VI - Chapitre 1

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Son sommeil interrompu, Ludwill s’accordait quelques minutes de détente, bien pelotonné sous sa couette. Il était sensé reprendre du service au palais ce jour là, à l’aube, mais le prince ne lui en voudrait sans doute pas s’il avait une ou deux heures de retard.
Bien qu’il fut encore nuit, le théâtre était déjà bourdonnant d’activité. Le valet pouvait entendre les acteurs s’entraîner à réciter leurs monologues, les décorateurs clouer des planches de bois et les musiciens accorder leurs instruments. Depuis la porte entrouverte, on pouvait voir que quelqu’un avait allumé des torches dans le couloir. L’ambiance bruyante rendrait le repos trop difficile. Autant se préparer directement.
Ludwill s’étira, puis sortit du lit nu comme un ver pour faire une toilette rapide. Il avait pris la peine de se raser la nuit précédente, ayant jugé que cela lui ferait gagner du temps.
Tandis qu’il s’habillait, le jeune homme remarqua un papier sur lequel il avait écrit, deux jours auparavant. Dissimulée maladroitement sous un paquet de feuilles vierges, il s’agissait d’une lettre qu’il n’avait pas terminée. Le valet se maudit intérieurement. Voilà ce qu’il avait oublié de faire ! Il avait prévu d’emmener ce courrier au palais pour pouvoir l’envoyer le plus tôt possible. Ludwill lança un regard par dessus son épaule, puis s’assit pour reprendre la plume.
Au bout d’un quart d’heure, il termina la lettre. Il ne restait plus qu’à la signer. Il s’agissait d’une étape délicate, puisqu’il devrait non seulement s’appliquer, mais aussi mémoriser ses gestes pour la correspondance qui suivrait. Traçant les lettres avec habileté, il fut toutefois surpris par une voix moqueuse dans son dos.

- « Armand de Chablis ». Voyez-vous cela !

Ludwill écarta vivement la plume de sa lettre, causant la chute d’une goutte en plein milieu d’une phrase. Aussi gêné que furieux, Ludwill se retourna vers son interlocutrice. Son regard furibond ne fit qu’accroître son hilarité.

- Pardonnez-moi, messire, parodia la jeune femme en s’inclinant. Le ciel m’est témoin que je ne voulais pas vous courroucer…

Judith. Cette fille avait toujours le chic pour le surprendre dans ses moments de vulnérabilité. Elle avait rejoint la troupe il y avait quelques mois de cela et ils ne se fréquentaient qu’occasionnellement. Il n’avait donc pas jugé utile de l’informer de ses projets.
Pour toute réponse, le valet lui jeta une chemise blanche qui traînait sur une malle. La jeune femme s’en saisit au vol en souriant d’un air espiègle.

- Habilles-toi au lieu de fouiner dans les affaires des autres.

Judith enfila la chemise tandis que Ludwill tentait de réparer les dégâts causés à la lettre. Heureusement, la goutte d’encre n’était pas tombée sur un mot très important. Le jeune valet se sentit tout de même embarrassé. Il ne lui restait plus qu’à espérer que la princesse Amélis n’était pas du genre à s’offusquer de ce genre de maladresses.

- C’est pour une nouvelle conquête ? s’enquit la jeune actrice en relevant sa longue chevelure brune. D’habitude, tu ne perds pas le temps de leur écrire des lettres, encore moins de leur déguiser ton identité.

Le jeune homme utilisa son agacement à bon escient pour souffler sur l’encre. Judith posait toujours beaucoup trop de questions. Si elle n’avait pas eu l’habitude de passer ses nuits avec des personnes extérieures au théâtre, Ludwill aurait sans doute accepté de lui répondre. Mais avec elle, les rumeurs se répandaient comme des maladies vénériennes. Il ne voulait pas que son plan soit découvert par des personnes haut placées. Le jeune homme décida de rester muet.

- Elle a quelque chose de spécial, alors ? Insista la jeune femme, entourant le valet de ses bras. C’est pour ça que tu lui mens ?

Exaspéré, Ludwill se leva d’un bon, prétextant d’ajuster sa cravate en face du miroir. Les bras croisés, Judith le fixait toujours, déterminée à ne pas bouger avant qu’il ne lui ait dit quelque chose. A ce duel de volonté, le jeune homme finissait toujours perdant. Cependant, rien ne l’obligeait à dire toute la vérité.

