III - Chapitre 1
Dans le royaume voisin, au-delà des montagnes, Fiona, la fille du duc Harald Von Trotha, était assise à son bureau. Depuis plusieurs heures déjà, elle essayait de retenir par cœur les préceptes contenus dans le livre d'un Appelé de l'Ordre Céleste. Tous les matins, Fiona était supposée en apprendre une page, et tous les matins, son père la lui faisait réciter. C'était un exercice difficile, car la moindre erreur entraînait la récitation d'une page supplémentaire et, si le duc se mettait particulièrement en colère, il pouvait confisquer un des livres de sa bibliothèque.
Fiona en était à sa troisième page de récitation. Afin de se donner le plus de chances possibles, la jeune femme s'était levée quelques heures avant l'aurore, en s'abreuvant d'une tisane stimulante tirée de sa réserve secrète. Cette technique avait déjà fonctionné par le passé, il restait à espérer qu'elle marcherait aussi ce jour-là.
Les deux premières pages étaient déjà bien ancrées dans sa mémoire, mais pas la troisième. Fiona avait beau essayer de faire l'impasse sur le sens pour pouvoir se concentrer sur l’enchaînement de mots, elle ne parvenait pas à passer outre l'absurdité des déclarations de l'Appelé.
Cet homme prétendait avoir guéri la jambe cassée d'un bléssé en se tenant près de lui, et en exposant le membre meurtri à la lumière du soleil pendant sept jours. C'était l'un des nombreux prodiges décrit dans ce livre que Fiona ne pouvait pas croire. Elle savait parfaitement bien qu'une jambe cassée ne pouvait pas être soignée en sept jours, et surtout pas sans rien faire. Il fallait d'abord ressouder l'os, l'immobiliser, puis attendre plusieurs semaines avant que la personne puisse se remettre lentement, très lentement à marcher, et cela après une rééducation qui pouvait durer plusieurs mois. Tout ça, Fiona l'avait vu faire. Elle avait vu le résultat. L'enfant que le chirurgien du château avait soigné avait fini par guérir, et avait pu recommencer à courir, sa chute dans les rochers n'étant plus qu'un mauvais souvenir. C'était cela, le genre de prodiges auquel Fiona pouvait croire, mais son père exigeait d'elle qu'elle modifie ses croyances. Elle était fatiguée de faire semblant d'obéir.
Pourtant, il n'avait pas toujours voulu changer sa nature. Lorsqu'elle était enfant et que ses frères étaient encore en vie, le duc ne se mêlait pas de la passion quasi obsessionnelle de sa fille pour la médecine. Au départ, il était resté perplexe, mais au fil des années, il dut bien reconnaître que Fiona était douée dans ce domaine. Douée et heureuse. Il ne pouvait rien demander de mieux.
Et puis, il y eut la mort des fils ainés, l'un après l'autre, partis défendre le duché dans des querelles de pouvoir avec des nobliaux mécontents. Leur armée avait empêché l'ennemi de franchir les montagnes, mais eux, au premier rang, n'avaient pas réussi à survivre aux coups. La duchesse Anna fut particulièrement affectée par cette perte. Son deuil prenait une place si grande que les rares instants de joie étaient bien vite étouffés. Elle dépérissait aux yeux de tous…
Fiona avait essayé d'apporter une lumière d'espoir. Ce fut là son erreur.
D'un geste sec, désespéré, la jeune femme referma le livre de l'Appelé. Elle n'était pas prête, mais cela n'avait pas d'importance. Elle espérait que, tôt ou tard, son père se rendrait compte de l'absurdité des devoirs qu'il lui imposait. C'était un espoir fou, mais elle était déterminée à la lui faire comprendre: les "miracles" de l'Ordre ne l'atteindraient pas.
Elle ressentit le besoin de lire la lettre, celle que lui avait envoyée le chirurgien qui lui avait tout appris, avant qu'il ne soit arbitrairement congédié. Elle fouilla sous son matelas et en sortir un petit volume qui répertoriait les plantes médicinales, avec des illustrations détaillées à l'extrême. Le premier livre qu'il lui avait offert. Au centre de l'ouvrage se trouvait la lettre, soigneusement pliée en quatre. Fiona s'assit sur le lit, l'ouvrit et la lut une fois encore:
« Chère Fiona,
Je regrette de ne pas pouvoir vous l'annoncer de vive voix, mais il me faut quitter le château. Suite aux récents évènements, votre père le Duc ne désire plus ma présence, et surtout pas auprès de vous.
Il est vrai que j'en ai trop exigé de vous. Le malheur qui est survenu dans votre famille est de ma faute, et uniquement de ma faute. Ne croyez surtout pas que vous ayez la moindre responsabilité dans cette affaire. Ce serait d'une injustice flagrante.
