III - Chapitre 2

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Après avoir refermé les lourdes portes du salon privé, la jeune femme erra dans les couloirs pendant quelques temps. C'était l'hiver, et la lueur affaiblie du soleil rendait l’atmosphère encore plus austère que d’ ordinaire. Durant son enfance, Fiona n'avait pas été dérangée par ces grosses pierres grises, parfois si sombres qu'elles en paraissaient noires. Mais plus la jeune femme grandissait, plus elle associait la tristesse de ces lieux à sa propre situation. Désormais, le château avait l'aspect d'une prison, où la noirceur des drames survenus dans sa famille s'était incrustée dans chaque pierre.

Fiona ne parvenait toujours pas à se rendre compte qu'elle quitterait bientôt cet endroit. Elle était convaincue que son séjour au palais de la reine Mathilde ne serait que temporaire. Les prétendantes aux fiançailles seraient beaucoup trop nombreuses, et qu'avait-elle de plus qu'elles? Elle n'était pas particulièrement belle, sa conversation n'était pas totalement assurée… Comment pourrait-elle séduire un jeune homme qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant? Les chances étaient minces, et il s'agissait de son unique chance de trouver un époux.

Quand bien même les fiançailles auraient lieu et que l'honneur serait revenu dans sa famille, Fiona voulait d'un meilleur destin. Devenir reine pourrait sans doute offrir de nombreux privilèges, mais encore faudrait-il que le roi et son entourage se montrent compréhensifs. Rien ne garantissait que l'on tolère son goût pour la médecine, encore moins dans une ville aussi proche du temple de l'Ordre Céleste. Pour eux, cette science s’apparentait à une hérésie.

Toutes ces interrogations l'empêchaient de se réjouir de son départ. Elle ne pouvait pas affirmer qu'un meilleur destin l'attendait là-bas. Une chose était sure cependant: elle espérait ne jamais devoir revenir.

Mais une raison l'y obligerait pourtant, que le Prince veuille d'elle ou non.

Cette dernière pensée poussa la jeune fille à avancer vers la chambre de ses parents, où l'y attendait sa mère. La porte était déjà ouverte. Fiona put y voir la Duchesse, assise sur un large fauteuil devant la fenêtre. Elle semblait observer le paysage, les montagnes enneigées et le ciel blanc qui projetait une lumière pale dans la pièce. Avec sa robe de chambre blanche et ses cheveux de vieille dame, la duchesse avait l’air d’un fantôme.

Fiona s'avança discrètement, puis vint s'agenouiller auprès de sa mère. Celle-ci regardait toujours par la fenêtre, mais rien n'avait l'air d'attirer son attention. Elle fixait simplement un point dans le paysage depuis des heures, comme d'habitude. Fiona lui prit la main.

- Te voilà, dit la Duchesse avec un large sourire, remarquant enfin la présence de la jeune fille. Je t'ai attendue longtemps. Tu as eu un problème?

- Non, Madame, répondit Fiona, en se forçant à sourire à son tour. Je suis désolée de vous avoir fait attendre.

- Ah, ce n'est pas grave.

La Duchesse se mit à nouveau à fixer l'extérieur, mais cette fois ci, elle semblait préoccupée par quelque chose. Fiona savait ce qui l'inquiétait tant, mais elle lui posa tout de même la question.

- Qu'avez-vous, Madame?

- Je suis inquiète pour mes fils… dit la Duchesse après un long soupir. Ce sont des hommes, maintenant, et les voilà partis se battre à cause d'une dispute stupide avec nos voisins. J'attends leur retour, mais je ne les vois jamais…

Une fois de plus, Fiona dut retenir ses larmes. Comme à chaque fois, elle ne s'autorisait pas lui rappeler que ses fils aînés étaient déjà morts. Cela ferait plus de mal que de bien.

- Ah, je m'inquiète pour rien, c'est sûr, reprit la Duchesse avec un sourire chargé de l'espoir le plus fou. Mes garçons sont forts et prudents. Ils sont protégés par notre armée. Ils vont bientôt revenir. Peut-être même aujourd'hui, qui sait!

