Prologue
La reine pressa le doigt le long de la bordure de son assiette. Un sourire fendait son visage et ses yeux pétillaient. Elle venait d’offrir à son roi et à son royaume trois filles à la chevelure de sang. Mais si la reine était joyeuse, le roi était euphorique. Il volait de table en table, un verre de vin à la main, riant, souriant. Du haut de son trône, la reine observait son mari virevolter et éclabousser les nappes de gouttes vermillon.
Les seigneurs attablés n’étaient pas avares en compliments. Chacun commentait la beauté des fillettes, s’émerveillait devant leur chevelure rubis et leur déposait des présents avec lesquels elles ne joueraient sûrement jamais.
D’une pression sur les jambes, la reine se leva. Le raclement de la chaise sur le sol intima le silence. Les convives se turent et tournèrent leur regard vers leur régente. Les premières fois qu’elle avait dû s’exprimer en public la panique l'avait gagné. Mais c’est d’un ton calme et posé qu’elle s’adressa à son peuple :
-Je vous remercie tous, en tant que mère et reine, pour vos présents et votre présence.
Des applaudissements s’élevèrent. Elle se contenta de sourire attendant que le silence revienne.
-Voici trois mois que j’ai offert ma chair et mon sang au royaume de La Reigaa. Trois mois où j’ai pu voir grandir mes enfants mais maintenant, il est temps qu’elles deviennent vôtres.
Tel était le devoir d’une Reine : ses filles n’étaient plus seulement à elle mais au royaume entier. Plusieurs Ases s’avancèrent vers le berceau. La première tendit le bras vers les petites. Une des triplés leva la main pour happer son doigt. La vieille ne put réprimer un sourire.
-Je vois un destin glorieux pour vos filles, ma Reine.
Malgré son âge, sa voix avait l’accent chantant des contrées des Sud.
-Laquelle gouvernera ? Intervint le roi d’une voix fébrile.
-Toutes.
Un murmure s’éleva. Il ne pouvait y avoir qu’une seule reine. Et lorsqu’une femme succédait à une autre, la première ne pouvait avoir que goûté au baiser glacé de la mort.
-Oui, confirma la vieille.
Le roi blêmit, la tête de la reine tournait.
-Une âme divisée en trois, chacune avec ses talents. Ensemble, leurs trois corps deviendront une âme. Ensemble, elles gouverneront.
Le cœur de la reine battait à la chamade. Un destin si glorieux pour ses filles ! Elle n’aurait pu espérer mieux. Son mari semblait reprendre des couleurs.
-Elles sont nées à l’heure la plus noire. Elles écarteront les ténèbres pour laisser passer les rayons du soleil. Ensemble, elles donneront un souffle nouveau à La Reigaa.
La mère jubilait, le père trempa le bout des lèvres dans le verre et croisa le regard de sa femme. En cet instant, il n’était plus roi et reine mais deux parents aimants dont les enfants étaient promis à un destin hors du commun.
La vieille s’écarta du berceau en chancelant, les jambes flageolantes, soutenue par une de ses comparses. Une Ase vêtue d’une robe d’eau se pencha pour observer les triplés. Une des filles, la plus hardie tendit la main. Ses petits doigts potelés effleurèrent l’index gracile de la femme. Un rire cristallin lui échappa.
-A cette petite, je lui offre le don de gagner tous ses combats. Elle excellera dans l’art de la guerre, maniera toute les armes et sera invincible.
La reine resta muette. Un tel don n’avait aucune utilité pour une femme ! Elle ne pourrait mener une armée, commander une garde… Mais le roi était aux anges. La deuxième créature à la chevelure d’ambre et à la robe orange s’approcha. Elle observa soigneusement les petites et choisit la plus chétive, la plus frêle.
-Je lui offre le don d’exceller dans toutes les formes d’art. Elle chantera comme un rossignol, dansera comme les fées des eaux, jouera des instruments comme les fées de la forêt, peindra comme les fées des couleurs. Elle envoutera chaque sujet de La Reigaa.
