Dans le viseur de la Mafia

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Le blizzard avait annoncé par les services météo s'abattit avec rage sur l'Ohio un peu avant trois heures du matin. Les vitres de ma chambre constellées de flocons denses tremblaient sous les rafales violentes de vent. Derrière ma fenêtre, je distinguais les halos orangés des lampadaires danser dans la tourmente et au-delà, le néant chaotique. De temps en temps, une ambulance remontait l'avenue devant l'hôpital, tous gyrophares allumés et durant un bref instant, la nuit s'habillait de leurs timides éclats rouges et bleus. Les mêmes que ceux qui étaient venus nous chercher, Charlie et moi, sur cette colline anonyme de la Rust Belt. Là où nous avions survécu à une tentative de meurtre et où j'avais tué trois hommes, dont un de nos associés. Dans mon dos, la porte s'ouvrit en un discret chuintement caoutchouteux :

 " La prochaine fois, je vous serai reconnaissant de ne pas m'appeler en pleine nuit. Encore moins au milieu d'une grosse tempête.

 - Il n'y aura pas de prochaine fois, Errico. Je vous donne Leonard Dillon et ses putains de Ghost Dogs et vous vous arrangez pour que j'intègre le programme de protection des témoins avec ma famille.

 - C'est assez étrange, mais on dirait là encore que la privation de liberté vous est bénéfique, Mr. Fogarty. Tout comme lorsque vous étiez enfermé au Chillicothe Correctional Institution.

 - C'est surtout vous qui en profitez, Errico. Vous la voulez, ma déposition ou non ?

 - Rien ne me ferait plus plaisir, Mr. Fogarty. " répondit-il en enlevant son manteau couvert de neige. Son visage giflé par le froid, sous l'effet du chauffage du bâtiment, virait au rouge écarlate. Comme s'il était venu jusqu'ici en courant. S'époussetant les cheveux de la poudreuse, il ajouta :

 " Deux de mes hommes vont se joindre à nous. Ils se sont arrêtés à la cafétéria nous prendre du café. Parce que je sens que cette nuit va être longue.

 - Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse que deux copains à vous se joignent à nous ?

 - Rien, certainement. Mais je tenais à m'entretenir avec vous avant que de commencer.

 - Pourquoi ça ?

 - Pour quelle raison acceptez-vous de collaborer avec nous, Mr. Fogarty ? J'ai comme un doute sur le chemin que vous décidez d'emprunter tout à coup.

 - Je n'ai pas vraiment le choix si je veux assurer un avenir convenable à ma famille. Et surtout si je veux passer ce temps-là avec elles. Il me semble que vous avez été assez clair sur ce point, Errico.

 - En effet, mais je n'aurais jamais pensé qu'un gars aussi bien placé que vous dans la hiérarchie de la mafia irlandaise infléchirait sa course aussi facilement. Jusqu'à renier quarante ans de parcours.

 - Je ne sais pas si vous avez vu les infos, mais mon boss a essayé de m'éliminer.

 - C'est donc la vengeance qui vous anime ? Ou un sentiment d'injustice ?

 - Non. Non, putain ! Je me fous royalement de vos opinions à mon égard, Errico, mais comprenez que j'ai poursuivi certains fantômes trop longtemps. Aujourd'hui, plutôt que de chasser le passé, je voudrais m'offrir un avenir. Avec Camille et mes filles.

 - Quels fantômes, Mr. Fogarty ?

 - Si vous daignez écouter ma confession, vous le saurez. Toutefois, évitez de me juger. "

Il se carra dans le fauteuil, ses yeux errèrent un moment sur un point au-delà de mon épaule. Le silence qui tomba entre nous avait la pesanteur d'un volcan sur le point d'entrer en éruption. Une tension née de non-dits, de manque de confiance louvoyait entre nous. Lui se méfiait des truands comme moi ; de mon côté, les leçons de mon père, toujours enseignées avec violence, m'empêchaient de m'ouvrir complètement à lui. Tout simplement car il était flic. Et, à ses yeux, que valait ma parole ?

La porte de ma chambre s'ouvrit sur hommes en costumes et manteaux noirs. Tous deux plus jeunes que mon interlocuteur. L'un d'eux portait un magnétophone. À leur entrée, Errico se leva et les présenta :

 " Mr. Fogarty, voici les agents Alvarez et Blodgett. Ils vont, comme je vous l'ai indiqué, me seconder lors de votre entretien. Les gars, installez-vous. Mr. Fogarty, vous êtes prêt ?

 - Je le suis, mais je voudrais que vous m'accordiez une faveur.

 - Laquelle ?

 - Que vous mettiez la famille de Charlie à l'abri également.

 - Mr. Fogarty, je suis navré de vous l'apprendre, mais à l'heure actuelle, nous n'avons aucune idée de l'endroit où Elizabeth Collier et sa fille peuvent bien se trouver.

 - Vous déconnez ?

 - Malheureusement, non. Je pensais que vous étiez au courant.

 - Comment j'aurais pu savoir ?

 - Par l'intermédiaire de votre femme.

 - Camille ne sait rien. Pas plus que l'agent en faction à qui j'ai posé la question.