Les sept années que j'ai passé en votre compagnie ont été parmi les plus enrichissantes de toute ma vie. Non seulement en tant que médecin, mais aussi en tant qu'homme. Vous vous êtes montrée curieuse, sage, bienveillante et remarquablement intelligente. Vous n'avez aucune raison de douter de vos capacités. La voie de la médecine est définitivement la vôtre. Il vous faut simplement accepter que, dans certains cas, le hasard seul peut décider du sort des Hommes, et il n'est rien que nous ne puissions faire contre cela.
Je ne sais quel sera votre futur, mais souvenez-vous de ceci: la seule chose en laquelle vous devriez avoir foi, c'est en vous-même. Croyez en vos qualités et en votre talent et vous pourrez accomplir demain ce qui vous semble impossible aujourd'hui.
Adieu, et que le sort vous soit clément.
Lukas Guillem »
Fiona poussa un soupir de soulagement. A chaque fois qu'elle lisait cette lettre, c'était comme si le poids de la honte et de la colère s'envolait. Elle savait bien que cette sensation ne durerait que quelques instants, mais sur le long terme, les mots de son mentor lui rendait une chose qu'elle était trop souvent sur le point de perdre: l'espoir. L'espoir qu'elle serait un jour libre de vivre sa vie comme elle l'entendait, sans se préoccuper des humiliations constantes de son père.
Cela faisait maintenant plus de trois ans que rien ne changeait. Chaque jour était semblable aux autres: une nouvelle page de récitations insensées, une nouvelle série de reproches, un nouveau livre confisqué, et parmi tout cela, une lumière brillait faiblement, bien cachée dans un livre encore hors de portée. Pourtant, Fiona ne pouvait s'empêcher de se demander: Pour combien de temps encore?
La porte de sa chambre s'ouvrit lentement dans un grincement strident. Fiona referma brusquement le livre sur la lettre et cacha le tout sous sa couette. La vieille gouvernante entra et salua la jeune femme d'une faible révérence. Comme tous les matins, Fiona dut se retenir de lui faire remarquer qu'il fallait qu'elle attende qu'on lui donne l'autorisation s'entrer. Elle avait déjà essayé de le lui faire comprendre, mais visiblement, les mauvaises habitudes des personnes âgées étaient tenaces.
- Votre père vous demande, mademoiselle.
Fiona sentit le malaise monter en elle. C'était l'heure. D'un pas résigné, elle suivit la gouvernante qui l'emmènerait, comme à chaque fois, dans le salon de son père. Fiona songeait à sa fatigue, et au fait qu'elle n'avait pas réussi à mémoriser sa troisième page de récitation. C'était une certitude: elle aurait droit à une nouvelle page pour le lendemain. Les devoirs s'accumulaient sans la moindre interruption. Bientôt, je n'aurai même plus le temps de rêver.
Arrivée devant la porte richement sculptée du salon, Fiona patienta pendant que la gouvernante tentait d'éveiller l'attention du Duc en frappant, faiblement d'abord, puis suffisamment fort pour qu'enfin, une voix grave, perpétuellement agacée, donne l'autorisation d'entrer.
La gouvernante ouvrit la porte. Fiona entra sans hésiter et se dirigea vers le bureau où son père était assis, occupé à rédiger un document. Il y avait une chaise vide en face de lui mais Fiona ne s'y assit pas. Elle devait attendre qu'on l'y invite, ce qui n'arrivait jamais.
En attendant que le Duc lève les yeux de sa feuille, Fiona se teint aussi droite que possible, les mains jointes dans le dos, en essayant de se remémorer quelques mots de la troisième page, sans succès. Elle ressentait ce que ressent une personne qui sait que ses efforts ne serviront à rien, mais qui considère comme lâche de ne pas, au moins, essayer.
Le Duc plia le document en quatre, puis apposa son sceau, ce qui prit quelques secondes le temps que la cire soit bien sèche. Il posa ce courrier fraichement créé sur un coin du bureau puis daigna enfin accorder un regard à sa fille. Ce regard d'ordinaire chargé de mépris était aujourd'hui… presque accueillant, ce qui était très déstabilisant.
- Nous avons reçu un courrier de la Reine Mathilde ce matin. Sais-tu de qui il s'agit?
Fiona hésita un instant, surprise de ne pas avoir été ordonnée de commencer la récitation tant redoutée. Devant l'impatience de son père, elle répondit prestement.
- Oui père. C'est la souveraine du royaume du Sud, de l'autre côté des montagnes. Il s'agit de la cousine du Haut Prêtre de l'Ordre Céleste.
- Sais-tu également qu'elle a un fils en âge de se marier?
