Chapitre 4-Maleïka
Les doigts de Cilanna courraient sur les cordes de la lyre dont elle tenait le manche entre ses cuisses. L’air qu’elle jouait était mélancolique et en cet instant sa sœur était l’incarnation même de l’innocence. Avec ses longs cheveux rassemblés en un chignon lâche et sa peau pêche, Cilanna ressemblait à une de ces créatures célestes pourvues d’ailes qui animaient les histoires de Père. Maleïka n’était pas certaine que sa sœur la voyait ainsi. Des trois sœurs, elle occupait la place de Régente du Royaume. Formée toute son enfonce par Père, elle héritait sa poigne de fer et Cilanna était le gant de velours dans lequel il était enveloppé. Lorsqu’elle était humaine, sa mère s’occupait de l’éducation de sa sœur sinon quantité de dames la secondaient et Maleïka n’échappaient pas toujours à certaines leçons de bienséance et courtoisie.
- Pourquoi suis-je obligée d’y assister et pas Freya ? Ronchonnait-elle en s’asseyant la mine boudeuse.
- Freya suit une autre voie que vous, mademoiselle mais elle rattrapera ses lacunes à son retour. Qui peut me résumer la leçon d’hier ?
Maleïka leva les yeux au ciel alors que Cilanna s’acharnait à répondre pour éviter à sa sœur de le faire. Un soir pourtant, elle eut l’impertinence de demander à la Marquise de Sard, mère du marquis de Sard actuel, pourquoi son mari passait autant de temps à chasser et si peu à gouverner. Elle avait passé la soirée dans sa chambre sans dîner et même sa sœur n’avait réussi à tromper les gardes postés devant sa porte.
Des applaudissements la tirèrent de ses rêveries. Cilanna se prosternait en essuyant des murmures émerveillés. La sorcière se glissa derrière son trône.
- Votre sœur est tout à fait…
- Baisable ?
L’enchanteresse s’arc-bouta sur le trône, une main sur l’accoudoir.
- Ne le niez pas. Je vous ai vues, reprit Maleïka en ne quittant pas sa sœur des yeux faute de pouvoir regarder la sorcière en face.
- Qu’en pensez-vous ?
Maleïka lâcha un soupir et frotta ses paupières du bout des pouces et des index.
- J’ai toujours soupçonné ma sœur de préférer les femmes aux hommes. Plus d’une fois, j’ai surpris des regards appuyés sur les attributs féminins de nos domestiques, quelques baisers innocents échangés entre deux portes. Et puis… Et puis, Cilanna a pris conscience que vous existiez. Vous connaissez la suite.
- Ne vous a-t-elle rien dit ? Ni à vous ni à Freya ?
A L’autre bout de la salle, Cilanna se rasseya et entama une nouvelle ballade.
- Non mais j’y ai prêté suffisamment d’attention pour le remarquer. Lorsque nous avons atteint notre première floraison, je parlais régulièrement des hommes que je trouvais attirants, Cilanna se contentait de hocher la tête et de confirmer. Freya ne s’y est jamais intéressée, le peu de temps où elle était présente. Elle passait ses journées à s’entraîner, ses soirées à se soûler dans les tavernes. Depuis quand aimes-tu les femmes, sorcière ?
D’un geste gracieux, l’enchanteresse se déplaça afin que Maleïka puisse voir son visage. Elle était belle, impossible de le nier. Une beauté qui pouvait faire un perdre un royaume. Ses cheveux n’avaient aucune couleur : ils en avaient mille. Du rouge à l’or en passant par le noir et le mauve. Ces nuances auraient été des plus déplacées sur d’autres femmes mais sur la tête de la sorcière, ils semblaient venir d’un autre monde, inaccessible aux êtres incapables de magie.
- Aussi longtemps que je me souvienne j’ai toujours aimé les femmes mais vous n’êtes pas encore prêts à connaitre mon histoire, Maleïka.
- Je connais votre âge pourtant.
- Tout comme vos sœurs et vos parents avant vous. Et qu’importe mes huit cents ans, je n’ai guère changé d’apparence depuis ma tendre jeunesse.
Son sourire n’avait rien de cruel pourtant Maleïka discernait une ombre malicieuse danser sur ses lèvres. Si l’âme de la sorcière n’était pas noire, celle de Cilanna n’était pas blanche pour autant. Toutes deux adoraient séduire et tirer les ficelles d’un jeu pervers mais chacune à sa manière. Si l’une avait un charme magnétique, l’autre avait l’esprit. A elles deux, elles avaient attirés plus d’un homme dans leur lit avant de leur trancher la gorge. Maleïka n’avaient rien trouvé à y redire car leurs proies étaient toujours finement choisies : des menteurs, des violeurs, des usurpateurs. Ensemble, elles aimaient tuer. Toutes deux aimaient le goût du sang et Cilanna plus encore que la sorcière.
