VIII - Chapitre 1
Un mois s’était écoulé depuis la cérémonie des fiançailles. Le printemps était à son apogée et Théandre se réjouissait du retour des temps chauds. Il lui était désormais possible de profiter des jardins aquatiques, dont les immenses fontaines avaient été activées. Pendant l’hiver, ses cours se terminaient à la tombée de la nuit. Il n’avait alors plus qu’à lire au coin du feu, ou bien attendre l’arrivée de Ludwill, qui venait le chercher pour une soirée secrète dans leur taverne favorite.
Maintenant qu’il pouvait reprendre ses promenades, Théandre ne s’en privait pas. Il passait les dernières heures de la journée parmi les arbres et les fontaines de cet immense jardin, son seul lien avec la nature et, du moins l’espérait-il, avec ses visions.
Depuis quelques temps, le prince tentait tant bien que mal de renouer avec le coté spirituel de son existence, ce qui lui était difficile, compte tenu du peu d’éducation religieuse qu’il avait reçu. Il savait simplement qu’il était bon de prier tous les matins, si possible, en s’exposant directement à la lumière du soleil. Il se rendait donc tous les jours à la chapelle du palais, s’agenouillant dans un des puits de lumière aménagé pour les fidèles. Dans cette position, il observait la lueur dorée du soleil sur les pierres pendant de longues minutes, mais hormis de désagréables sensations physiques, ce rituel ne lui provoquait aucune vision. Pourtant, Théandre refusa de se décourager et persévéra, convaincu que le Divin finirait bien par communiquer avec lui par ce biais. C’était bien la seule façon de faire. Il fallait simplement faire preuve de patience.
Le jeune homme ne pouvait cependant pas s’empecher de songer qu’il se sentait davantage à son aise, le soir, alors que le soleil disparaissait de l’horizon pour se cacher derrière les hauts murs du palais ou les arbres centenaires du jardin. Dans ces circonstances, Théandre était bien plus détendu. Comme il n’attendait rien de particulier, l’impatience et la frustration laissaient place a une douce quietude, tandis qu’il sentait l’herbe bruisser sous ses pas, le vent souffler sur sa peau et l’eau caresser sa main, lorsqu’il la plongeait dans un bassin.
Cette routine durait depuis plusieurs années, depuis que sa mère l’avait emmené en promenade, quand il était enfant. Les jardins aquatiques étaient un lieu que Théandre associait à des évènements positifs, ou du moins, excitants : sa première vision en compagnie d’un autre être humain, sa rencontre avec son meilleur ami et maintenant, ses fiançailles avec Fiona Von Trotha. Même s’il ne s’agissait qu’un simple promesse d’union, le prince considérait qu’il s’agissait là d’un premier pas vers l’âge adulte. Des fiançailles annonçaient un mariage, un mariage annonçait la paternité et la paternité… la succession du pouvoir royal.
Théandre s’efforçait de chasser cette pensée de son esprit. Il avait toujours la mauvaise habitude de se projeter dans un avenir lointain, potentiellement douloureux. Pour le moment, ses fiançailles signifiait simplement qu’il partageait son quotidien avec une jeune femme pour laquelle il avait beaucoup d’estime et même, il devait se l’avouer, une affection grandissante. Depuis qu’elle lui avait promis de garder secret les manigances de Ludwill, le prince s’était peu a peu persuadé qu’elle méritait qu’il lui accorde sa confiance. Cet avis s’était si bien confirmé qu’il envisageait de lui faire un nouvel aveu, cette fois-ci, d’une importance bien plus grande que les petites coucheries de son valet.
Un soir, il proposa donc à sa fiancée de venir le rejoindre au cours de sa promenade habituelle. En temps normal, les deux jeunes gens auraient vaqué à leurs occupations distinctes, comme ils en avaient convenu, pour s’accorder un moment de solitude bénéfique. Cette fois ci, cependant, Fiona partagerait le loisir du prince. Cela ne semblait pas lui déplaire, même si son ait soucieux laissait à penser qu’une chose sérieuse occupait son esprit. Théandre décida de passer outre, car cette expression préoccupée était une constante chez la jeune femme.
