VI - Chapitre 3
Attablée en compagnie de l’organisatrice du bal et de quelques conseillers de la Reine, Fiona avait l’impression que son esprit était enveloppé d’un épais brouillard qu’aucun son ne pouvait franchir. La jeune femme était plongée dans un torrent de sentiments et de pensées dont elle n’arrivait plus à faire abstraction. La seule certitude à laquelle elle pouvait se raccrocher, c’est qu’elle était désormais promise au Prince.
Tandis que les autres prétendantes préparaient leurs départs, Fiona fut priée de rejoindre une grande salle de réunion, où on lui avait annoncé la bonne nouvelle. Ses fiançailles avec le Prince Théandre auraient lieu d’ici deux semaines et elle deviendrait son épouse pendant l’été. La jeune duchesse n’avait su comment réagir, hésitant entre la joie de quitter son père et ses humiliations incessantes et la crainte de laisser sa mère seule, en proie à ses désillusions. Le fait qu’on l’ait choisie parmi ces autres jeunes femmes, qui étaient toutes de bien meilleurs partis, lui paraissait invraisemblable. Pourtant, ce n’était ni une erreur, ni une mauvaise plaisanterie.
Les conseillers et l’organisatrice n’avaient pas fait cas du manque de réaction de la jeune femme. Ils comprenaient sans doute qu’elle était sous le choc. Après tout, il n’était pas monnaie courante d’épouser le Prince du royaume le plus puissant du Monde Eclairé. Il lui faudrait du temps pour comprendre tout ce que cette union impliquait. Fiona n’avait pu qu’approuver ce point de vue. Afin de ne pas la laisser sans repère, on lui avait fourni des explications détaillées sur les règles qu’elle devait respecter durant la période de transition entre les fiançailles et le mariage.
Tout d’abord, la promise ne pourrait pas retourner dans sa terre de naissance, à moins que des situations extrêmes ne l’exigent. Fiona s’y était attendue, mais déplora néanmoins que la fragilité mentale de sa mère ne serait pas un motif valable pour entamer un voyage, ne serais-ce que pour s’assurer qu’elle soit bien traitée en son absence. Ensuite, elle devrait suivre un apprentissage commun avec le Prince, afin de rattraper toutes les connaissances qui pourraient lui faire défaut. La jeune femme en fut rassurée, car un tel rattrapage serait nécessaire pour réparer les dégâts causés par plusieurs années d'inactivité. Enfin, il lui fut précisé avec un peu trop d’insistance que le mariage ne pouvait s'officialiser à moins de rester vierge. Fiona ne s’en inquiéta pas. Elle ne s’était jamais rapprochée des hommes au sens où les conseillers de la Reine l’entendaient, sa fidélité au Prince serait donc sans faille.
Ce fut tout ce que la jeune femme fut capable de retenir parmi un flot d’injonctions parfois contradictoires. Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer à quel point l’opinion des conseillers était divisée à son sujet. Certains, dont la conseillère et un certain Seigneur Ludovic, semblaient ravis pour elle et étaient déjà prêts à lui accorder leur confiance ; d’autres étaient bien plus méfiants et n’hésitaient pas à lui rappeler ce qui lui arriverait si elle ne respectait pas ses nouveaux devoirs : les punitions allant du simple renvoi à l’humiliation publique. La jeune duchesse se demanda si cette hostilité arbitraire à son encontre était bien le fruit de la réputation des femmes au sein des fidèles à l’Ordre Céleste, ce qui n’aurait guère été étonnant compte tenu de l’attitude de son père à son égard... Quoi qu’il en fut, Fiona préféra se focaliser sur les changements positifs qu’apporteraient sa situation plutôt que sur la menace constante de l’annulation du mariage.