 - J'en suis aussi désolé que vous, Mr. Fogarty. Écoutez, des agents du Bureau de Boston se sont rendus à leur domicile. La maison était vide. Vous n'avez aucune info sur un quelconque lieu de repli prévu en cas de coup dur ?

 - Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elles n'ont pas été kidnappées par Hartwell ?

 - La maison était clean, Sean. Nous avons envoyé une équipe scientifique. Même si les hommes de votre boss avaient scrupuleusement nettoyé derrière eux, nous aurions retrouvé des traces. Là, rien. Rien ne vous vient à l'esprit ? "

Mon cerveau tentait de rassembler les pièces du puzzle, mais la peur et l'incertitude me brouillaient l'esprit. Finalement, je lâchai :

 " Il y a trois ans Dom nous a envoyés, avec Charlie et nos familles, nous mettre au vert dans un chalet sur les rives du Lac Memphrémagog.

 - C'est où, ça ?

 - Dans le Vermont.

 - Je vois. Un petit coin paisible pour se faire oublier un temps.

 - C'est ça. Si, d'après votre théorie, Lizzie a pris la fuite, c'est une possibilité à ne pas négliger.

 - Pourquoi là-bas spécifiquement, Mr. Fogarty ?

 - Charlie n'a aucune famille en dehors de Boston et Lizzie, qui est fille unique, a perdu ses parents il y dix ans.

 - OK. Nous allons bien voir, mais je suis quand même mitigé sur cette question.

 - C'est vous qui voyez, Errico.

 - En effet. On continue ? "

À cet instant, dans un éclair de lucidité, je pris conscience de la facilité de la parole. Je m'étais tu, sous les invectives de mon père et du clan, durant toute mon existence. J'avais gardé en moi de bien sombres secrets et nombre d'actes violents tout aussi odieux. Jusqu'à ce que l'exécution programmée du vieux Nate Galloway tourne au fiasco et que je me retrouve incapable de presser la détente ce soir de novembre, mû que j'étais par un désir de savoir. Ou était-ce la soupière qui était pleine et sur le point d'exploser ? Livrer une info badine n'avait rien eu de difficile. Peut-être que le reste...

 " Mr. Fogarty, ça va ? m'interrompit Errico.

 - Je peux avoir un verre d'eau ?

 - Bien sûr. S'il vous plaît, Alvarez ? "

Je bus d'une traite le gobelet en plastique que le jeune agent me tendit. Puis je balançai tout, de notre venue dans l'Ohio en vue de conclure un deal pour plusieurs cargaisons d'amphétamines avec les Ghost Dogs jusqu'à notre arrestation à l'arrière du roadhouse. Quand j'eus fini, Stanley Errico fronça les sourcils :

 " Castor Road, vous avez dit ?

 - Oui. C'est le gars derrière le volant du fourgon qui a prononcé ce nom.

 - Et ensuite, vous vous êtes perdus dans les collines jusqu'à un petit chemin dans la forêt. Et vous avez ensuite débarqué sur une propriété sur les hauteurs, au-dessus des arbres.

 - Exactement. Pourquoi ?

 - Parce que je n'aime pas du tout ce que ça implique, Mr. Fogarty.

 - Je ne comprends pas.

 - Je ne devrais pas vous le dévoiler, mais ce que vous affirmez contredit parfaitement les propos du shérif de Marion.

 - Comment ça ?

 - Cet enfoiré de Gatineau nous a orienté à l'opposé de la ville. Là où ces foutus bikers possédaient plusieurs lopins de terre.

 - Et vous l'avez cru ?

 - Faites pas chier, Mr. Fogarty ! Quelle merde !

 - C'est votre chef de section qui va être ravi. riai-je.

 - Ça suffit pour ce soir. Demain, à tête reposée, vous me livrerez le reste de votre histoire. Et ne venez pas jouer au plus malin avec moi. "

D'un air agacé qui m'amusait, il se leva, enfila son manteau et se tourna vers ses subalternes :

 " Vous deux, vous restez et vous surveillez notre invité. Je veux la retranscription de notre entretien sur mon bureau demain à la première heure. Moi, je vais voir si nous pouvons organiser une descente du côté de Castor Road dès que possible.

 - Par ce temps, monsieur ?

 - Je la mènerai même s'il faut que je sollicite le HRT de Washington pour ça. "

Il nous planta là, sous le regard circonspect des deux agents. La fatigue me rattrapa. Dans la solitude de ma chambre, une image d'une netteté prodigieuse s'imposa à mon esprit. Je déambulai dans un couloir sombre. Une lumière bleutée s'infiltrait par des vitres poussiéreuses et j'avançai de lucarne en lucarne, incertain de ma destination. Les meneaux en croix se projetaient sur le mur. Dans ma rêverie, je savais qu'à l'instant où je me trouverais exactement au centre de la cible, un coup de feu claquerait dans la nuit. Je me réveillai en sursaut avec cette certitude : avec le raid du FBI sur les terres des Ghost Dogs, je me retrouvais dans les viseurs de Leonard Dillon et de Dom Hartwell.

La guerre était ouverte.

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