- Qui avez-vous décidé de prendre ce soir ?
Les cachots royaux étaient peu peuplés mais il y demeurait toujours un beau jouvenceau. Cilanna lui promettait la liberté à condition qu’il joue un rôle lors du banquet : serviteur, duc et parfois même prostitué lorsque les fêtes le permettaient. Adroitement, elles tissaient leurs toiles, une à une ou ensemble. Elles étaient inventives et toujours leur victime se prenait dans leurs filets pour terminer dans leur lit.
- Vous voyez ce jeune homme blond là-bas ? Il tient la harpe de ma douce et tendre. Il a violé sa sœur avant de la tuer.
- Et que faites-vous après ? Vous couchez avec lui ?
Cette question était plus motivée par la curiosité que par un quelconque intérêt royal bien que le prix fut le même : la mort.
- Parfois, nous ouvrons les cuisses, parfois nous violons. Mais celui-ci a commis un crime trop grave : Cilanna veut le torturer.
Elle comprenait sa sœur. Elle-même y avait pensé mais nul châtiment n’égalait celui des deux femmes. Elle connaissait leur jeu depuis longtemps.
- Vous avez carte blanche pour celui-ci.
Les yeux de la sorcière brillaient. Quel dommage que Mère n’ait pu voir cela ! Sa fille préférée baisant une femme et torturant des hommes. Personne n’était ni noir ni blanc et ceux qui prétendaient l’être étaient des menteurs.
- Nous allons commencer.
Maleïka se redressa et descendit les quelques marches qui la séparait de ses conseillers.
- Cilanna, peux-tu nous rejoindre ?
Elle renfourgua son instrument dans les mains du domestique et Maleïka surprit une main baladeuse sur le ventre du violeur dont un pouce qui s’aventurait en zone dangereuse. Geste très habile qui laissait plus penser à un mouvement involontaire que volontaire. L’homme lui répondit avec un sourire canaille qui passait beaucoup moins inaperçu. Cilanna s’installa entre sa sœur et un conseiller. La sorcière prit la chaise à côté de Maleïka.
- Freya m’a envoyé un coursier. La bataille contre Shagal est un succès. Il y a eu peu de morts de notre côté.
Des sourires s’épanouirent sur leurs visages.
- En contrepartie, de nombreuses armes ont été endommagées durant la bataille. Trouvez du métal plus solide.
Un homme aux cheveux blancs parut consterné.
- Ce métal était vanté des meilleurs forgerons pour sa…
- Il ne l’a pas été messire. Notre armée a besoin d’acier qui ne se brise pas en deux au moindre coup de vent. Trouvez-m’en du plus résistant.
- Où ? Questionna encore l’homme.
- Là où vous en trouverez. Nous payerons le prix souhaité.
Un homme aux cheveux bruns drapé dans un manteau rouge se redressa sur son siège de bois.
- J’ai reçu un billet de Freya…
- Reine Freya, la coupa Maleïka. Ma sœur est également votre souveraine même si elle ne siège pas à ce conseil avec une couronne sur la tête. Ne l’oubliez pas, messire Lyrcas.
Il inclina la tête avant de poursuivre.
- Veuillez pardonner mon insolence, votre Honneur mais votre sœur m’a confirmé son retour pour bientôt mais seulement avec la moitié de son armée. L’autre restera quelques temps à la frontière.
- En effet, messire. En quoi cela pose-t-il un problème ?
Le serviteur revint avec une coupe de vin. Cette fois-ci ce fut la Sorcière qui le fixa avec insistance alors que l’index caressait distraitement le bord du verre.
- Ce nombre me parait quelque peu excessif. Votre peuple sait que votre armée défend son territoire mais il attend impatiemment le retour des gardes dans les villes.
Maleïka savait pourquoi. Toutes les semaines, cette préoccupation revenait sur le tapis et Cilanna usait tous les moyens possibles afin de les rassurer. Pourtant, aujourd’hui Maleïka en avait assez. Le velours et les promesses invisibles ne suffisaient plus.
