Chapitre 1

10 minutes de lecture

Les rayons du soleil nimbant les vitraux d’or. Le crépitement des flammes embrasant les torches. Les diamants étincelant du lustre, le murmure des seigneurs sur leur passage. Le frottement du velours contre sa gorge. La douce caresse de ses cheveux dans sa nuque. Les trois couronnes d’argent sur le coussin rouge. Freya voulait imprimer tous ces détails dans son esprit, ne jamais oublier ce jour où on la nommerait Reine. Même si elle ne les voyait, elle savait ses sœurs à ses côtés mais moins par le claquement de leur chausses que par instinct. Elles avaient toujours été trois : à leur naissance comme à leur mort. Ensemble.

Maleïka, au centre, irradiait de puissance. Chacun de ses mouvements inspirait le respect. Cilanna, la douce Cilanna, était douceur là où Freya n’était que force guerrière. Différentes mais unies. C’est ce que répéta le Roi son père alors qu’elles gravissaient les marches menant au pouvoir.

-Freya mon ainée, l’appela le roi. (Elle s’avança et acquiesça d’un geste militaire). Grâce à ton don, tu t’es hissée à la tête de mes armées, là où aucune femme n’a un jour eu sa place. En temps de guerre comme en temps de paix, tu protégeras le royaume de la Reigaa.

Elle ferma les yeux alors que son père posait la couronne sur sa tête.

Le vent cinglant emporta avec lui les souvenirs de Freya. La pluie tambourinait sur son visage alors que ses yeux perçaient la brume qui recouvrait la vallée. Tel un fantôme, elle se mouvait paresseusement autour du tronc des arbres et si l’on tendait l’oreille l’on pouvait entendre les voies plaintives des damnés.

L’ennemi approche.

Elle sentait la terre qui souffrait alors qu’elle se faisait marteler par des milliers de pieds et de sabots.

-Reste ici, Aggo, ordonna-t-elle alors qu’il se levait pour la suivre. Fais-moi savoir s’il y a du mouvement.

L’homme acquiesça avant de se recoucher, son armure en milieu d’après-midi scintillante, le soir couverte de traces de boue. Freya porta son poids sur ses talons et se dandina derrière les buissons pour rejoindre le gros de ses forces dissimulé dans la forêt. Si certains préféraient ne faire qu’un avec la terre, d’autres imitaient les oiseaux à se percher ainsi sur les branches. Freya avait beau plisser les yeux, aucune étincelle n’attira son attention.

Parfait, songea-t-elle. S’ils sont invisibles à mes yeux, ils le seront aussi à l'armee de Shagal.

-Salakiel, appela-t-elle.

Si sa voix n’était qu’un chuchotement, Salakiel n’en n’émergea pas moins de sa cachette. Les feuilles frémirent sur le passage de l'homme ours et lorsqu’il inclina le buste devant sa Reine, il avait toujours trois têtes de plus qu’elle. C'était une bête monstrueuse, mi-animale mi humaine. Elle se deplacait sur ses deux pattes arrieres, arborait des jambes aux muscles gros et ronds et des avants-bras couverts de poils. Sa tête hesitait entre l'ours et le crâne globuleux d'un homme.

-Combien de temps pouvez-vous tenir ?

-Aussi longtemps que l’exigera la Reine. Une nuit, deux jours, une semaine.

-Ma Reine, chuchota Aggo. Ils émergent de la brume pour se déverser sur la plaine telle une vague gigantesque.

Elle pivota vers Salakiel.

-Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

L'homme-ours lui offrit un signe de tête avant de disparaître dans les sous-bois, aussi silencieux qu’un fantôme malgré ses énormes pieds. Lorsque Freya se retourna, Aggo s’était évaporé.

