VII - Chapitre 3

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Comparé au casse-tête logistique qu’avait été l’organisation du bal des prétendantes, les préparatifs en vue de la cérémonie des fiançailles avaient été presque reposantes. La reine Mathilde avait été surprise d’apprendre qu’Harald Von Trotha et son épouse Anna ne pourraient pas se déplacer pour assister à l’échange des vœux entre leurs deux enfants. Cette absence avait été confirmée par une missive très froide de la part du Duc, où il exprimait sa satisfaction de voir sa terre prochainement unie à celle de la famille royale, mais que son peuple accordait davantage d’importance à une union concrète plutôt qu’à une simple promesse.

Mathilde avait senti sa colère monter à la lecture de ce message, mais cela n’aurait servi à rien de répliquer avec une froideur équivalente. Harald Von Trotha était ainsi : un homme hautain et austère qui ne laissait personne lui dicter sa conduite. Il était inutile de tenter de le raisonner.

La reine ressentait cependant une certaine compassion pour sa future belle fille. La missive du Duc ne faisait nullement mention de Fiona. Il n’exprimait aucune fierté et n’avait pas chercher à lui transmettre un message personnel. Il semblait la traiter comme une marchandise, dont le payement tardait à arriver. Son propre père avait pu se montrer distant à ses heures, mais jamais il ne l’aurait traité de la sorte.

Cela n’empêcha pas Mathilde de rester pragmatique : moins d’invités impliquait moins de préparatifs et, par conséquent, moins d’argent à dépenser. Comme elle l’avait prévu, le bal avait laissé un trou béant dans la trésorerie du palais. Accueillir un couple ducal aurait forcément engendré de nouveau sacrifices.

La cérémonie se déroula le premier jour du printemps, puisqu’il était de bonne augure de célébrer des fiançailles tandis que la nature renaissait. Comme le temps était plus clément, il devenait possible d’organiser un banquet en extérieur, dans les jardins aquatiques. Comme la fiancée n’avait personne à inviter, Mathilde eut carte blanche. Elle s’entoura des rares nobles en lesquels elle avait confiance. Isilbert d’Orhnac ne faisait évidemment pas partie de cette catégorie, mais il devait être présent pour officialiser l’engagement en l’absence du Haut Prêtre.

En voyant Théandre, main dans la main avec Fiona, en haut de l’estrade, la reine ne put s’empêcher de ressentir une forte appréhension. Si elle pouvait se dispenser de la présence de Valrand pour de simples fiançailles, elle ne pourrait pas en faire de même lors du mariage. Il s’agirait d’une union publique, à laquelle la capitale toute entière pourrait assister. Un tel évènement ne pouvait être officialisé que par le représentant officiel de la Foi. Le simple fait d’imaginer son cousin se tenir près de son fils la comblait de rage.

Mais ce moment n’était pas encore venu. Pour l’heure, Théandre et Fiona échangeait leurs bagues d’améthystes, attendant patiemment la fin du discours du Seigneur Isilbert. Si la jeune duchesse du Nord semblait déboussolée, le prince était étonnamment détendu, presque… heureux. La reine se réjouissait de voir, l’espace d’un instant, un sourire se dessiner sur le visage de son enfant. Peut être que la fiancée qu’elle lui avait choisi lui apporterait du bonheur, en fin de compte.

La jeune duchesse, pour sa part, peinerait sans doute à trouver sa place, au début. Mathilde en avait conscience. D’entrée de jeu, elle lui avait dévoilé ses intentions sans le moindre filtre, allant jusqu’à la menacer ouvertement pour garantir sa loyauté. La reine regrettait d’avoir ressenti le besoin d’en arriver là, mais elle n’avait pas eu le choix : elle devait savoir rapidement à quelle malédiction elle faisait face. La maladie pouvait être soignée ? Si ce n’était pas le cas, de combien de temps disposait-elle ? Seule cette jeune femme, élève d'un chirurgien de renom, pouvait lui donner ses réponses. Si elle s’en révélait incapable, elle pourrait au moins en faire une reine digne de ce nom.

Deux jours après la cérémonie, la reine invita Fiona dans ses appartements. La jeune femme paraissait encore plus pâle que d’habitude et de larges cernes ornaient ses grands yeux noirs.

- Avez vous eu des nuits difficiles, Mademoiselle ?

Fiona mit un certain temps avant de répondre. Elle semblait ne pas comprendre qu’on puisse lui poser une telle question quand la réponse se lisait littéralement sur son visage. Elle ne devait pas avoir l’habitude des questions rhétoriques.