Cet entretien terminé, on pria la jeune femme de rejoindre ses nouveaux appartements, encore plus spacieux et confortables que ceux qu’elle avait occupée précédemment. Néanmoins, la jeune femme ne put s'empêcher de ressentir une certaine frustration : cela faisait plusieurs jours d’affilée qu’elle se retrouvait enfermée sans pouvoir explorer librement les environs. On lui avait expliqué qu’il ne serait pas prudent de croiser les prétendantes rejetées, dont certaines commençaient déjà à se plaindre… Fiona avait donc accepté cette contrainte sans protester, espérant qu’on lui accorderait davantage de liberté les jours suivants. Une longue promenade serait la bienvenue pour faire cesser le maelström de ses pensées.
Dès le lendemain, le souhait de la jeune femme fut exaucé. Comme le palais était à présent vidé de ses invitées, elle eut tout le loisir de visiter les lieux. Certaines pièces, comme l’accès à la caserne où aux appartements royaux étaient solidement gardés. D’autres passages étaient réservés aux serviteurs. Fiona ne fut pas déçue de constater toutes ces restrictions. Une seule pièce l’avait réellement obsédée depuis son arrivée : la bibliothèque.
En franchissant ses portes, la jeune duchesse sentit un large sourire se dessiner sur son visage. Il s’agissait d’une pièce immense, plus haute que large, qui contenait aussi bien des livres que des cartes ainsi qu’une superbe collection d’astrolabes. Une peinture au plafond représentait le mouvement des astres et l’emplacement des étoiles dans le ciel.
Fiona en fut émue aux larmes. Elle qui avait vu la bibliothèque du château ducal se vider progressivement sentait l’espoir renaître, l’espoir qu’on la laisserait étudier tout ce qui piquerait sa curiosité, sans se préoccuper de quelles matières étaient acceptables ou non.
Sans se préoccuper du regard inquisiteur de quelques conseillers, occupés à parcourir les rayonnages, Fiona se mit en quête de quelques ouvrages traitant de médecine. Ils étaient disposés sur d’immenses étagères, accessibles par le biais d’escabeaux vertigineux. Ayant l’habitude des hauteurs, la jeune femme ne fut pas découragée. A son grand soulagement, les champs d’étude étaient indiqués par une signalétique facile a repérer, soigneusement tracée en lettres d’or sur le sombre bois d’ébène.
Malheureusement, elle n’eut pas le temps de monter trois marches qu’une voix vint l’interrompre. Il s’agissait d’Adrienne, la suivante de la Reine.
- Je vous prie de m’excuser, Madame, dit cette dernière après s’être présentée, mais sa Majesté souhaite s’entretenir de nouveau avec vous. Pouvez-vous me suivre, je vous prie ?
Bien qu’elle fut déçue de ne pas avoir pu profiter plus amplement de ce que la bibliothèque avait à offrir, Fiona ne put refuser cette invitation. Converser avec la Reine était bien plus important que ses recherches.
La jeune duchesse fut étonnée de voir que la suivante la conduisait vers les appartements de sa Majesté. Etait-il bien en accord avec le protocole d’avoir un entretien dans un lieu aussi privé ? Fiona ne faisait pas encore partie de la famille royale; cela n’arriverait pas avant de longs mois.
Une fois entrée, la jeune femme fut stupéfaite par la beauté de la chambre royale. Elle n’avait jamais vu autant de draperiees et de tapisseries installées dans une même pièce. Un si beau décor devait facilement détendre son occupante après une longue journée de travail.
Fiona aperçut la Reine Mathilde, confortablement assisse sur le coin d’un sofa bleu nuit. Avertie de sa présence, elle demanda à la jeune duchesse d’approcher. La suivante referma la porte dans son dos.
Tout en avançant, Fiona remarqua que le visage de la Reine était différent. Lors de leur précédente rencontre en face a face, elle avait laisser à penser qu’elle n’avait aucun défaut physique, ses traits étant lisses, fins et délicatement colorés. La jeune duchesse comprenait à présent que tout cela n’était qu’une illusion, subtilement engendrée par un savant maquillage. A présent, la femme en face d’elle lui paraissait bien plus humaine, fatiguée et presque… malade.