- Si tu tiens vraiment à le savoir : je joue un rôle. C’est elle qui me l’a demandé. Tu es contente ?

Judith écarquilla les yeux, puis éclata d’un rire perçant que tout le théâtre avait entendu à coup sûr.

- J’y crois pas ! Tu t’y es mis aussi ?!

Le jeune homme se mit à rougir. Son mensonge se retournait contre lui et risquerait de lui coller une réputation difficile à assumer. Enfin… c’était toujours mieux que de voir son plan ruiné.

- Elle te payes bien ?

- Assez pour que j’accepte de perdre du temps à écrire ces lettres, répondit Ludwill d’un ton sans réplique.

La jeune actrice haussa les épaules, acceptant de se contenter de cette réponse vague. Puis elle se vautra sur le lit, roulée en boule comme un chat. Le valet lui lança un regard méprisant. Il commençait à se lasser de ses minauderies incessantes. Au moins, elle était belle et suffisamment talentueuse pour ce qu’il attendait d’elle.

- Ça doit être amusant de jouer un noble dans ce genre de situation, commenta Judith. Ça me rappelle ce que ta mère m’a raconté : quand tu jouais le Prince avant de rentrer à son service. Tu as toujours joué des types au sang bleu, en fait !

Le valet écoutait distraitement les paroles de la jeune femme tout en ajustant les jarretières de sa livrée. Il n’aimait pas que sa mère confie autant de choses sur lui aux petites nouvelles de la troupe, mais comment aurait-il pu lui en vouloir ? Elle avait toujours été démesurément fière de tout ce qu’il avait accompli. Par ailleurs, c’était ce rôle qui lui avait permis de se rapprocher du véritable prince. Il s’agissait de son meilleur souvenir : un instant d’innocence et de gloire où il avait pu, le temps d’une pièce, se prendre pour l’enfant le plus chanceux du monde. Celui qu’on protégeait, qui mangeait toujours à sa faim et qui dormait dans une pièce toujours chaude. A chacune de ses apparitions, le public noble du palais s’était émerveillé devant cet enfant espiègle qui prétendait leur être supérieur. En ces instants, Ludwill l’avait vraiment été ! Comme il avait été facile d’y prendre goût, et si difficile de revenir à la froide réalité…

Au premier rang, le plus admiratif d’entre tous avait été ce petit garçon maigrelet, au teint pâle, assis aux cotés de sa mère, dont la sévérité et la prestance ne faisait déjà aucun doute. Ludwill avait vu dans les yeux de cet enfant l’étincelle tant recherchée par les acteurs. Ce regard chargé de fascination avec une pointe d’envie avait ému Ludwill. Il avait deviné ses pensées comme s’il les avaient hurlées : « C’est lui. Voilà le prince que j’ai envie d’être ! »

Des années plus tard, ce petit garçon était devenu son employeur et ami. Le valet constatait que leur rapport de force ne s’était pas inversé, son rang largement inférieur ne l’empêchait pas d’être supérieur en tout point en termes de réussite sociale et d’apparence physique. Loin d’être déstabilisante, cette situation leur paraissait bénéfique: Ludwill sortait Théandre de sa solitude et Théandre sortait Ludwill de sa misère. Un juste échange, à n’en pas douter.

« Un jour, je ne ferai pas que jouer les types au sang bleu, ma belle... », songea le jeune homme.

Ayant enfilé ses souliers, Ludwill plia soigneusement la lettre, qu’il rangea dans la poche de son gilet. Il s’apprêta à quitter la chambre quand Judith se mit à gémir:

- Et voilà, tu pars encore sans me dire au revoir ! Quel goujat…

Son air exagérément boudeur était une énième provocation. Le valet s’y était habitué, mais trouvait toujours aussi difficile d’y résister. Il leva les yeux au ciel, puis s’approcha de la jeune femme, couchée sur le ventre, la tète dressée dans sa direction. D’un mème mouvement, il l'embrassa tout en lui administrant une claque sonore sur ses fesses nues. Avant qu’elle n’ait eu le temps de l’abreuver d’insultes, Ludwill était parti, un sourire sadique aux lèvres.

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