II - Chapitre 3
Le jour suivant, une réunion du conseil eut lieu au palais. La reine Mathilde l'avait organisée pour pouvoir faire un bilan de tout ce qui pourrait empécher Théandre de devenir un bon souverain. Elle détestait l'idée de devoir dépendre de ses conseillers pour être tenue au courant des problèmes privés de son fils, mais elle n'avait pas pu se résoudre à lui parler. De confidences en confidences, elle aurait fini par lui avouer qu'elle était mourante, ne serais-ce que pour lui faire comprendre la gravité de la situation. Cette indiscretion aurait pu lui être fatale, à elle comme à Théandre, d'ailleurs.
De plus, comment aurait-elle pu trouver du temps pour parler à son fils? Avec toutes ces requètes prétenduement urgentes dont l'inondaient les nobles, cela relevait de l'impossible. Puis il y avait la maladie... Supporter la douleur était un travail qui lui demandait une attention constante. Si elle baissait sa garde un seul instant, son corps tout entier devenait une plaie ouverte que seule une dose élevée de morphine pourrait soulager.
Ce jour là, Mathilde remarqua que son mal avait des répercussions sur son physique: son visage était creusé par l'effort et par de longues nuits sans sommeil. Il lui fallut demander l'aide de sa suivante, Adrienne, pour masquer ses cernes et ses rides, preuve de son appartenance au genre humain. La reine ne pouvait pas se permettre de montrer ce genre de défauts. Elle ne pouvait pas se contenter d'être belle, elle devait paraitre supérieure, la représentante directe des forces celestes. Les nobles qui siégaient au conseil ne lui pardonneraient pas le moindre écart.
Lorsqu'elle se trouva présentable, Mathilde se leva, prit quelques longues inspirations, puis se dirigea vers la salle du conseil. Depuis le couloir, elle pouvait entendre le bourdonnement des voix masculines des nobles, déjà assis depuis une bonne heure. En les faisant patienter ainsi, Mathilde s'assurait qu'ils avaient tous bien débattu des problemes à l'ordre du jour. Cette fois çi, le velume de leurs voix était particulièrement élevé, ce qui annonçait une série de discussions houleuses. La reine de s'en inquiéta pas. Une fois qu'elle serait présente, aucun noble n'oserait hausser le ton, surtout lorsque l'ordre du jour concernait son fils.
En voyant la reine avancer dans sa direction, le garde poser devant la porte l'ouvrit immédiatement et la voix du crieur à l'interieur de la salle annonça: "Sa majesté la reine!". Aussitot, le silence se fit.
Comme toujours, Mathilde ne put réprimer le léger rictus qui se formait sur ses lèvres suite à ce silence soudain. C'était la preuve qu'elle avait encore du pouvoir. Elle congedia sa suivante puis entra dans la salle.
Arrivée sur l'estrade, elle se dirigea directement vers le trône de bois sculpté sans un regard pour les nobles, assis en contrebas dans le petit amphithéatre. Lorsqu'elle fut confortablement installée, Mathilde scruta furtivement quelques visages de l'audience avant de déclarer l'ouverture de la séance.
- Mes seigneurs, nous pouvons commencer.
Sa voix était plus faible que d'habitude... Mathilde espéra que personne ne l'avait remarqué. A quelques mètres du trône, debout sur son pupitre, le scribe se tenait pret à prendre des notes.
- Nous sommes réunis en ce jour pour trouver une solution concernant l'abscence de motivation du prince a prendre au serieux son rôle de futur souverain. J'avais demandé à ses précepteurs de découvrir d'où venait le problême.
Mathilde prit un moment pour regarder fixement les quatre seigneurs désignés. Ils hochèrent tous la tète, signifiant ainsi qu'ils avaient rempli leur role.
- Seigneur Ludovic, reprit la reine, vous êtes bien le précepteur de philosophie du prince, est-ce bien celà?
Le petit homme chauve et bedonnant vétu de bleu clair se leva.
- Tout à fait, votre Majesté!
- D'après le message que vous m'avez envoyé, vous avez pu découvrir une information permettant d'éclaircir la situation qui nous préoccupe aujourd'hui. Nous vous écoutons.