- Bienvenue, Mademoiselle. Avez vous eu le temps de trouver vos marques dans le palais ?
- Oui, votre Majesté. J’ai eu le temps de l’explorer à ma guise.
- Fort bien. Avez vous pu consulter les ouvrages de notre bibliothèque ? Celle ci est moins fournie que celle dont nous disposons dans la capitale, mais je pense que vous y trouverez des informations utiles.
La jeune femme regretta soudainement d’avoir passé tant de temps à parcourir les salles du palais avant de se ruer dans la bibliothèque, comme son instinct le lui avait pourtant dicté. Le ton de la Reine laissait sous-entendre qu’il aurait été préférable de commencer à renforcer ses connaissances dès à présent.
- Je n’en ai pas encore eu le loisir, votre Majesté.
Mathilde hocha la tète, passablement déçue, puis elle haussa les épaules en déclarant : « Cela viendra bien assez tôt ».
Un long silence s’installa pendant lequel la Reine se leva pour s’installer devant sa coiffeuse. Adrienne s’approcha et s’affaira aussitôt à peigner ses longs cheveux. Sans savoir que faire d’autre, la jeune duchesse contempla Mathilde, attendant qu’elle lui adresse de nouveau la parole.
Malgré sa mauvaise santé évidente, elle ne perdait rien de sa beauté, ni de sa prestance. Fiona comprit pourquoi n’avait fait mention de son état au palais : à moins de la cotoyer dans un cadre privé, il était impossible de déceler sa maladie. La jeune femme s’étonna encore davantage d’avoir eu accès à cette information aussi rapidement.
- Dites-moi, demanda la Reine en fixant le reflet de Fiona dans le miroir, quel effet cela vous fait-il de savoir que vous avez été choisie pour épouser mon fils ?
La jeune femme hésita quelques instants avant de répondre, tentant de formuler quelque chose d'à la fois poli et sincère : « Je suis agréablement surprise, votre Majesté. »
Un léger sourire se dessina sur le visage de Mathilde.
- Et d’après vous, quels critères ont motivé ce choix ?
Encore une question difficile… comment y répondre sans se déprécier ou faire preuve de prétention ? Par réflexe, Fiona aurait eu tendance à minimiser ses compétences. Elle n’avait jamais été « choisie » à proprement parler, simplement entourée de gens bienveillants qui avaient peaufiné son éducation. Ces gens avaient maintenant disparu de sa vie, si bien que, sans repère, la jeune duchesse pensait ne plus avoir de qualités propres, où du moins, qu’elle ne pouvait pas légitimement les mettre en avant.
- Je l’ignore, votre Majesté.
- Vraiment ? J’aurai souhaité que vous en ayez eu une vague idée. Cela m’aurait rassurée sur la confiance que vous vous accordez. Mais enfin… Laissez moi vous poser une question plus pertinente : pourquoi pensez-vous que je vous ai autorisée si vite à accéder à mes appartements ?
Consciente que la Reine exigeait d’elle un effort intellectuel avant toute chose, Fiona assembla du mieux qu’elle put les pièces du puzzle. Une réponse était au moins évidente : « Vous souhaitez me tenir informée de quelque chose. Quelque chose que vous souhaitez garder secret. »
Le regard de Mathilde s’illumina. Elle hocha la tète, encourageant la jeune duchesse à poursuivre sa déduction logique. Celle ci resta silencieuse quelques secondes, puis la solution lui sauta dessus, si évidente, et pourtant si difficile à accepter…
- Vous êtes malade et vous voulez que je vous soigne…
Le souffle coupé, Fiona eut du mal à rester debout. Longtemps, elle avait naïvement cru que la décision finale concernant les fiançailles reviendrait au prince Théandre, même s’il était évident que la Reine était celle qui aurait le dernier mot. Mais ce n’était pas cela qui la bouleversait autant : on l’avait choisie pour ses talents en médecine, une discipline qu’on lui avait brutalement interdit de pratiquer pendant bien trop longtemps... La jeune femme voulut crier à la Reine qu’elle commétait une grave erreur, mais ce maudit protocole voulait qu’elle reste muette jusqu’à ce qu’on lui demande son avis, ce qui n’arriverait sans doute pas.
