Un monde blanc
J'errais dans le cocon douillet du Vicodin où la douleur devenue blanche et inoffensive ne m'atteignait pas. Tout mon corps réclamait ce havre de paix, d'oubli absolu. Pourtant, quelque chose m'extirpa de mon refuge de limbes sourdes. Était-ce le bourdonnement rauque de la ventilation, l'insistante morsure du métal sur mon poignet ou la lumière crue d'un néon qui s'infiltrait à travers mes paupières ?
Des murs couleur de craie m'entouraient. À ma droite, une large baie vitrée laissait entrer la lumière gris terne du jour. Par-delà le verre, je distinguais les toits lointains que striaient quelques épars flocons duveteux. Quand je bougeai le bras, une douleur vive me remonta du dos de la main jusqu'au coude et, en tournant avec difficulté la tête dans cette direction, je découvris deux aiguilles plantées sous de la gaze médicale, deux tuyaux couleur crème remontaient jusqu'à deux perfusions derrière mon épaule. À ce moment, je pris conscience des draps en coton qui me couvraient du torse aux pieds. Je grognai, mais ma gorge desséchée n'émit qu'un vague soupir. Une silhouette s'écarta du rebord de la vitre et se pencha vers moi :
" Vous voilà de retour parmi nous, Mr. Fogarty ?
- J'ai soif. " murmurai-je à ce visage inconnu. La voix, elle, m'évoquait quelqu'un sans que je puisse me rappeler qui. Des couleurs vives me sautèrent au visage. Sur un fond marin, des poissons-clowns et des phoques s'ébattaient en rangées ridicules sur une pièce de tissu. Je ne connaissais qu'une personne capable de s'accoutrer de la sorte. L'agent spécial Stanley Errico. Je ne pus m'empêcher de sourire.
" Vous avez l'air en meilleure forme que ne le pensaient les médecins. Qu'est-ce qui vous fait rire ainsi ?
- Votre putain de cravate. Vous avez vraiment le chic pour choisir les plus ringardes. râlai-je.
- Ce n'est pas très sympa, ça. C'est mon fils qui me l'a offerte. répliqua-t-il, piqué.
- Alors vous devriez enseigner à Junior le bon goût et l'élégance. Je peux avoir mon verre d'eau ?
- Une petite plaisanterie, même déplacée, ne nuit jamais à la thérapie.
- De quoi vous parlez ?
- Vous avez passé un sale quart d'heure dans cette forêt, Mr. Fogarty. Et vous nous avez laissé un sacré bazar sur les bras. "
Le verre d'eau était froid entre mes mains, je bus aussi vite que me le permettait ma gorge serrée et les cathéters dans mes veines.
" Allez-y doucement. Votre état est stable, mais vous restez sous observation.
- On est où ? En prison ?
- Non, dans un hôpital de Cincinnati. Vous êtes néanmoins en état d'arrestation.
- Pour quelle raison ?
- Pour les quatre corps que vous avez eu la bonté de nous laisser.
- Légitime défense.
- Pour les deux hommes de Leonard Dillon dans la camionette, je veux bien le croire. Parce que la balistique tend en ce sens. Concernant votre ancien associé, Stuart McClure, c'est par contre une autre paire de manches. Tout porte à croire que vous l'avez abattu alors qu'il gisait à terre. "
Des bribes de cette nuit-là me revenaient en mémoire.
" C'est un peu confus. mentis-je.
- Je veux bien vous croire, Mr. Fogarty, mais ça risque d'être un peu léger pour mes supérieurs.
- Combien de temps je suis resté dans les vapes ?
- Deux jours.
- Nom de Dieu ! Et Charlie ?
- Votre ami n'a malheureusement pas eu votre chance.
- Est-ce... est-ce qu'il est... ? bégayai-je.
- Mort ? Non, il a été opéré la nuit dernière, mais il ne s'est pas encore réveillé.
- C'est grave ?
- Son état est critique, je ne vous le cacherai pas.
- Les toubibs en pensent quoi ?
- Qu'il y a de l'espoir. La balle qui l'a atteint au visage s'est contentée de lui traverser la joue. Celle qui est entrée par son omoplate a causé bien plus de dégats. Elle a ricoché sur les côtes et lui a perforé en deux points le poumon droit. Un plus gros calibre et il ne serait plus de ce monde aujourd'hui.
- Nom de Dieu ! répétai-je avant d'ajouter :
- Je peux le voir ?
- Pas pour l'instant. Et si vous me racontiez votre histoire pour que je puisse écrire mon rapport ?
- Je n'ai rien à vous dire, Errico.
- Je vois que vous restez farouche, Mr. Fogarty, mais n'oubliez pas que je suis à présent votre meilleur ami. Et probablement le seul.
- Mon meilleur ami est entre la vie et la mort dans une chambre voisine. Ne venez pas me casser les couilles avec vos sornettes.