Un silence génant s'installa après que le seigneur Ludovic eut ouvert la bouche sans que le moindre son ait pu en sortir. Il était certes fier d'avoir été le seul des quatre précepteurs à avoir percé à jour le mystère de la sexualité du jeune prince, mais il n'avait pas la moindre idée de la façon dont il allait formuler sa découverte devant la reine. Il savait parfaitement bien ce qu'il risquait de lui arriver si elle se vexait... Les autres nobles le savaient aussi et nombre d'entre eux lui lançaient des sourires narquois, ce qui le destabilisa davantage. Néanmoins, le regard insistant et sévère de la reine le força a prendre la parole.
- Votre Majesté, mes seigneurs. Je me suis entretenu ces derniers jours avec son Altesse le prince pour aborder la question du mariage. En effet, nous savons tous ici que la vie d'époux... ou d'épouse permet de découvrir ses responsabilités en tant que dirigeant.
Mathilde se retint de lever les yeux au ciel. Selon l'Ordre Céleste, un mari se devait d'être maitre de sa femme et de ses enfants. "Le souverain dans sa demeure", comme disait les livres. Le seigneur Ludovic avait eu la prudence d'adapter ce dogme au cas de la souveraine. Même si la plupart des hommes ici présent étaient en accord avec cette vision patriarcale, tous savaient qu'il était dans leur interet de ne pas sous entendre publiquement que les femmes étaient esclaves de la volonté de leur mari.
- Sachant que son Altesse avait quelques réticences à se praparer au règne, je me suis demandé s'il avait les mêmes concernant son futur mariage. Après tout, les jeunes garçons sont facilement intimidés par le sexe opposé, au point ou certains décident même de le fuir.
Suite à cette phrase, un des nobles ne put se retenir de pouffer de rire, suffisament fort pour que le souffle atteigne les oreilles de la reine. Le malotru fut gratifié d'un regard si noir de la part de cette dernière qu'il baissa instantanément la tète en signe de regret. Le seigneur Ludovic, lui, se contenta de pincer les lèvres.
- Donc, j'ai demandé à son Altesse si la perspective d'un mariage l'effrayait et il m'a confié que ce n'était pas le cas. A titre personnel, j'y ai vu un encouragement: s'il n'a pas peur de se marier, pourquoi aurait-il peur d'être roi?
Le seigneur Ludovic interrompit son discours pour observer la réaction de la reine. Mathilde réflechissait. Si le mariage n'avait, de son point de vue, aucun rapport avec le fait de régner sur un vaste territoire, il pouvait néamoins avoir d'autres utilités. La question méritait d'être étudiée.
Le silcence trop long qui s'ensuivit encouragea quelques membres du conseil à manifester leur opinion par des murmures de plus en plus audibles. La salle fut bientot remplie d'un bourdonnement de voix graves, dont les paroles étaient incomprehensibles.
- Silence! cria Mathilde, excédée par le bruit.
Lorsque le calme revint, la reine s'adressa au seigneur Ludovic.
- Avez vous terminé votre rapport?
Ce dernier répondit "Oui, votre Majesté.", puis s'assit lorsque Mathilde l'invita à le faire, d'un geste de la main.
- Bien, il semblerait qu'une solution satisfaisante ait été énoncée. Je ne suis pas opposée à l'idée d'un mariage. Bien que le prince soit encore jeune, cela aurait de nombreux avantages, y compris sur le plan politique. Nous pouvons commencer a organiser des fiançailles. La séance est levée.
La décision de la reine suscita la désapprobation muette des trois autres précepteurs de Théandre qui avaient, eux aussi, des suggestions a apporter. Le seigneur Ludovic, lui, se pavanait en quittant la salle, convaincu que l'approbation de la reine lui apporterait beaucoup d'honneur. Manifestement, elle lui apportait surtout la jalousie de ses semblables.
Pendant que les nobles conseillers quittaient la salle, la reine s'accorda quelques instants de réflexion supplémentaire. Le mariage était un sujet épineux. Pour sa part, elle avait détesté devoir se marier. Ce n'était que par crainte de voir la confiance d'un peuple fidèle aux croyances de l'Ordre Céleste baisser qu'elle avait consenti a prendre un époux. Elle dut admettre que cet homme ne l'avait jamais privée de sa liberté. Elle avait même fini par apprécier sa présence auprès de lui, à tel point qu'elle en était tombée amoureuse et avait porté son enfant. Concevoir un héritier, n'étais-ce pas l'utilité première d'un couple royal?