Je les ai bien formés, fut son unique pensée alors qu’elle regagnait son poste près du guetteur : en première ligne. Freya coula un regard vers ses guerriers embourbés. Même un œil expérimenté était incapable de discerner leur corps de la boue, mais la jeune femme savait précisément ou chacun se trouvait, selon ses forces et ses faiblesses. Les plus chétifs, dont les guerriers de Glace et des Forêtd étaient dans les arbres, les plus massifs, les hommes-animaux, à terre. Chacun avait son rôle, son expérience à apporter à la robuste chaîne qu’était devenue l’armée de la Reigaa.

Au loin, la vague gonflait et engloutissait les arbres dans une masse noire. Les hommes étaient silencieux mais Freya discernait l’éclat argenté de leurs épées et leurs cous délicates bientôt rompus. Elle espérait que le nombre de morts dans l'armée de Shagal excéderaient de loin celui de son armée. Jamais encore elle n’avait perdu de batailles ni de guerres. Elle s’en fit le serment : ce n’est pas aujourd’hui que la défaite sera mienne.

A mesure qu'ils approchaient, la vague ralentissait sa course et ne reprenait qu’au claquement des fouets.

Méthode dangereuse et inefficace.

Elle avait beau être Reine, elle n’était pas un bourreau. Le peuple devait être avec elle et non contre elle. Première leçon apprise, première leçon oubliée.

Encore un peu.

Freya se tapit contre le sol, à découvert. Sa côte de maille ainsi que son pantalon était embourbés mais ses yeux avaient l’éclat dur et glacial des diamants. L’armée ennemie s’approchait dangereusement. Ils courraient, l’épée au poing avec des cris menaçants mais avec le cruel doute de la peur dans leurs yeux. Ils savaient qu’ils étaient cachés là, dans les fourrés et les ajoncs mais préféraient tourner la tête vers l’horizon, emporter l’image d’un ciel étoilé plutôt que l’éclat de l’acier.

-Ma Reine, chuchota Aggo, nous devrions…

-Non. Laisse-les s’abattre sur nous.

La peur, elle la sentait. Autant la guerrière que la louve. Mais si l’animal s’en délectait, elle agaçait l’humaine. Pourquoi envoyer des avortons au combat ? Pour le nombre ? Qu’importe le nombre d’une armée si nul ne sait manier le fer ?

A chaque seconde, la terre gémissait de douleur. Les fers des chevaux s’encastraient dans sa peau, la déformant, la martyrisant. Chacun de ses hurlements se répercutait dans le corps de Freya et l’immobilité la rendait folle. Seuls les ordres que lui dictait son esprit parvenaient à la calmer.

Couche-toi, calme-toi, attends.

-Maintenant ! Hurla-t-elle.

Les ennemis atteignaient déjà les premiers buissons. L’armée de la Reigaa se releva lentement, répétant chacun l’ordre de leur reine. Un murmure s’éleva de la forêt et une pluie de flèches masqua un court instant la lumière venue du ciel. La première ligne était décimée. La deuxième ne tarda pas à la rejoindre. Freya se redressa suivi d’Aggo. Après un dernier regard, tous deux se lancèrent dans la bataille.

Le chant du fer résonna dans la vallée une heure durant. La terre lapait le sang par goulée, comme s’il n’avait pu s’abreuver de la pluie depuis une éternité. Au pied de Freya : un carnage. Les chevaliers tombaient comme des mouches à ses pieds. Son épée tranchait la gorge d’un chevalier avant de terminer sa course dans la poitrine d’un autre. Leurs jambes chancelaient, le poids de leurs corps était devenu trop lourds à porter. Ils s’effondraient les yeux voilés et la bouche entre-ouverte sur un cri muet. Mais la Reine n’eut pas le temps de s’apitoyer sur leur sort qu’une nouvelle vague s’abattait sur les guerriers de la Reigaa.

Lorsqu’elle releva les yeux, la bataille était gagnée. Beaucoup de guerriers ennemis étaient morts au combat mais plus encore étaient prostrés sur la colline. Elle devinait sans mal le visage grimaçant du roi voisin, confortablement assis sur son destrier, à attendre que ses sujets offrent leur vie pour satisfaire ses ambitions cupides.

-Aggo, le drapeau.