- Que puis-je faire de plus ? (Dans la bouche de Cilanna, cette réplique aurait pu tirer quelques larmes mais le ton glacial qu’employait leur souveraine les défiait de répondre) Les meilleurs chasseurs suivent la trace jour et nuit de cette meute et des armées ennemies en profite pour nous attaquer. Vous dites que vous préférerez voir mes gardes patrouiller inutilement dans des villes alors que d’autres menacent nos terres. Est-ce ce que vous me conseillez, messire Lyrcas ? Laissez des milliers d’innocents mourir pour sauver quelques vies ?
Il s’apprêtait à répondre, à prendre sa défense assurément mais Maleïka l’interrompit d’un geste.
- Ma sœur, la Reine Freya a jugé bon de laisser la moitié de son armée siéger à la frontière alors qu’elle n’ignore aucun point des nombreux assassinats que les Agkars laissent dans leur sillage. Je ne veux plus entendre vos mensonges, messire. Le conseil est suspendu jusqu’à la semaine prochaine.
Les raclements des chaises, le bruissement des étoffes frottant contre le sol et les pieds trainants s’estompèrent.
- Restez, ordonna-t-elle à la sorcière alors qu’elle s’apprêtait à lui fausser compagnie. Toi aussi, Cilanna.
Sa sœur se posta derrière sa chaise et lui massa les épaules avec des gestes vigoureux.
- Le pouvoir te stresse, ma soeur ?
Maleïka porta un verre de vin à ses lèvres. Peut-être noierait-elle ses soucis dans l’alcool comme le faisait Freya ?
- Ce sont ces idiots de conseillers qui m’irritent. Père me les a chaudement recommandés mais ils oublient de plus en plus que suis leur Reine et non leur putain. Ils sont la voix du peuple, pas la mienne.
Les pouces de Cilanna s’enfoncèrent dans sa chair pour la pétrir tandis que ses phalanges labouraient ses épaules.
- Tu t’es montrée excessive mais je n’ai pas contesté ton ordre parce que nous devons aller dans le même sens.
- Les Ases se sont montrées plus clémentes avec toi qu’avec moi. Tu n’as eu que douceur là où je n’ai reçu que rigidité. Tu prenais trop de temps pour les mener là où tu voulais les conduire.
Les doigts de Cilanna s’égarèrent sur ses cervicales et Maleïka ne put s’empêcher de se demander par quel tour de passe-passe, elle avait appris toutes ces prouesses manuelles.
- Ta sœur a raison, les interrompit la Sorcière. Tu te fais respecter grâce à ton don mais celui de Maleïka exige qu’on se batte pour lui, parfois même qu’on en mécontente certains. Je suis d’accord avec Freya. Shagal voulait cette guerre, il a perdu. Un homme rancunier ne se laissera pas voler la victoire si facilement et des rancuniers, il en est le roi. Il tentera quelque chose, voilà qui est sûr. La question est : y aura-t-il suffisamment d’hommes pour protéger la Reigaa ?
Maleïka acquiesça et héla le domestique. Les ronds qu’effectuèrent les doigts de Cilanna se firent plus lents et un tantinet plus sensuels. La sorcière lui désigna son verre et avec un regard moqueur pour sa Reine caressa le bras du blond. Il le retira vivement et coula un regard effrayé vers Maleïka. Comment avait-il pu violer sa sœur ? S’interrogea Maleïka. Il semble avoir peur du moindre tremblement de son ombre.
- S’il ne nous respecte pas maintenant, quand le feront-ils ? Lorsque nous serons plus que des cadavres puants ?
- Je ne pense pas qu’ils voulaient te manquer de respect, la raisonna Cilanna.
- Le penses-tu ou en es-tu sûr ?
- Quelle importance ? Reprit la Sorcière. Le conseil est dissous : tu leur as rappelé qui tu étais et avec un seul ordre de ta part, leur tête peuvent quitter leurs épaules.
La pression des doigts de Cilanna disparut de sa nuque et sa sœur se déplaça jusque chez la sorcière dans un froissement de tissus. Maleïka remarqua la distraite caresse sur l’épaule de sa compagne alors que Cilanna tira une chaise jusqu’au point médian entre la Reine et l’enchanteresse.
- Tu ne m’as toujours pas fait ton rapport de ton dernier voyage, commenta Maleïka.
Cilanna haussa les sourcils, interloquée. La sorcière était figée dans son mouvement, le verre à mi-chemin de ses lèvres. Maleïka se redressa un sourire aux lèvres et d’une légère pression des genoux, repoussa la chaise dont les pieds crissèrent contre le sol.
- Vous.