Cette fois, la reine sourit. Voilà un don qui lui plaisait, elle trouverait assurément un mari avec toutes ces qualités.
Une dernière Ase, au visage dur et au regard froid, se détacha du groupe. Aussi belle que dangereuse, chacun de ses mouvements trahissait sa puissance et son pouvoir.
-A la dernière, j’offre le don de l’esprit. Pour être reine il lui faudra être fin stratège, être aussi rusée qu’un renard, aussi vive qu’un serpent. Elle maniera la politique aussi bien que ses sœurs manieront les armes et les arts.
Alors que l'Ase effleurait le front de sa fille, le sang de la reine se glaça dans ses veines. Pourtant lorsqu’elle toucha sa paume, sa peau était aussi chaude que de la lave en fusion. Son regard capta celui de son mari, lui aussi ressentait cet étrange froid qui engourdissait ses membres.
Un grincement résonna dans la pièce et les portes s’ouvrirent. Une sorcière noire se tenait en contre-jour. Sa robe était si longue qu’elle dissimulait ses chevilles, si bien qu’elle semblait flotter. Sa figure n'etait ni belle ni repoussante mais un quelque chose dans son aura attirait les regards.
Oh non, songea la reine.
Elle s’arrêta devant les Ases, les jugea l’une après l’autre.
-Je n’ai pas reçu d’invitation pour le baptême de mes nièces. Il faut croire que vos écuyers se sont perdus avant de trouver l’orée de ma forêt. Mais ne vous inquiétez pas : la nouvelle est de tout de même parvenue à mes oreilles.
Tous les convives se tenaient immobiles, à peine si leur torse se soulevaient. Le temps semblait ralenti. Seul le gazouillement d’une des filles perturba le silence et attira l’attention de la sorcière.
-Ma nièce demande à me voir. Puis-je tout de même leur accorder un don ?
Une main invisible s’était enroulée autour de la gorge de la reine. L’étau se resserra dangereusement autour de son cou. Elle n’eut d’autre choix que de glapir un « oui ».
-Merci.
Un rictus déforma son visage et alors qu’elle s’approchait de ses filles, la reine tenta de s’échapper de l’étreinte de la sorcière. Elle agita son index.
-Tut tut tut, chantonna-t-elle, puis reportant son attention sur les petites : A vous, mes très chères petites. Grâce – ou plutôt à cause - de la sottise de vos parents, je vous condamne à la mort. A l’aube de votre vingt-sixième anniversaire, vous mourrez toutes les trois.
Soudain, la Reine put à nouveau inspirer. Elle tomba à la renverse en suffoquant. Une fois que l’air se fut frayé un chemin vers ses poumons, elle hurla. D’un hurlement si puissant, si destructeur. Un hurlement que seule une mère pouvait avoir.
-S’il-vous-plaît, sanglota-t-elle. Epargnez mes filles. Punissez-moi, prenez ma vie, mais épargnez mes filles.
Un sourire carnassier étira les lèvres de la sorcière.
-Non, c’est la malédiction que j’ai choisie.
Elle claqua des doigts et dans un tourbillon de brume opaque, disparut. La reine tomba à genoux, les larmes maculant ses joues.
Mes filles. Deux fois maudites.
-Attendez !
C’était une petite voix fluette qui venait de s’élever. La voix d’une enfant, pas plus âgée d’une dizaine d’années. Les Ases s’écartèrent sur son passage, telle une mer se déchirant pour dévoiler son sein. Ses cheveux retombaient par vagues sur ses épaules, ses yeux scintillaient tels des diamants. Elle s’approcha du berceau des fillettes.
-Non ! Vociféra la reine en se relevant. Plus personne ne s’approchera de mes filles.
Elle cracha ses mots mais la gamine n’y prit pas garde, balayant d’un geste les paroles de la reine.
-Je n’ai pas la puissance nécessaire pour effacer le sort mais je peux le modifier.
-Comment ? Intervint la reine en se précipitant vers ses triplés.