En disant tout cela, ses yeux restaient braqués sur Fiona, comme si elle attendait une confirmation. La jeune femme hocha la tête et sourit, même si son cœur y était de moins en moins. Elle se rappelait du moment où, ayant vu deux cavaliers descendre la montagne, sa mère avait ameuté tout le château pour préparer une fête en l'honneur de leur retour. Il avait bien fallu lui faire comprendre que ce n'était pas ses enfants qu'elle avait vu, mais seulement deux simples soldats. Durant trois jours, elle n'avait pas cessé de pleurer et avait même refusé de manger. Fiona avait cru qu'elle s'était enfin souvenue de la mort de ses fils, mais ce n'était pas le cas.

- Je serai tellement heureuse quand ils seront de retour. Ils pourront voir leur petite sœur! Une si gentille petite fille. J'espère qu'elle va bien en ce moment.

Fiona baissa la tête, évitant le regard de sa mère. A chacune de ses visites, elle espérait qu'elle puisse la reconnaître, mais cela n'arrivait jamais. La Fiona que la Duchesse connaissait était une enfant, gardée précieusement par une nourrice, dans un village reculé. C'est ce que lui avait dit le Duc. La vraie Fiona, elle, n'était qu'une dame de compagnie, dont la Duchesse ne se rappelait jamais du prénom.

- J'ai reçu des nouvelles, Madame. Fiona va très bien.

- Ah oui? Demanda la duchesse, manifestement ravie par cette nouvelle.

- Oui, Madame. La vie dans la montagne lui plaît beaucoup. Elle joue avec les autres enfants, s'occupe des animaux et pense beaucoup à vous.

- C'est bien vrai? Oh, ma petite Fiona…

Le bonheur fit monter des grosses larmes dans les yeux de la Duchesse. Fiona s'autorisa enfin à laisser couler les siennes.

- Je suis si heureuse qu'elle aille bien! Sais-tu quand on pourra nous la rendre?

Fiona resta silencieuse un instant, choisissant ses paroles avec justesse. Elle ne reviendrait peut être jamais au château. Dans ce cas, qui pourrait dire à la Duchesse que sa fille était heureuse et en bonne santé? Le Duc ne lui en parlerait pas. Ce n'était pas pour rien qu'il avait dit à sa femme que leur fille était ailleurs…

- Je n'en sais rien, Madame. Mais je suis sure que vous serez vite prévenue.

La Duchesse soupira, puis hocha la tête, comme si elle acceptait cette incertitude. Mais pour avoir eu cette conversation des centaines de fois, Fiona savait que sa mère souffrait d'une intense solitude que seule la vue de ses enfants pouvait soulager. La jeune femme aurait tant aimé briser le silence, percer le voile de mensonges dans lequel sa mère s'enveloppait malgré elle. Elle aurait voulu lui supplier de la reconnaître, de la rassurer en lui disant que sa fille avait toujours été là, auprès d'elle et qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Mais Fiona savait que c'était trop tard. La maladie avait creusé un gouffre profond dans son esprit. Elle était prisonnière d'un cercle d'espoir et de souffrances, où elle attendait de retrouver des enfants qui ne lui seraient jamais rendus.

- Pouvez-vous rester à mes côtés encore quelques instants? Lui demanda-t-elle. Je ne voudrais pas attendre mon époux sans compagnie.

- Bien sûr, Madame, répondit la jeune fille en lui touchant le bras.

Ainsi, mère et fille restèrent immobiles, à regarder par la fenêtre en silence, écoutant le murmure du vent dans les forêts de pin. Fiona essaya de penser le moins possible, de partager ce moment de calme. Mais elle ne pouvait s'empêcher de penser à ce qu'il adviendrait de sa mère si, par le plus pur des hasards, elle devenait l'épouse du Prince Théandre. Pourrait-elle venir vivre au palais de Mathilde? Son état lui permettrait-il de voyager? Non, le Duc la garderait probablement, juste pour lui rappeler de quoi elle était coupable. Elle avait rendu sa mère folle, et maintenant, elle risquait de l'abandonner.

Fiona serra plus fermement la main de sa mère, qui s'était replongée dans une profonde apathie. La jeune femme se mordit la lèvre pour étouffer ses sanglots.

Même si elle se répétait tous les jours ce que qu'on lui reprochait était un mensonge, la simple vue de la Duchesse la persuadait d'une seule chose: tout était de sa faute.

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