Le domestique sursauta et la fixa de ses yeux apeurés. Ses doigts étaient fermement noués autour de la cruche si bien que ses jointures blanchissaient. Voyait-il la mort glisser le long des vitraux de cette salle, sombre tâche mouvante ?
- Approchez.
Il s’exécuta, toujours avec cet air craintif qui lui tirait les traits. Maleïka lui désigna la chaise à côté d’elle.
- Asseyez-vous.
Avec un sourire, Cilanna la remplaça. Elle saisit la cruche et esquissa une révérence indigne de son rang.
- Messire désire-t-il quelque chose à boire ?
Un timide rayon de lune frappait les vitraux et nimbait sa sœur d'argent. Ses cheveux ondulaient au moindre de ses mouvements, telle une rivière sauvage. Une fois ses conseillers partis, elle avait retiré à la hâte toutes les épingles qui retenaient son chignon et meurtrissaient son crâne. Cilanna était plus que belle, c’était une déesse en chair et en os.
- Il est mal venu de refuser l’invitation de sa Reine, rétorqua la Sorcière.
Mais Maleïka n’écoutait déjà plus. Il lui paraissait si étrange qu’une fratrie de triplés se ressemblait si peu bien que se parents y ont personnellement veillés. Hormis un physique (avec quelques divergences toutefois) complémentaire, les trois Reines semblaient avoir échappé aux terribles liens qui unissaient les enfants d’une même porté. Rien ne les retenait les unes aux autres, hormis le sang. Cilanna avait des cheveux bien plus longs que ceux de ses sœurs et d’une teinte frôlant plus le bordeaux que le rouge flamboyant que Maleïka arborait et un grain de beauté encadrait le coin gauche de sa bouche. Maleïka avait coupé ses cheveux une fois qu’ils avaient atteint la longueur fatidique des épaules et une frange soulignait la puissance de son regard. Leur ainée adorait natter sa tignasse et chacune de ses coupes étaient plus hostiles que la précédente. Une longue cicatrice barrait son dos et remontait le long de son cou jusqu’à la base de sa mâchoire. Impossible de se faire passer l’une pour l’autre et si par mégarde un coup d’œil trop rapide pouvait les confondre, leur langue fourchait dans les cinq minutes suivantes et les trahissait.
- Les Agkars, alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? Demanda la sorcière une fois que Cilanna fut assise.
- Hors de question de ramener de nouveaux chasseurs, s’insurgea Cilanna tandis que son visage s’empourpra. J’en ai assez de craindre pour ma vie à chaque fois que je me transforme. Ca ne t’effrayes pas toi, d’ignorer si tu seras toujours là la semaine d’après ?
Maleïka soupira et acquiesça. Toutes deux haïssaient leur malédiction, seule Freya semblait être satisfaite.
Je ne suis pas consciente lorsque je tue et je refuse de porter le deuil de gens que je n’ai pas voulu assassiner.
Un jour, Mère avait dit que Freya avait un coup d’avance sur ses sœurs : elle était parvenue à trouver la place que l’humaine et la louve convoitait. Pour Maleïka et Cilanna, l’affaire était tout autre.
- J’ai suggéré un piège, reprit Cilanna. Ne reste plus qu’à l’inventer.
Maleïka surveillait du coin de l’œil la réaction du prisonnier mais celui-ci était plus absorbé par le contenu de sa coupe que des problèmes du royaume. Sa main s’abaissa néanmoins, dévoilant un visage avec des yeux ronds tandis que les sœurs évoquaient leur forme de Louves.
- Un problème, chéri ? Interrogea Cilanna en se mordillant les lèvres.
Il secoua la tête avant de la replonger dans le vin.
- Et si nous nous enfermions ?
La proposition de Cilanna était dangereuse, elle le savait mais ne voyait d’autres solutions.
- Pas dans une cage, dans une pièce.
- Ose ne serait-ce que mentionner cette idée à Freya et tu ne reverras plus jamais ni ta langue ni tes mains.
Maleïka fit grincer la chaise lorsqu’elle se leva.
- Pour l’instant, on ne fait rien. On trouvera un nouveau mensonge à leur servir. Quelques Dieux courroucés dont ils ont froissé l’égo, une bête venue pour expier leurs pêchés. Le folklore de certaines contrées reculées recèle de créatures qui entrainent les enfants dans les bois.
Ses doigts s’enroulèrent sur la clenche mais avant de sortir de la salle, elle se retourna une dernière fois
- Veille bien à rentre ton jouet muet, chère Sœur, avant qu’ils ne nous perdent tous.
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