Il lui tendit un morceau de tissu mauve sur lequel trônaient trois serpents d’or emmêlés.

Différentes mais unies.

Elle arracha la lance de la main d’une de ses victimes, dont le bras retomba mollement sur son baudrier avec un bruit mat et ficha la pointe de fer dans le drapeau.

Comme s’il attendait son signal, le vent se leva et s’enroula autour de la bannière, la pliant et la caressant avec des doigts invisibles. Cette plaine appartenait à la Reigaa.

-Retournez au campement et reposez-vous, clama-t-elle. Demain soir, nous fêterons notre victoire.

Dans la pâle lueur diffusée par la bougie, Freya fixait la flamme papilloter au bout de la mèche. Les ombres grotesques de ses soldats dansaient sur la toile. Elle distinguait les contours de verres dans la main de ses guerriers et les éclats de rires presque inhumains. Certains étaient déjà ivres morts, elle n’en doutait pas. Avec un sourire aux lèvres, elle repoussa les pans de sa tente pour se diriger vers le feu.

-Ma Reine, murmura Aggo, est-il bien sage de sortir ce soir ?

Elle pressa son épaule de ses doigts. Il était sobre comme toujours, son fidèle guetteur. A peine les lèvres trempées dans le vin qu’il cessait déjà.

-Merci de t’inquiéter, Aggo. Des festins, nous en avons déjà vécus des dizaines comme celui-ci. Le seul qui ait été assez fou pour me toucher l’a bien vite regretté. Aucun ne portera la main sur moi.

Les yeux du guetteur brillaient dans la nuit.

-Va, et amuse-toi. C’est un ordre de ta Reine.

Freya pivota sur ses talons avant qu’Aggo n’ait pu répliquer. Avec vingt ans de plus qu’elle, le chevalier avait toujours veillé sur sa sécurité. Parfois même trop. Indiciblement voué à son père, il lui avait été naturel de leurs prêter allégeance après sa mort. 5 ans déjà que nous avons accédé au trône.

-Un verre de vin, ma Reine ?

Agenouillé devant elle, un guerrier des glaces lui tendait une coupe. Le liquide était si noir qu'il absorbait toute lumière, un puit de désespoir.

-Chercherais-tu à m’empoisonner ? Demanda-t-elle d’un ton glacial.

Il releva la tête, les yeux si écarquillés que le blanc de ses yeux avaient pris le pas sur les iris bleutés. Il était jeune : ses cornes étaient fines et légèrement tordues. Sa peau bleue paraissait noire la nuit.

-N-non… Bien-sûr que non.

-Relève-toi.

Elle avait appris lors de son enfance à écouter ses instincts de louve. Et son sixième sens lui hurlait que même si le vin était sombre une fois éloigné de la lumière, la noirceur de ce liquide n’avait rien d’humain. L’homme s’exécuta gauchement.

Le guerrier des glaces la suivit, ses yeux fixés au sol, couvert de honte. Mais tous étaient déjà trop soûls pour le remarquer, même s’ils s’écartèrent en clopinant devant Freya.

Les flammes s’étiraient inlassablement vers le ciel sans jamais l’atteindre. Le crépitement du feu et le craquèlement des bûches bourdonnaient à ses oreilles. D’un mouvement de la main, le vin se mêla au feu et les flammes léchèrent les bouts de bois mouillés afin de grossir et de se gonfler encore et encore. Des cris enthousiastes s’élevèrent derrière elle.

-Buvez ! Leur dit-elle. Fêtez votre victoire. La Reigaa vous est redevable.

L’homme se contenta de reculer et de se faire happer par la foule hurlante, unique moyen de se soustraire à Freya. La Reine contourna le feu, laissa son armée à la beuverie et aux jeux stupides pour s’enfoncer dans la nuit. L’obscurité, friande de reines, la dévora entière. Sa vision s’accommoda aux ténèbres et Freya goûta aux sons caractéristiques de la forêt : du ululement des chouettes, au frémissement des feuilles dans le vent en passant par le claquement des branches.

