II - Chapitre 2
Quelques jours après l'incident à la taverne, Théandre avait repris ses habitudes. Parfois, il repensait avec honte à l'indiscrétion qu'il avait commise, mais il ne s'en voulait plus autant qu'avant. De plus, il n'avait pas été suivi et avait pu revenir au palais sans rencontrer de problèmes. Cependant, Théandre s'estimait chanceux: la reine était loin d'être aimée de tous et, en tant qu'héritier au trône, il était la cible privilégiée de tous les comploteurs.
A cet instant, Théandre était bien à l'abri entre les murs solides du palais. Il avait réussi à trouver la motivation nécessaire pour se lever tôt et étudier la géographie, comme son précepteur lui avait conseillé de faire. Mais après dix minutes d'une lecture assommante, il avait laissé tomber, quittant la bibliothèque pour chercher un fruit aux cuisines. Sur le chemin, il croisa la route d'un de ses précepteurs, le seigneur Ludovic, qui figurait également au conseil.
- Ah! Votre Altesse! S'exclama le précepteur avant de s'incliner. J'étais justement en train de vous chercher.
Théandre se força à sourire, par politesse. Il avait pensé pouvoir passer une journée relativement tranquille, et voilà qu'il croisait son professeur de philosophie. La discipline la plus assommante qu'on lui avait enseignée jusque-là.
- Vous désiriez me parler, maitre?
- Tout à fait! J'aurai souhaité m'entretenir avec vous en privé, mais peut être vouliez-vous prendre une collation...
- Oh, euh... je voulais juste prendre une pomme.
Alors que Théandre avançait d'un pas en espérant éviter l'entretien, le précepteur se permit de l'interrompre.
- Ne vous dérangez pas, votre Altesse! Fit le précepteur d'une voix mielleuse. Il interpella ensuite un serviteur visiblement épuisé, qui transportait une caisse de pommes de terre en la serrant contre son torse: "Mon brave, vous seriez aimable de nous porter une corbeille de fruits à la bibliothèque quand vous serez débarrassé de ça."
Le serviteur hocha péniblement la tête, son menton bloqué par une grosse pomme de terre qui dépassait du cageot. Le précepteur fit signe à Théandre de passer devant lui, puis tous deux avancèrent jusqu'à la bibliothèque. Une fois à l'intérieur; Théandre s'assit à l'extrémité d'un sofa, essayant tant bien que mal de dissimuler son agacement. Le précepteur le rejoint en s'asseyant à une distance respectueuse.
- Je vous remercie de m'accorder un peu de votre temps, votre Altesse. J'ose espérer que vous n'aviez pas trop de leçons à apprendre aujourd'hui?
Théandre se retint de lui répondre "Avant que vous arriviez, c'était plutôt calme", préférant hausser légèrement les épaules.
- Bon, eh bien... reprit le précepteur. Je tacherai d'être bref, mais je dois vous avertir que le sujet dont j'aimerais m'entretenir avec vous est quelque peu... délicat à aborder.
- Parlez sans crainte, maitre, répondit Théandre, moins par curiosité que par envie de voir cet entretien se terminer plus vite. Je vous écoute.
- Très bien... Voilà... depuis plusieurs années, certains membres du conseil ainsi que moi-même avons remarqué que vous passiez beaucoup de temps avec un serviteur. Son nom m'échappe, malheureusement...
- Ludwill? Il s'agit de mon valet.
- Certes, certes... cela pourrait expliquer votre constante proximité. Néanmoins, certains membres du conseil, dont je ne fais pas partie, ont émis quelques doutes sur la nature de votre relation...
Théandre haussa les sourcils, frappé par une soudaine inquiétude. Savaient-ils qu'il considérait Ludwill comme son meilleur ami? Et c'est c'était le cas, en avaient ils parlé à la reine? Le prince aurait aimé poser ces questions, mais il préféra faire comme si tout était normal.
- Des doutes, maitre? Demanda innocemment Théandre.
- Oui, répondit le précepteur. Il toussota et reprit: Comme je vous l'ai déjà dit au cours de nos leçons, je ne suis pas de nature à m'intéresser aux ragots et aux médisances... mais mes collègues ont jugé bon de me désigner pour vous informer de ce questionnement. Sans doute pensaient-ils que je serai le mieux placé pour vous dire cela.
Le précepteur eut une moue de dédain. Théandre inspira un grand coup. Les détours que prenait le Seigneur Ludovic commençaient à l'énerver.
- Pour être bref... hum... pardonnez-moi de vous demander cela votre Altesse mais... avez-vous une relation... inhabituelle avec votre valet?
Convaincu d'avoir été percé à jour, Théandre se résigna à dire la vérité. Cela lui causerait beaucoup d'ennuis et couterait certainement très cher à Ludwill, mais peut être pourrait-il justifier cette amitié d'une manière ou d'une autre.
- Oui, maitre. Ludwill est mon ami depuis que nous sommes enfants. Je ne me suis jamais entendu avec ceux de mon rang. Il est la seule personne de mon âge avec qui je peux m'exprimer librement, sans crainte d'être jugé.
- Je vois... commenta le précepteur. Vous vous permettez donc de faire... certaines choses en sa compagnie que d'autres pourraient juger indignes de vous. Est-ce-cela?
