VI - Chapitre 2

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Eveillé depuis longtemps, le prince Théandre contemplait la ville depuis la large fenêtre de sa chambre. L’évènement survenu il y avait deux jours de cela lui faisait voir le monde d’un œil nouveau, à moins que, justement, il n’ait retrouvé sa capacité à le voir tel qu’il était vraiment ? Il n’en savait rien. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il se sentait en décalage avec la réalité. Ça ne lui était pas arrivé depuis très longtemps…

La dernière « apparition » dont il se souvenait avait eue lieu il y avait cinq ou six ans de cela. Il n’avait pas vu cet arbre doré, entouré d’une étrange espèce d’oiseaux, mais les circonstances avaient été les mêmes : Lors d’une promenade dans les jardins aquatiques en compagnie de sa mère, ils s’étaient tous les deux assis pour profiter du spectacle d’une immense fontaine. Théandre avait vu se dessiner dans les jets d’eau les contours d’une haute formation rocheuse, du haut de laquelle se jetaient des personnes vêtues de blanc. Effrayé par cette vision, il s’était mis à crier. Sa mère l’avait secoué par les épaules pour le ramener sur Terre, ce qui avait provoqué une migraine assez puissante pour le clouer au lit.

Cette fois-ci, il avait mieux résisté à ce brusque retour. Il avait simplement du repousser le rendez-vous qui était sensé suivre celui de la duchesse Fiona pour se reposer. Le reste de la journée s’était déroulé sans encombre, mais le jeune homme avait été bien incapable de se concentrer sur les paroles de ses prétendantes. Tant de questions l’assaillaient, désormais…

Le jeune homme se souvenait que, dans sa petite enfance, ces visions était très fréquentes. Lorsqu’il était seul, il arrivait fréquemment qu’il se retrouve dans un monde qui n’était pas le sien, des univers fait de verdure et d’eau cristalline, ou bien de pierres moussues et d’ossements… Parfois, des êtres inconnus venaient lui parler dans une langue qu’il ne comprenait pas, ou bien en formant des phrases qui n’avaient aucun sens. Lorsqu’il en parlait aux adultes, on se moquait gentiment de lui en lui disant qu’il avait beaucoup trop d’imagination. On ne s’était inquiété qu’à partir du moment où il s’était évanoui, ce qui finissait par arriver à chaque fois qu’un élément extérieur venait perturber ces apparitions.

Suite à l’incident survenu en compagnie de sa mère, beaucoup de personnes avaient commencé à s’interroger sur la nature de ses visions. Etait-il possible que le Prince fasse partie des Appelés de l’Ordre Céleste ? Ces gens avaient recevaient des messages par la grâce de la lumière qu’il leur fallait ensuite interpréter pour diffuser la parole divine. Cette théorie avait longtemps séduit Théandre. Il s’était senti honoré que le Ciel lui fasse suffisamment confiance pour lui transmettre ses messages. Il aurait voulu s’entretenir à ce sujet avec le Haut Prêtre de l’Ordre Céleste, mais la reine avait refusé catégoriquement tout entretien. L’enfant avait eu beau tenter de la convaincre, avançant que ces signes étaient sans doute très importants, elle lui avait répondu fermement : « Tu es mon fils, le Prince et le futur Roi. Tu es déjà bien plus important aux yeux du Ciel que ces imbéciles qui se brûlent la cervelle en fixant le Soleil. Le divin agira à travers tes actes, pas à travers tes visions. ».

Ces paroles avaient fini par le convaincre, même si le jeune prince avait regretté de ne pas avoir pu au moins essayer d’interpréter ces messages. Pour mettre fin à ses malaises, la Reine avait décidé qu’il était temps pour lui de démarrer son apprentissage intensif. Ses journées de jeux et de promenades avaient été remplacées par de longues séances de cours avec des adultes sérieux et ennuyeux. Si le but de sa mère avait été de faire disparaître les visions, elle avait réussi. Pendant les années qui suivraient, Théandre ne recevrait plus le moindre signe, même s’il continuerait à voir d’étranges lieux dans ses rêves. Tout ce qui lui restait était un profond ennui, et la certitude refoulée qu’il n’était pas à la bonne place dans ce monde.

Maintenant que les visions étaient revenues, le jeune homme en était plus que jamais persuadé : le Ciel attendait quelque chose d’autre de lui/ Il se sentait bien incapable de remplir les devoirs attendus d’un Roi, mais il était conscient d’avoir une capacité spéciale, qui ne demandait pas d’agir, mais de réfléchir. A moins de prendre l’habit de l’Ordre Céleste, il ne pourrait pas renoncer officiellement au titre de Roi. L’idée de devenir prêtre l’avait effleuré à ses moments de désespoir, mais ce n’était pas une bonne option : il aimait bien trop passer du temps avec ce dévergondé de Ludwill… De plus, sa mère avait une telle aversion envers son cousin et l’Ordre qu’elle ferait tout pour l’empêcher de le rejoindre, même si la loi l’y autorisait.

S’il ne pouvait pas abandonner son titre sur un coup de tête, le prince pouvait au moins essayer d’interprêter ses visions, seul, où avec l’aide des érudits qui l’entouraient. Peut-être que l’une d’entre elle serait suffisamment importante pour remettre en question son rôle au sein du royaume ?

