à ce que j'entends.
- Tiens. Salut, Fergus ! Je vous croyais toujours au fond de votre cellule. répondis-je en relevant la tête.
- Vous n'avez pas perdu votre sens de la répartie. Quel accord avez-vous passé avec l'agent Errico ?
- Allez vous faire foutre !
- Une réponse tellement prévisible. Décevante néanmoins de votre part. Je crois toutefois que Stuart connaît quelques astuces pour que vous nous révéliez vos petits secrets honteux.
- Je n'ai rien à dire.
- Votre ami Charles n'a pas eu les réponses que nous escomptions. Vous, ce sera différent, je le sens. Stuart, je vous laisse œuvrer. "
McClure s'avança. Derrière lui, je les reconnus tous. Fergus avec son phrasé si particulier. Ronan et son bras en écharpe. Appuyé sur une table, Trey Parker, le bras droit des Ghost Dogs et deux de ses sbires. Mais, plus terrible, attachée à une chaise, le visage tuméfié par les coups, une masse de cheveux mouillés lui barrant le visage, Phyllis. À la position avachie de son corps, à sa respiration lourde et sifflante, je la devinais évanouie et grièvement blessée.
Stu m'attrapa par les cheveux :
" Tu ne devrais pas t'agiter autant, Fogarty. Répète-nous ce que tu as balancé aux flics et tout sera rapidement terminé pour toi.
- Va...
- Ne commence pas sur ce ton, Fogarty. "
Et son poing vint s'écraser sur mes côtes. Sous la violence du choc, je partis en arrière. Je me balançai un instant sous le tintement des chaînes qui me retenaient. Parker, de sa voix de stentor, lança :
" Darius. Aide-le. Empêche ce con de bouger comme une anguille. "
Quand le biker me prit par les épaules, j'aperçus Charlie suspendu dans la même position que moi. Du sang coulait de son nez, de sa bouche et son torse nu était couvert de vilaines ecchymoses violacées. Les enfoirés n'y étaient pas allés de main morte avec lui et le même sort m'attendait. Stu rit :
" Tu vois ce qu'on a fait de ton pote, Fogarty. Vu le bordel dans lequel tu nous as mis, espèce de lavette, je vais personnellement m'occuper de ton cas.
- Et si t'allais te faire enculer ?
- Oh, tu veux jouer au dur. OK ! "
Une lueur mauvaise gagna son regard, mais il ne cessa de sourire. J'essayai de résister à l'averse de coups. J'ignore combien de temps, mais face à la férocité de mon tortionnaire, je finis par craquer, criant de douleur et de colère, mes larmes mélangées à ma transpiration. Il avait épargné mon visage en dehors de quelques gifles pour me maintenir éveillé. La seule entaille que j'avais aux lèvres ne m'empêchait pas de parler :
" Qu'est-ce que vous voulez savoir, Fergus ? Si je vous ai vendus ?
- Entre autre, Sean.
- Je n'ai rien balancé. Et Charlie non plus. J'ai juste eu le temps de passer un deal avec Errico pour qu'il mette ma famille à l'abri.
- Et que voulait-il en échange ?
- Des infos sur cet enfoiré de Dillon et sur ses affaires avec les narcos.
- C'est tout ? Vraiment tout ?
- Oui, putain ! Oui !
- Rien ne me prouve que vous dites la vérité, Sean. Même si Charles a affirmé à peu près la même chose.
- Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?
- Absolument rien, Sean. Votre réponse est honnête. Je le sens. Toutefois, rien ne me dit que vous n'avez pas préparé cet échange au préalable avec votre ami. Comme je vous l'ai dit, il nous a avoués presque les mêmes fautes. Il me faut tirer tout ça au clair, Sean. Vous en conviendrez.
- Mais bordel ! Je vous le jure !