Le regard insistant du précepteur intimida le prince. La nuit de beuverie lui revint en mémoire. Sa mère serait folle de rage si cela venait à se faire savoir. Théandre resta silencieux.
- Vous pouvez parler en toute franchise, votre Altesse. Vous avez ma parole que rien de ce que vous me confirez ne sortira de cette bibliothèque.
- Pardonnez-moi, maitre, mais j'ai du mal à vous croire.
Le précepteur se raidit, inspira longuement et fixa le plafond, cherchant un moyen de convaincre le jeune prince de lui accorder sa confiance. Théandre attendit, déterminé à garder son secret. Il était bien trop dangereux d'en parler à un membre du conseil, leurs serments n'avaient aucune valeur, c'était bien connu.
- Vous savez, votre Altesse, reprit le précepteur. Il n'y a aucune honte à nouer des liens avec un serviteur. Et parfois, il peut arriver que cette relation s'élève au-dessus des autres, pour parfois dépasser la simple amitié.
Théandre s'étonna de cette dernière remarque. "Dépasser la simple amitié"? Il n'avait jamais cru cela possible. Pas entre deux hommes en tout cas.
- Je ne vous suis pas très bien, maitre...
- Naturellement, votre Altesse. Vous êtes arrivé à un âge où les sentiments sont confus. Nous ressentons des choses que nous ne pouvons pas expliquer. Parmi ces choses, il peut y avoir une attirance pour les autres garçons. Une attirance qui, d'ordinaire, serait réservée à la gent féminine. Me suivez-vous?
Le prince fixa le précepteur d'un air incrédule, réalisant subitement où celui-ci voulait en venir. Etait-il sérieusement en train de suggérer qu'il était amoureux de Ludwill? Théandre en resta bouche bée, plus amusé que vexé.
- Vous savez, votre Altesse, il n'y a rien de honteux à cela! C'est une chose parfaitement naturelle. Parfois, ces sentiments demeurent jusqu'à l'âge adulte et ne sont en rien la marque d'une perversion, malgré ce que pourraient en affirmer certains...
Le précepteur prit un air mauvais. Il évitait soigneusement le regard du prince et toussota pour dissimuler sa colère. Théandre comprit pourquoi ce sujet lui tenait particulièrement à cœur. Maintenant qu'il avait enfin compris ce que le conseil voulait savoir, il lui était facile de quitter cette conversation qui promettait de devenir de plus en plus gênante. Il lui suffisait simplement de se montrer ferme.
-Je vois ce que vous voulez dire, maitre, mais vous vous trompez: Ludwill et moi n'éprouvons rien de plus fort que de l'amitié l'un pour l'autre.
Le percepteur écarquilla les yeux, comme s'il voyait sa théorie s'écrouler comme un château de cartes. Le ton catégorique qu'avait employé le prince ne laissait aucune place au doute. Il toussota à nouveau et se mit à rougir, puis il se leva en bafouillant.
- Ah! Bien... d'accord... si vous en êtes certain...
- J'en suis certain, maitre. Répondit Théandre en se levant à son tour. Quel que soit le "problème" que le conseil cherche, ce n'est pas celui-là.
- Très bien... parfait... je veux dire... c'est entendu, bredouilla le précepteur en hochant la tête à chaque mot. Je suis navré de vous avoir fait perdre votre temps, votre Altesse. Profitez bien de votre lecture, hein...
Théandre eut à peine le temps de voir le précepteur partir à la vitesse de l'éclair en direction du couloir. Il rentra de plein fouet dans le serviteur qui apportait une corbeille de fruits. Théandre sentait un fou rire monter en lui, mais il le réprima, pensant qu'il ne serait pas poli d'aggraver la gêne de ce pauvre homme.
Lorsqu'il partit enfin et que le serviteur se retira après avoir déposé la corbeille, Théandre s'assit brusquement dans le sofa et expira bruyamment avant de s'autoriser enfin à rire. Décidément, il n'avait pas fini d'imaginer les soucis qu'il pourrait causer au conseil. "Après tout", se disait-il, "c'était l'étape logique: ils voient très bien que je ne veux pas gouverner. Pourquoi aurais-je envie de me marier? ".
Sur ce point, Théandre n'avait pas vraiment réfléchi. Comme l'avait dit le précepteur, les jeunes gens de son âge avaient des sentiments troubles. Or, les sentiments de Théandre envers le genre féminin étaient confus. D'un côté, il se sentait attiré par elles, mais d'un autre côté, il était intimidé. Le jeune prince avait associé ce paradoxe à la fascination qu'exerçait sa mère sur lui. Il l'admirait et l'aimait, mais elle le terrifiait également.
On lui avait répété qu'un souverain était supposé être sûr de lui et se montrer fort face aux femmes. Théandre s'en sentait incapable. Il était né passif et le demeurerait certainement toute sa vie. L'idée d'un mariage l'angoissait au moins autant que le fait d'accéder au trône. Il n'avait aucune envie d'être un mauvais mari en plus d'être un mauvais roi.
L'hilarité de Théandre laissa vite place à son habituelle mélancolie. Il croqua dans une pomme, songeant qu'on en attendait vraiment trop de lui.
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