- Mes recherches ont pris beaucoup de temps, votre Majesté. Je suis désolée de me présenter à vous dans cet état.

Mathilde fut soulagée. Elle faisait décidément preuve de beaucoup de sérieux, à moins qu’il s’agissait d’une excuse pour dissimuler d’autres passes temps ? Il n ‘y avait qu’un moyen de le savoir.

- Peu m’importe votre aspect, tant que vous êtes toujours capable de faire preuve d’intelligence. Venez vous asseoir près de moi, je vous prie.

Fiona obtempéra, rejoignant la reine sur le coussiège d’en face. Pendant de longues secondes, aucune des deux femmes ne dirent mot. Le bruit de la pluie battante contre la fenêtre évoquait désormais celui d’un jet continu de gravier.

- N’êtes vous pas supposée me poser des questions ? Demanda Mathilde, dont la patience avait atteint ses limites.

- Oui, bien sur, excusez-moi… balbutia la jeune femme. Pouvez vous me décrire ce que vous ressentez ?

Mathilde tenta de détailler le plus précisément possible tous les symptômes de cette maladie inconnue. Elle mentionna les premières angines, suivies par une sensation de brûlure au niveau de la poitrine, la perte progressive du goût et de l’odorat, la fatigue qui entraînait paradoxalement des insomnies la nuit tombée et, bien entendu, le sang qu’elle crachait de temps à autre.
A la mention de ce dernier symptôme, Fiona eut un mouvement de recul, laissant deviner une grande inquiétude. Une absence de réaction aurait été préoccupante.

- Pouvez vous me dire quand le sang est apparu ?

- Il y a environ deux mois, avant la cérémonie du bal.

- A quelles fréquences apparait-il ?

- Tous les quatre jours, environ…

Comme s’il suffisait d’en parler pour les invoquer, la reine Mathilde fut pris d’une quinte de toux. Son premier réflexe avait été de la réprimer, comme elle le faisait devant tout le monde à l’exception de sa suivante. Mais devant la jeune duchesse, apprentie médecin à son service, elle n’avait plus besoin de cacher son état. La toux passée, elle constata que le sang était absent des traces qui maculaient son mouchoir.

- Bien, repris la reine d’une voix rauque. Il semblerait que le ciel m’ait épargné ce désagrément cette fois ci…

Fiona resta interdite un instant, comme en proie a une intense réflexion. Puis, se redressant, elle demanda avec hésitation : « Pardonnez moi, votre Majesté, mais j’aurai besoin d’écouter les battements de votre coeur. Pourrais-je toucher votre poignet ? »

La reine frissonna. La partie rationnelle de son esprit savait parfaitement qu’elle n’avait rien à craindre de cette jeune femme timide et frêle, mais la peur était toujours présente, lui hurlant un refus ferme et définitif. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour laisser ses domestiques brosser ses cheveux et l’habiller, bien plus encore pour que son époux puisse la toucher. Quant à Théandre… sa nourrice s’était très bien chargée de lui transmettre la tendresse physique qu’elle ne se sentait plus capable de donner.
Malgré tout, Mathilde hocha la tète et tendit son poignet. Fiona le prit délicatement, appuyant fermement son pouce contre la veine tout en portant un doigt dans le creux de son propre cou.
La reine eut du mal à réprimer une nausée montante. Cette procédure durait bien trop longtemps à son goût. Lorsque la jeune femme la lâcha enfin, elle lui demanda sèchement : « Dites-moi, quel est donc le rapport entre mon cœur et mon poignet ? »

- Euh, c’est… le coeur qui alimente vos veines, Majesté. Il fait en sorte que le sang puisse circuler. On peut donc sentir la fréquence de ses battements à d’autres endroits du corps.

La jeune femme faisait un effort manifeste pour simplifier une mécanique qui devait être fort complexe. La reine fut partagée entre le mécontentement de se voir expliquer le fonctionnement de son corps comme à une enfant, et la honte de n'avoir jamais eu la présence d’esprit de se documenter sur le sujet en trente-six ans d'existence. En tâtant la veine de son poignet de la même façon, elle ne put que s’incliner devant la supériorité des connaissances de Fiona.

- Je vois… mais qu’en est-il de mes poumons ?

- Eux aussi sont alimentés par votre cœur, votre Majesté. En fait, ils ont besoin l’un de l’autre pour vous maintenir en vie. Quand vos poumons ont des difficultés à vous donner de l’air, votre cœur faiblit en conséquence. Dans votre cas, vos battements sont plus espacés, moins réguliers…

Fiona s’interrompit lorsqu’elle remarqua l’air dépité de la reine. Son regard fixé sur le sol exprimait un profond abattement. Son mal avait maintenant une explication scientifique, mais c’était bien la seule chose qui changeait.