Imaginer Théandre devenir père était une idée inquiétante et touchante à la fois. S'il s'agissait vraiment d'un passage obligé dans la vie d'un souverain, elle pouvait au moins veiller à ce que la promise de son fils lui rende la tache plus simple, ainsi que toutes les autres d'ailleurs.
- Un mot, votre Majesté?
Un frisson parcourut l'échine de Mathilde. Une seule personne pouvait se permettre de s'adresser à elle avec une telle insolence dans se soucier des conséquences: Isilbert d’Ornhac, porte parole de son cousin, le Haut Prêtre de l’Ordre Céleste. Valrand...
Elle transperça son visage anguleux et blafard d'un regard chargé de haine. Il répondit par un simple rictus. Il se savait protégé par l’Ordre et n'hésitait pas à le lui rappeler dès que l'occasion s'y présentait. Mathilde prit une inspiration douloureuse, mais silencieuse. La seule présence de cette misérable fouine était capable de faire redoubler de violence la maladie. Mathilde ne pouvait pas se permettre de laisser la haine prendre le dessus.
- Que voulez-vous? lança-t-elle, oubliant volontairement d'annoncer le titre de son interlocuteur.
- Simplement vous exprimer mon admiration, répondit Isilbert, les modulations de sa voix trahissant le sarcasme de ses paroles. Vous avez prit une excellente décision en accélérant le mariage du Prince. L'Ordre verra cela d'un très bon œil.
- Vous savez parfaitement bien ce que je pense de l'avis de votre Ordre. Est ce là tout ce que vous avez à me dire?
Le porte parole se figea, puis répondit sur le ton de la confidence : « Non. »
Il mit ensuite un pied sur la marche séparant le trône de l'auditoire. Il était implicitement admis que les personnes de rang inférieur à celui de la reine ne devaient jamais outrepasser cette limite. Seulement, Isilbert était si convaincu de sa propre importance qu’il s’accordait allègrement ce droit. Son influence sur le monde extérieur et sur la cour était trop forte pour qu'on puisse le lui reprocher ouvertement.
Certains seigneurs et le crieur étaient encore présents dans la salle du conseil. Blême, la reine pria pour qu'aucun d'entre eux ne soient témoins de l'humiliation qu'elle était en train de vivre.
- Son excellence m’a chargé de vous exprimer son inquiétude au sujet de la future fiancée de votre fils. Il espère que les années vous ont appris à faire preuve de constance, et que vous ne changerez pas d’avis au dernier moment.
Mathilde mobilisa toute sa volonté pour ne pas laisser sa colère éclater. Après toutes ces années, Valrand pensait encore que tout était de sa faute ? La rage qu'elle ressentait en cet instant raviva la douleur. Ses poumons étaient un brasier. Heureusement, elle eut assez de force pour n'en rien laisser paraître. De nombreuses répliques lui traversèrent l'esprit, mais accorder des mots, fussent-ils insultants, à simple porte parole bouffi de prétention aurait été lui faire trop d'honneur. Elle se contenta alors de se redresser en le toisant avec le plus grand mépris.
- Soyez sans crainte, néanmoins, reprit Isilbert en retirant son pied de la marche. Son excellence s’engage personnellement à veiller sur cette jeune fille.
Sur ces derniers mots, le porte parole s'inclina, tout en soutenant le regard de la reine. Puis il consentit enfin à quitter les lieux. Quelques secondes plus tard, la salle fut vidée de tous les membres du conseil. Seul restait le crieur, qui observait la reine d'un air inquiet. Quelqu'un l'avait bel et bien vue dans un moment de faiblesse...
- Sortez, lui ordonna Mathilde d'une voix forte.
Le jeune homme ne se fit pas prier et descendit précipitamment de l'estrade pour quitter la salle.
Assurée d'être enfin seule, la reine s’affaissa sur le trône en reprenant bruyamment son souffle. Les conversations qui abordaient son cousin l'avait toujours laissée dans un état lamentable. A la simple évocation de son nom, son énergie s’envolait, plus facilement encore depuis que la maladie lui sapait ses forces. Bientôt, elle ne pourrait plus lutter contre lui. Elle ne pourrait plus protéger Théandre...
La reine se leva, puis se dirigea vers sa chambre. Les invitations aux jeunes filles nobles des pays voisins seraient envoyés dès le lendemain.
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