Théandre sourit à cette perspective. Bien qu’il ait réprimé ce sentiment durant de nombreuses années, il avait toujours souhaité que la vie ait davantage a offrir que son ennuyeuse matérialité. N’ayant jamais quitté la capitale et ayant toujours vu ses envies être satisfaites, le jeune homme désirait ardemment faire l’expérience d’un ailleurs. Si la reine se montrait bien trop protectrice à son égard pour le laisser voyager hors des murs fortifiés de la capitale, il pourrait au moins essayer de renforcer son lien avec le Ciel, une chose qui avait été cruellement négligée dans son éducation. Théandre se promit de passer davantage de temps à la chapelle du palais dès que l’occasion s’y présenterait.

Trois coups résonnèrent contre la porte de sa chambre. Ce devait être Ludwill. Le jeune homme se pressa de lui ouvrir. Une fois entré, à l’abri des regards, le valet serra le prince dans ses bras en le gratifiant de trois bonnes tapes dans le dos.

- Alors ? Comment s’est passé le défilé des dulcinées ?

- C’était épuisant, mais ce n’était pas désagréable non plus. Et toi ? As-tu bien profité de ton congé ?

- On peut le dire, oui… répondit Ludwill avec malice, laissant peu de toute sur les activités qui avaient occupé son temps.

- Je vois… J’imagine que la princesse Amélis ne t’as pas suffi.

Le valet eut soudainement l’air étonné. Le prince crut même reconnaître une pointe de honte dans son regard : « Comment le sais-tu ? ».

- Ce n’était vraiment pas difficile à deviner : c’était la seule de mes prétendantes à partir sans attendre la fin du séjour. De plus, elle est restée muette tout le long de notre rendez vous alors qu’elle était bavarde comme une pie pendant le bal. J’en ai déduis que quelque chose lui pesait sur la conscience et que ce « quelque chose » pouvait très bien être « quelqu’un ».

Silencieux, Ludwill haussa les épaules, ne sachant que répondre sur l’instant. Théandre, quant à lui, croisait les bras en souriant, ravi d’avoir enfin une longueur d’avance sur son ami.

- J’aurai bien aimé t’en parler, je t’assure, expliqua le valet. Seulement, la discrétion était de mise. J’espère qu’elle ne t’as pas tapé dans l’œil entre temps.

Le prince secoua la tète. Ses préférences -ou ,en l’occurrence, son absence de préférences – n’avaient pas vraiment changé depuis que sa mère lui avait annoncé que d’autres feraient un choix pour lui. A bien y réfléchir, ce choix pourrait très bien se porter sur la princesse Amélis… après tout, sa famille était riche, influente, et en très bons termes avec la Reine. Il s’agissait d’un excellent parti. Théandre espérait de tout son coeur que le choix ne se porterait pas sur elle. La princesse reconnaîtrait Ludwill à coup sûr et il serait obligé de l’écarter de sa vie pour lui éviter une réalisation qui lui briserait le coeur.

- A quoi penses-tu ? Demanda le valet, à qui l’inquiétude de son maître n’avait pas échappé.

- Ce n’est rien… J’espère juste qu’elle n’est pas trop bouleversée, voilà tout.

Théandre n’avait aucune envie d’inquiéter inutilement son ami. Après tout, aucune décision n’avait encore été prise, même si elle devait arriver dans le courant de la matinée. Si sa crainte se retrouvait justifiée, le prince n’hésiterait pas à protester, allant jusqu’à prétendre avoir été insulté par la fuite de la princesse. Il n’aimait pas l’idée d’enfoncer davantage cette pauvre jeune fille dans l’embarras, mais il aimait encore moins devoir se séparer de Ludwill.

- Oh, ne t’en fais pas pour elle ! fanfaronna ce dernier. Elle sera surement honteuse au début, mais je t’assure que les souvenirs que je lui ai donné la combleront davantage que son époux et ses amants combinés !

Face à cette extrapolation, Théandre ne put s’empêcher de rire de bon coeur. Il ne doutait pas que Ludwill put être capable d’une telle prouesse, lui qui avait eu bien assez d’occasions pour améliorer ses compétences dans ce domaine. Il plaçait la barre si haut que le prince n’avait même pas la présence d’esprit de l’envier. De plus, ses priorités à lui étaient bien différentes.

Une nouvelle fois, on toqua à la porte. Le coeur de Théandre se serra. On venait certainement lui annoncer le nom de sa fiancée. Ludwill reprit son rôle de valet et partit ouvrir à ce nouvel interlocuteur.

Le prince reconnut le messager, Baptiste. Il s’approcha pour lui souhaiter la bienvenue.

- Belle journée, votre Altesse. Sa Majesté la Reine souhaite vous informer que sa décision a été prise concernant votre future épouse.

Le jeune homme fit de son mieux pour ne pas dévoiler son inquiétude. Savoir Ludwill a ses cotés le calmait quelque peu, même si ce dernier devait se contenter de se mettre droit comme un I à coté de la porte.

- Très bien… puis-je vous poser une question ?

- Bien sûr, votre Altesse ? répondit le messager, pris de court.

- La Reine vous a t-elle informé de ce qui se passerait si je refuse son choix ?

Baptiste resta muet quelques secondes, puis dut se forcer à apporter une réponse satisfaisante.

- Sa Majesté ne m’a rien dit à ce sujet, votre Altesse. Si vous le désirez, je pourrai l’informer de votre refus le cas échéant.

Théandre sentit sa colère monter. Ainsi donc, sa mère n’envisageait même pas la possibilité qu’il puisse contester son choix. Ce n’était pas étonnant de sa part, mais cela demeurait blessant. Tout en tachant de rester discret, Ludwill exprima son incrédulité au prince d’un regard. Ce dernier reprit la conversation.

- Nous verrons bien. Dites-moi de qui il s’agit.

- La Duchesse Fiona Von Trotha, votre Altesse.

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