Les bois l’appelaient.

C’est pour bientôt. Oui, deux ou trois jours tout au plus.

Elle sentait ses os l’élancer, les courbatures le long de ses cuisses et la fièvre. Soudain, elle se sentit observée. Ça aurait pu être un de ces gardes venu pisser mais l’ivresse les aurait rendus maladroits, lourds, patauds. Freya les aurait entendus. Ce regard était différent : puissant et inquisiteur.

-Montre-toi ! Hurla-t-elle à la nuit.

Silence. Ses yeux percèrent l’obscurité, ses oreilles guettaient le moindre bruit suspect. Puis, le gémissement des herbes piétinés : quelqu’un approchait.

Une silhouette vaguement humaine, rien de plus qu’une ombre parmi les ombres. Trop petite pour les hommes-animaux habitant dans ces regions mais homme ou Peuple-Arbre, nul ne saurait le dire.

-Es-tu là pour mon cœur ?

-Votre cœur ? Répéta-t-il toujours en s’approchant. Et qu’en ferai-je une fois extrait de votre poitrine ?

-Alors pour quoi es-tu là ?

-Je cherche la Reine. On m’a dit qu’elle serait ici, elle et son armée.

-Que feras-tu une fois que tu l’auras trouvé ?

L’homme se tut. Ses membres se crispèrent : il avait compris que la jeune femme qui se tenait devant lui ne pouvait être que cette féroce reine guerrière.

-A genoux.

Freya inclina la tête. Elle sentait une réticence chez cet homme qui la foudroyait du regard.

-Tout de suite ! Hurla-t-elle et son cri se répercuta contre les arbres.

Enfin, il ploya le genou. Elle s’approcha de lui, d’une démarche féline. D’un geste habile, ses doigts s’enroulèrent autour du manche de son poignard et la lame rencontra la gorge du chasseur.

-Que voudrais-tu m’offrir que je n’ai déjà, étranger ?

-M’offrir à vous en tant que serviteur. Le peuple a peur des Agkar. Je veux rejoindre vos élites de chasseurs et tuer ces monstres.

Les Agkars, ces monstres dont seul le nom faisait frémir d’horreur un royaume entier, ses sœurs et elle avaient œuvré pour que jamais on ne les retrouve. Non, jamais ils ne devraient découvrir leur secret, jamais ils ne devraient mettre la main sur elles. Maudites à la naissance pour un crime qu’elles n’avaient commis qu’en rêve, elles troquaient leurs formes humaines contre celles de monstres, sept jours par mois.

Maleïka se chargeait de les envoyer dans de mauvaises directions, sur des mauvaises pistes, tant et si bien que personne ne pouvaient douter de la cruelle vérité.

-Pourquoi ?

Freya ne voyait pas son visage mais les muscles de son dos se contractèrent sous sa tunique de toile.

-Ils ont assassiné une personne qui m’était chère.

Les yeux de la Reine restèrent de marbre.

-Pourquoi devrais-je te prendre dans mes élites ? Penses-tu leur être d’une aide quelconque, chasseur ?

-Ma haine sera la lumière qui les guidera dans les ténèbres.

-Et si je refusais ?

-Je les traquerai, jour et nuit jusqu’à pouvoir écraser leurs cœurs entre mes mains.

Elle était devant un choix complexe. Les gens avaient peur de ces bêtes, elles tentaient de les réconforter en faisant des battues, sachant pertinemment qu’ils feraient chou blanc. Mais si elle refusait cet honneur à ce chasseur, il continuerait de fouiner et ne pourrait plus le contrôler. Sois proche de tes amis, mais encore plus de tes ennemis. Freya était prête à tout pour protéger ses sœurs, même à risquer sa vie.

-Prouve-moi que tu es digne de confiance.

Ses yeux rencontrèrent les siens et la détermination farouche qu’elle y lut aurait pu l’effrayer si elle n’avait été qu’une simple reine assise sur un trône d’or.

-Je vous offrirai son cœur, ma Reine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire eclipse-de-lune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0