- Votre parole n'est plus d'évangile pour nous, malheureusement. Je crains que nous ne soyons dans une impasse et vous au bout de votre route. J'en suis navré. "
Le ton à la fois sérieux et sincère dans la voix de Fergus n'était pas un mirage. Avec Charlie, nous allions finir cette course effrénée vers la verité dans cette cave sordide, à tenter de nous accorder sur des aveux impossibles à faire conconder. Une nouvelle volée de coups plut sur nous. Je lâchai tout ce que je savais. Je perdis le fil. Au bout d'un moment horriblement long, le vieux tueur se tourna vers Ron :
" Finissez le travail. Ça suffit, nous n'obtiendrons rien de plus.
- OK, boss. "
Cobb s'avança et braqua un Glock sur moi. Du coin de l'œil, je vis Trey déplier son immense carcasse et poser la main sur le canon du neuf millimètres :
" Pas comme ça.
- Ce n'est pas ce que nous avions décidé, Mr. Parker.
- Je me fous complètement de votre avis, Fergus. Work smarter, not harder.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Qu'ils creusent leur tombe pendant qu'ils le peuvent encore.
- Soit. Et pour elle ? demanda l'homme de Dom d'un geste du menton en direction de Phyllis.
- Elle ne se réveillera plus, vu ce qu'elle a encaissé. Darius va s'en charger. "
Le dénommé Darius leva son revolver vers la tempe de mon avocate et pressa la détente. Je n'eus pas le temps de détourner le regard. Une gerbe de sang et de matière cérébrale grise gicla sur le mur en un horrible bruit mouillé.
" Ne vous inquiétez pas pour les traces. Personne ne vient jusqu'ici et tout aura brûlé avant l'aube.
- Et eux ?
- Eux ? Joe, les pelles. "
Le second homme de main des Ghost Dogs quitta la pièce. Je remarquai près de la porte deux AKS-47. Quand Joe revint, Fergus lança :
" J'en ai assez vu pour aujourd'hui. Mes associés vont superviser la suite, si vous le voulez bien.
- À votre guise. Leonard vous contactera bientôt pour notre échange commercial. Je vais moi-même le prévenir de ce que nous avons appris ce soir. "
Nous fûmes conduits le long d'un sentier juste assez large pour permettre le passage d'un véhicule au sommet d'une butte enténébrée. Quelqu'un accrocha une lampe de chantier dans un arbre, on jeta les pelles à nos pieds. Nul besoin de mots, notre voyage s'arrêtait là. J'ignorais combien de tombes anonymes comptaient ces collines troubles, mais je savais que la prochaine aurore en révélerait trois supplémentaires. À l'instar du personnage dans l'un des romans de James Crumley, je creusai jusqu'à ce que ma sueur redevienne propre. Malgré la fine neige qui tombait, la terre n'était pas gelée, mais boueuse. La fosse m'arrivait à la taille quand Stuart, un Mac-10 à la main, se planta derrière moi :
" Lâche ta pelle, Fogarty. Ce sera suffisant. "
Je posai mon outil sur le bord du trou. Ron Cobb se plaça derrière Charlie, son Glock braqué sur le dos de mon ami. Les rires des deux bikers me parvinrent au-delà de l'éclat de la puissante lampe électrique. Je m'agenouillai dans la fange, attendant la sanction. Mes doigts rendus gourds par le froid rencontrèrent le manche de la pelle. Je m'y accrochai à la recherche d'une ultime chose tangible en ce monde. Stuart se pencha au plus près de moi :
" Sache avant de crever, Fogarty, que je m'occuperai personnellement de ta femme quand nous les retrouverons. Faut dire qu'elle m'a toujours filé la gaule, ta petite latina. "