- Ais-je une chance de guérir ?

Mathilde n’avait pas su comment formuler correctement sa question. Elle s’était préparée à l’éventualité que cette maladie lui serait bientôt fatale, mais désormais, cela lui semblait être d’une cruauté trop insoutenable pour être mentionnée. Même si elle n’y croyait que peu, elle préférait envisager un dénouement positif.

- Votre Majesté… Il m’est impossible de vous confirmer quoi que ce soit pour l’instant. De nombreuses maladies affectent les poumons jusqu’à entraîner des saignements. Certaines se révèlent fatales au bout de quelques jours, tandis que d’autres peuvent durer des années.

La reine écouta la jeune duchesse avec attention. Si elle se réjouissait d’avoir évité le premier cas de figure, l’idée de souffrir ainsi pendant de longues années était loin d’être plaisante.

- La seule chose que je puisse faire, à ce stade, reprit Fiona, c’est de vous proposer une cure adaptée à votre mal. Cela me permettra d’évaluer la gravité de votre état en fonction des évolutions apportées par le traitement…

- Ça suffit.

Avant même de se rendre compte de ce qu’elle faisait, Mathilde avait coupé court à la conversation. Sa main levée en direction de la jeune duchesse était tremblante. Un silence pesant s’installa, interrompu par la voix penaude de Fiona : « Je vous prie de m’excuser, votre Majesté. »

- Encore des excuses… répliqua la reine après un petit rire nerveux. On dirait que vous vous en servez pour ponctuer vos phrases. Savez vous au moins pourquoi vous vous excusez ?

La jeune femme restait perplexe, réfléchissant à une réponse qu’il n’était pas nécessaire de donner. La reine poussa un profond soupir.

- C’est à moi de vous présenter des excuses. Je vous ai tirée loin de votre terre, forcée à me servir de doctoresse personnelle, imposé un secret absolu et, maintenant, je vous fait subir le poids de ma frustration. Je n’ai pas su accepter de ne pas recevoir une réponse immédiate.
Vous devez vous en douter, mais mes actes sont motivés par une peur tenace. J’avais naïvement espéré que vous seriez capable de me dire si j’étais mourante au premier coup d’oeuil, mais vous ne l’êtes pas. A bien y réfléchir, personne ne peut l’être, pas même les plus grands savants. Je pensais ne pas pouvoir me permettre d’être patiente, mais cela semble être indispensable si je veux des réponses à mes questions. Alors… je vous prie de me pardonner. Vous ne méritez pas que je dirige ma colère contre vous.

Quelques secondes passèrent avant que Mathilde n’osât lever les yeux vers Fiona. Cette dernière s’était raidie, bouche bée, visiblement marquée par sa réaction inhabituelle. Mathilde n’avait pas ressenti le besoin de se dévoiler depuis tant d’années, et voici qu’elle se retrouvait à exprimer ses angoisses à la future fiancée de son fils, qu’elle connaissait pourtant si peu ! Cette jeune femme avait déjà sans doute beaucoup de poids à porter sans qu’elle n’ait à lui ajouter le sien. Malheureusement, le mal était déjà fait.

- Majesté, je… balbutia la jeune duchesse, son regard exprimant une profonde compassion.

La reine leva à nouveau la main, plus doucement cette fois ci, en regardant son interlocutrice avec bienveillance.

- Nous en avons terminé pour aujourd’hui. Vous avez libre accès à la pharmacie du palais. Elle rassemble les échantillons de toutes les médecines développées par l’Université. L’Ordre Céleste la parraine, mais elle nous offre généreusement quelques miettes… Nous disposons également de nombreuses herbes importées par nos alliés. Vous devriez pouvoir y trouver quelque chose digne d’intérêt.

Fiona hocha la tète, puis se leva, prête à quitter la pièce. Après un moment d’hésitation, elle se retourna.

- Votre Majesté, je ne saurai vous promettre un miracle. En revanche, je peux vous promettre de mobiliser toutes mes forces et mes connaissances pour tenter de vous guérir.

Mathilde soutint le regard déterminé de sa jeune doctoresse. Elle ne put s’empêcher de sourire, constant à quel point elle lui avait rapidement pardonné sa brutalité. Qui sait, peut être qu’il serait plus simple de se montrer honnête en sa présence ? À bien y réfléchir, elle en avait cruellement besoin.

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