- Dans ce cas, je peux vous laisser vous débrouiller avec mon chef de section. Soyez sûr qu'il sera plus intransigeant que moi.
- ...
- Dernière chance, Mr. Fogarty.
- Est-ce que ma femme sait ce qui m'est arrivé ?
- Oui, elle a veillé toute la nuit sur vous.
- Où est-elle ?
- Partie retrouver vos filles. Sous bonne escorte, rassurez-vous.
- Je veux la voir.
- Évidemment. Toutefois, je tiens d'abord à recueillir votre témoignage.
- Vous aussi, vous êtes dur en affaires, Errico.
- Il faut bien ça pour que des gars dans votre genre accepte de parler. "
Je lui racontai l'interrogatoire musclé que nous avions subi avec Charlie dans la cabane perdue au fond des bois. J'abordai également les tombes creusées dans la nuit, l'étrange sensation des armes braquées sur nous. Je gardai seulement pour moi l'humiliation d'avoir craqué sous leurs coups et d'avoir craché le morceau. Il m'épargna du moindre commentaire, mais je voyais à son regard qu'il savait ma couverture grillée. Il joua un instant avec sa cravate bariolée puis lâcha presque sur le ton de la confidence :
" Vous revenez de loin, Mr. Fogarty. Il n'y a qu'un point qui m'interroge.
- Lequel ?
- Comment, après tous les coups que vous avez reçus, avez-vous trouvé la force pour éliminer quatre hommes ? Armés de surcroît.
- J'ai littéralement vrillé quand Stuart... quand McClure a menacé de s'en prendre à Camille.
- Alors que vous la savez sous notre protection ?
- Rien ne me prouve la probité de votre service, Errico.
- C'est-à-dire ? me répondit-il, soudain froid.
- Dom Hartwell m'a confié lors de l'un de nos derniers échanges qu'il avait un contact parmi les agents du bureau de Colombus.
- Quoi ? C'est une plaisanterie, Mr. Fogarty ?
- J'ai l'air d'un putain de clown, à votre avis ? Vous nous avez mis sur écoute. Épluchez nos retranscriptions.
- Vous avez un nom ?
- Non. Mon boss est du genre à garder jalousement ses petits secrets s'il n'estime pas que l'info nous est utile.
- Je vois.
- Faites venir ma femme.
- Quoi ?
- Je veux voir Camille et mes filles.
- Dans votre état ?
- Rien à foutre de vos opinions.
- Comme vous voulez. Mr. Fogarty, vous êtes probablement l'homme le plus en colère que j'ai jamais rencontré.
- Et ?
- Alors, vous avez peut-être une chance de vous en tirer. J'attends cependant votre pleine coopération.
- Qu'est-ce que ça signifie ?
- Donnez-moi vos réseaux et faites tomber tout ce beau monde devant un tribunal. Pas de vendetta, Mr. Fogarty, ni aucune autre action violente dont vous pourriez avoir l'idée.
- Donc, je deviens une balance. Comme le vieux Galloway.
- Ça vous éviterait de sérieux ennuis avec le district attorney.
- J'ai besoin de réfléchir.
- Bien sûr. Mais, vu la pression que me met mon supérieur, vous n'avez pas la semaine. Quarante-huit heures tout au plus.
- Appelez ma femme. Je veux également voir Charlie.
- OK. "
Errico ramassa son imperméable sur le dossier d'un fauteuil et quitta ma chambre. Avant que la porte ne se refermât, je le vis échanger avec les deux policiers en faction devant ma chambre. Dehors, la neige tombait plus drue à présent. Les flocons venaient mourir en silence contre le carreau froid. Dans mon corps, l'effet des analgésiques s'estompait, mes côtes et mon visage devenaient sensibles, pas encore douloureux, mais la souffrance me rattraperait bientôt. Pour l'instant, je profitais de ces minutes de répit pour repenser à l'offre de l'agent fédéral. Devenir un informateur pour les fédéraux, un peu à la manière de Frank Lucas ou plonger avec mes anciens complices, ceux-là même qui avaient essayé de m'éliminer quelques nuits auparavant.
" Tu parles d'un choix. " murmurai-je aux murs blancs qui me renvoyèrent ma terrible solitude. Dom, Fergus et les Ghost Dogs voulaient ma mort. Stanley Errico avait raison. Il était désormais mon seul allié, maintenant que Phyllis Frazier était morte et que Charlie ne s'était pas encore réveillé de son passage au bloc opératoire. À cet instant, un sentiment de honte me submergea. Mon vieil ami avait subi le même sort que moi dans ce réduit humide et obscur, lui aussi avait creusé une tombe dans les collines troubles. Il avait reçu deux balles là où j'avais survécu en me battant tout au bout du désespoir. Nos anciens associés et les bikers avaient voulu le tuer lui aussi parce que Charlie, contrairement à ce que j'avais cru, ne m'avait pas trahi.
Quand mes larmes perlèrent au coin de mes yeux, je cachais mon visage dans mon bras.
Annotations
Versions