Je réagis en une fraction de seconde. Je me ruai sur le côté, vers les ombres de la forêt, mon poing se refermant sur le manche de la pelle. Deux détonations trouèrent la nuit, mais elles ne m'étaient pas destinées car je n'entendis rien siffler à mes oreilles. Le temps d'achever ma roulade et je balançai un grand coup du plat du métal sur le visage de Stuart. L'impact me secoua tout le bras et quelque chose craqua nettement quand je le touchai. Il s'écroula en arrière, hurlant de douleur. Derrière lui, Ron tournait son pistolet dans ma direction. Je plongeai sur le côté au moment précis où il tira. Si la première me rata, la seconde me mordit le flanc droit avec une rage folle, creusant dans ma chair une fine ligne ensanglantée. Je n'avais pas lâché mon arme de fortune ; aussi, quand je me redressai, tentai-je de l'atteindre avant qu'il n'ait le temps de me viser correctement. Mais il évita le lent crochet de ma pelle et je ne réussis à atteindre que son Glock. Le neuf millimètres lui échappa et lorsqu'il chercha à le reprendre, j'abattis avec toute la force dont j'étais capable le tranchant de ma pelle sur son poignet. Je m'enfonçai dans ses chairs presque sans effort, il répondit par un beuglement où se mêlaient supplice, consternation et surprise. Il se jeta en arrière, sans sa main. Je ne perdis pas de temps à essayer de comprendre, je le frappai en plein front. Il s'écroula, mort ou inconscient. Je me rappelai à cet instant de la présence des deux hommes de Dillon. Ils devaient observer la scène sans leurs fusils d'assaut car en premier lieu, ils se précipitèrent vers leur van blanc. Celui que nous avions, avec Charlie, aperçu quelques heures plus tôt sur la route devant notre planque. Celui dans lequel, compris-je dans le feu de l'action, ils avaient transporté Phyllis Frazier. Je lançai ma pelle dans l'espoir de les atteindre, mais je ne réussis qu'à toucher un arbre. Je ramassai le Glock et tirai en direction des deux silhouettes. Les balles se perdirent dans la frondaison inatteignable. L'un d'eux gueula :
" Chope ton AK et fume ce connard pendant que je nous sors de là ! "
La portière côté passager s'ouvrit, je vidai mon chargeur sur la vitre. Un étrange gargouillis mouillé me parvint quand je le touchai à la gorge. L'autre au volant démarra et commença à dévaler le chemin étroit en marche arrière. Avec le Mac-10, j'arrosai l'avant de la fourgonnette. Les balles crépitèrent en ricochets scintillants sur la calandre. Le véhicule dérapa jusqu'à la route goudronnée, moi courant et glissant dans son sillage. Je hurlai comme un fou, shooté à l'adrénaline. Sur un léger replat, je m'arrêtai et ajustai avec plus de précision mes tirs, du mieux que me le permettaient mes blessures, mon excitation et la fougue de mon arme. Je réussis à loger toutes mes balles dans le pare-brise côté conducteur. Parvenu à la chaussée, le van tressauta puis s'échoua dans le talus avant de s'immobiliser définitivement là.
Je m'approchai, à peine conscient d'avoir vidé mon chargeur. Le dénommé Joe agonisait, la jugulaire sectionnée. Darius, lui, gisait derrière le volant. Une balle l'avait cueilli en pleine bouche, une autre juste sous l'œil gauche. La mort apposait déjà son voilage funeste sur lui. Je ramassai l'un des deux AKS-47, toutes les munitions que je trouvais et remontai à la recherche de Charlie.
Il n'avait pas eu autant de chance que moi. Quand j'avais attaqué, Ron, par réflexe, lui avait tiré dessus. La première l'avait touché à la mâchoire, mais la seconde s'était logée sous son omoplate. Toutefois, il respirait toujours, mû par une farouche volonté de vivre. Je m'assis, un fusil en travers des genoux, dans la terre à côté de lui, tout juste capable de tenter d'endiguer l'hémorragie de ses plaies et de l'exhorter à tenir bon. Il ne prononça pas un mot, ses yeux se fixèrent sur le ciel brouillé par la neige. Quand les étoiles parurent, il ne bougeait plus.
La torpeur me saisit. Avant de fermer à mon tour les yeux, je murmurai comme une prière à un Dieu auquel je n'avais plus adressé la parole depuis longtemps :
" Que fait-on quand on atteint le bout de la route, mais qu'on est toujours en vie pour en témoigner ? Où que tu te caches, Fergus, je te retrouverai. "
J'emportai comme dernière vision de ce monde les astres scintillaints, rouges et bleus.
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