Mathilde hocha de nouveau la tète, son visage trahissant aussi bien la fierté que la tristesse.
- Vous avez tout compris. Je peux voir à quel point cela vous inquiète. Je vais donc vous expliquer ce qui m’a amenée à prendre cette décision.
Adrienne cessa de coiffer la Reine. Cette dernière s’assit de nouveau sur le sofa, indiquant à Fiona de faire de même. Cette dernière obtempéra avec soulagement, la panique qui s’emparait d’elle rendait son ventre douloureux. Le regard bleu de son interlocutrice ne fit, malheureusement, que l’enfoncer un peu plus dans le trouble.
- Le devoir qui m’incombe me pousse à la plus grande méfiance, envers les fidèles de l’Ordre Céleste en particulier. Or, il se trouve que les médecins de la capitale sont forcés de prêter serment et de rapporter leurs activités aux chefs religieux. Si le Haut Prêtre, que votre père tient en si haute estime, venait à apprendre mon état, il n’hésiterait pas à profiter de ma faiblesse pour imposer de nouvelles réformes en douce. J’ai bien envisagé de contacter des médecins étrangers, notamment votre mentor, mais les missives royales peuvent facilement tomber entre de mauvaises mains. Il me fallait quelqu’un qui puisse venir directement au palais, sans être informé de mon état au préalable. Le simple fait d’inviter un médecin est susceptible d’engendrer toutes sortes de rumeurs et je ne pouvais pas prendre ce risque non plus.
Faute d’avoir trouvé une telle personne, je m’étais résignée à laisser mon mal m’emporter. Je n’avais plus qu’à m’assurer que mon fils ait une épouse capable de l’aider à reprendre mon rôle. Vous étiez la seule à bénéficier à la fois de connaissances politiques de base et du savoir médical que j’avais si longtemps cherché. Qui plus est, vous étiez et resterez longtemps dans une position de faiblesse. Ce qui est avantageux pour moi.
Fiona se raidit, l’expression de la Reine venait de passer du simple sérieux à la menace froide. Son estomac se serra davantage.
- Comprenez-moi bien, poursuivit Mathilde, je cherche avant toute chose à préserver l’unité du royaume pour éviter qu’il ne tombe dans la théocratie, ce qui entraînerait à coup sur la fin de la paix que nous avons eu tant de mal à maintenir. Mon fils est actuellement incapable de faire preuve d’assez de fermeté pour tenir tète à l’Ordre et à ses fanatiques qui ont infiltré le conseil. C’est pour cette raison que je dois prolonger ma vie, si je le peux. Je ne vous demande pas de réaliser un miracle et j’accepterai ma mort, si elle doit survenir. En revanche, j’exige de vous une discrétion totale : si la nouvelle de ma maladie s’est répandue par votre faute, j’exigerai votre renvoi immédiat quitte à mentir à votre père sur la nature de vos actions. Je doute fort que votre famille puisse se relever du déshonneur qui lui tombera dessus. J’ose espérer que vous ne serez pas idiote au point de risquer mon courroux et celui du Duc par la faute d’une langue trop pendue.
Les paroles de la Reine avaient paralysé la jeune duchesse. Bouche bée, elle sentait son cœur battre la chamade en réalisant qu’elle était prise au piège. La peur et la colère se mêlait dans son esprit. Fiona ne supportait pas l’idée d’avoir été manipulée de la sorte, qu’on ne lui laisse pas le choix d’accepter ou de refuser une mission aussi délicate que secrète. De toute évidence, elle ne pouvait pas prendre une telle menace à la légère. Aucune réponse n’étant appropriée, un silence approbatif était de mise.
Mathilde se leva, observant la jeune femme du coin de l’œil, l’air satisfait.
- Prenez le temps de bien vous documenter, vous en aurez besoin pour votre première consultation.
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