Les larmes embuaient sa vision mais même une barrière de flammes n’aurait pu l’arrêter. Des mèches échappées de sa coiffure dansèrent devant ses yeux. La fée tendit les mains au-dessus du berceau. Une grimace déforma son visage.
Le roi la rejoignit, enlaça sa taille dans un vain mouvement de réconfort. D’un geste, elle s’échappa de son étreinte, serra le berceau en bois si bien que ses phalanges blanchirent.
-Sauvez-les, s’il-vous-plaît.
La fée acquiesça et ses doigts tendus tremblèrent avant de se crisper. Elle ramena ses poings contre sa poitrine avant d’esquisser une révérence.
-J’ai modifié le sort. Au lieu de mourir, vous filles devront dormir cent ans à l’aube de leur vingt-sixième anniversaire.
-Dormir ? Durant cent ans ?
-C’est l’unique chose que je puisse faire pour les sauver d’une mort certaine.
Une grimace déforma les joues de la reine.
-Qu’ai-je fait pour mériter ça ?
Mais le roi ne prêta aucune attention aux gémissements de sa femme.
-Que voulez-vous pour récompense ? De l’or ? Demanda-t-il.
-De l’or ? Cracha la reine en s’appuyant contre le berceau pour protéger ses enfants. A cause d’elle, nos filles devront dormir pendant cent ans !
-Grâce à elle nos filles vont vivre, cingla le roi. Baisse-toi et remercie celle qui leur a sauvé la vie.
Son ton était impérieux, froid. Il n’aimait pas que sa femme le contredise en public. Elle s’exécuta non sans un regard assassin.
-Veuillez m’excusez. Dites-nous votre prix et nous vous l’accorderons.
-Je ne veux rien d’autre qu’assister à la fin de cette histoire.
**
-Nous ne devrions pas leur en parler.
La reine regarda son reflet dans la glace et glissa le peigne doré serti de rubis dans sa chevelure rouge. Dans le miroir, elle vit son mari ôter sa chemise.
-Cette révélation détruirait leur enfance, elle ne penserait qu’au jour où elles… Dormiront.
Prononcer ce mot avait une saveur glacé. Elle était certaine que le goût serait le même si c’était le mot "mort" qui s’était formé dans sa bouche.
Son mari enlaça sa nuque gracile de ses longs bras et colla son visage au sien. Il avait toujours été bel homme et c’était pour lui que la reine avait maudit ses filles.
Ses mains glissèrent sur ses joues et d’une légère pression sur la nuque la força à le regarder.
-Sais-tu à quel point je t’aime, toi et nos filles ?
-Tu t’es épris d’un animal.
-Peut-être. Mais c’est la plus ravissante des femmes qui se tient devant moi ce soir.
Oui, cette alchimiste avait modelé une chair convenable, de celles qui pousseraient les hommes à se damner pour posseder un tel trésor. La reine secoua la tête alors que les lèvres de son mari se posèrent sur ses tempes. Le contact de sa peau la fit frémir.
-Seulement une semaine par mois.
-Peu m’importe. Je t’aimerai sous n’importe quelle forme.
Elle pressa sa joue contre ses lèvres tout en observant leur reflet enlacé.
-Te souviens-tu de jour où nos filles sont nées ?
-Comment aurai-je pu oublier ? Je tenais trois louveteaux gémissant entre mes bras.
-Et le lendemain, elles étaient humaines.
-Aussi louves que leur mère, aussi humaines que leur père.
Telle était la malédiction de la reine. Née louve, elle était devenue humaine une semaine par mois par les caprices d’une sorcière. Lors d’une chasse, le roi l’avait trouvé endormie sur un tapis de feuilles et en était tombé éperdument amoureux. Ni même lorsqu’elle lui donna trois louveteaux.
-Je ne veux pas que nos filles le sachent. Elles auront fort à faire d’une malédiction.
-Si tels sont vos désirs, ma Reine…
-Oui, tels sont mes désirs.
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