La jeune fille ouvrit la bouche, interdite. Elle n'eut pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre où son père voulait en venir. Cependant, elle jugea qu'elle était plus sage de ne pas réagir avant qu'il ait clairement énoncé ses intentions.
- Non, père, répondit-elle. Je l'ignorais.
Le Duc se redressa sur son siège, ouvrit un des tiroirs de son bureau, puis en sortit la missive royale. Il tendit une feuille carrée, plus épaisse que celle de la lettre, à Fiona. Il s'agissait d'une gravure, représentant un jeune homme au visage ovale et aux longs cheveux noirs. Il n'était pas particulièrement attirant mais Fiona lui trouvait un regard très doux.
- Il s'agit du prince Théandre, le fils unique de la Reine, expliqua le Duc. Comme tu l'auras deviné, on lui cherche une fiancée. Même si on cherche à nous prendre pour des imbéciles en nous disant que tu as été "choisie", je me doute bien que tu ne seras pas la seule candidate pour ce mariage.
C'était bien cela, Fiona faisait partie des nombreuses autres jeunes filles issues de la haute noblesse désignées pour se marier avec un parfait inconnu. Elle observa à nouveau la gravure. Ce Théandre avait l'air d'avoir son âge, mais l'artiste aurait très bien pu le faire paraitre plus vieux ou plus jeune qu'il ne l'était réellement. Si ça se trouve, il avait même pris bien d'autres libertés créatrices.
- J'ai arrangé ton départ pour demain matin, repris le Duc. Il y a environ trois jours de route avant d'arriver à la capitale du royaume de Mathilde. Tu seras accompagnée par ta gouvernante et par un mercenaire chargé de ta protection. Je veux que tu prépares tes bagages.
Le Duc se replongea immédiatement dans ses papiers. Fiona, quant à elle, se sentait incapable de bouger. Elle avait bien compris qu'on attendait d'elle qu'elle épouse ce prince inconnu, mais elle ne parvenait pas à saisir la réalité de la situation. Elle tenait toujours la gravure dans sa main mais ne la regardait plus. Son regard se perdait dans le vide, sur des détails qui pourraient lui servir d'ancrage dans le monde réel, l'assurer qu'elle n'était pas en train de rêver.
- Eh bien? Fit le Duc d'une voix forte. Qu'y a-t-il?
Forcée de rassembler ses esprits prestement, Fiona répondit.
- Je… je suis surprise, père. Seulement surprise.
- C'est normal. J'ai du mal à comprendre pourquoi la Reine fait appel à des jeunes femmes venues de royaumes si éloignés. Elle doit être dans une position de faiblesse, autrement, elle ne chercherait pas à marier son fils à une inconnue. Qui plus est, une inconnue pouvant s'avérer dangereuse.
Fiona serra les mâchoires. Elle avait beau être habituée aux remarques blessantes de son père, celles-ci la touchaient toujours autant.
- Quoi qu'il en soit, tu es invitée maintenant. Nous devons saisir cette opportunité. Ce serait le plus grand des honneurs de faire partie de la famille du Haut Prêtre de l'Ordre.
Il y avait cela aussi… La ville où on l'enverrait était un lieu sacré, ce qui signifiait qu'elle quitterait une vie soumise à un culte dans lequel elle ne se reconnaissait nullement pour débarquer en son coeur. Et si sa nouvelle situation était pire que la précédente? Elle espérait que ce Théandre ne fasse pas partie de ces fanatiques.
- Mais si le prince et sa famille ne veulent pas de moi?
Le duc détourna le regard, resta silencieux un instant, puis leva les sourcils.
- J'imagine que nous mourrons tous dans la disgrâce, à moins que tu te maries avec un autre prince. Compte tenu de ta réputation, je doute fortement que tu aies beaucoup de demandes par ici. Personne ne voudrait d'une femme qui peut vous rendre fou, ou pire.
Encore cette sensation de tomber dans un grand trou… Fiona était au bord des larmes. La colère l'envahissait. Elle ne voulait plus croire à ces mensonges, à cette culpabilité fabriquée de toutes pièces, mais elle y croyait malgré elle. Cette pensée était agrippée à son esprit comme un hameçon. Elle demeura silencieuse, tout en baissant la tête pour ne pas que son père puisse remarquer son expression de défi et de rage à peine retenue.
- Tu passeras rendre visite à ta mère avant ton départ. Elle a réclamé ta présence ce matin.
Fiona déglutit. Malgré tous ses efforts, elle ne put arriver à retenir une larme chaude de couler sur sa joue. Se sentant incapable de parler sans trahir le tremblement de sa voix, elle se contenta de hocher la tête. Le Duc s'était replongé dans ses documents. Fiona le prit pour une invitation à quitter la pièce.
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