Les fiancés passèrent une bonne partie de leur temps à marcher à pas lents, commentant sur la beauté de l’environnement qui s’offraient à leurs yeux, ou bien sur l’incompétence de certains de leurs précepteurs. Ce dernier sujet ne manquait jamais de les mettre de bonne humeur, tant les cours qu’ils recevaient en commun étaient parfois pénibles. Il était bon de tourner ce sérieux en ridicule pour s’accorder un moment de répit.
Alors que Fiona évoquait les discours alambiqués du Seigneur Ludovic, Théandre s’assit sur le rebord d’un bassin, dans lequel s’écoulait tranquillement un filet d’eau de la bouche d’une grenouille de pierre. En tendant la main, il invita sa fiancée à faire de même. Fiona la lui prit en souriant timidement, puis s’assit à son tour.
Le prince n’avait pas encore tout à fait l’habitude du contact physique avec la jeune duchesse. Depuis la cérémonie, ils avaient tous deux reçu l’autorisation de se prendre par la main, à défaut de pouvoir offrir tout autre signe d’affection. Toutefois, même un geste aussi anodin avait des conséquences, et le jeune prince ne pouvait s’empêcher de rougir à chaque fois qu’il touchait la main de cette charmante fille du Nord aux grands yeux de biche.
Cette dernière, de son coté, ne semblait pas s’offusquer de ce contact. Son sourire persistait même après un long silence gênant, au cours duquel Théandre luttait pour trouver les bons mots.
- Je suis heureux que vous ayez accepté de me rejoindre, Madame. Déclara le prince après un léger toussotement. J’espère que mon invitation n’a pas contrecarré vos plans.
- Pas le moins du monde, votre Altesse. A dire vrai, cette promenade m’a fait réaliser que j’avais bien besoin de prendre du repos.
- J’en suis soulagé… cependant, je dois vous avouer que cette proposition n’était pas entièrement désintéressée.
Fiona se sentait visiblement perplexe, son sourire ayant fondu comme neige au soleil. « Que voulez vous dire ? »
Théandre lâcha la main de sa fiancée, se détournant légèrement d’elle pour éviter son regard. « Pourquoi… Pourquoi je n’arrive pas à y mettre les mots ? » Son cœur battait à tout rompre et son estomac s’agitait. Pourtant, il ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin, ce serait trop stupide !
- J’aurai… voulu vous parler de ce qui s’était passé lors de notre rencontre dans le jardin médicinal. Vous savez, lorsque je me suis effondré en votre compagnie ?
Fiona hocha la tête. De toute évidence, il s’agissait d’un épisode difficile à oublier.
- Eh bien, poursuivit Théandre en se recroquevillant davantage sur lui même, ce n’est pas la première fois que cela m’arrive. J’ai déjà fait un malaise semblable ici même, en compagnie de ma mère, il y a de nombreuses années. Je crois que tous deux ont été causés par des sortes de… visions.
La jeune duchesse se pencha vers le prince afin de mieux l’entendre. Sa voix avait chuté en un murmure difficilement audible. « Des « visions », votre Altesse ? »
- Oui… Je n’ai jamais su comment ou pourquoi elles apparaissaient, mais dès que j’en prends conscience, ma tète me fait souffrir, comme si on me la frappait avec du fer chauffé à blanc. J’avoue avoir renoncé à leur donner un sens, jusqu’à ce qu’une nouvelle apparaisse en votre compagnie. Dès lors, j’ai envisagé beaucoup de possibilités pour expliquer leur existence. Pour l’instant, la plus probante serait que le Divin tente de me transmettre des messages, mais comme les fidèles de l’Ordre ne peuvent pas m’approcher, je n’ai personne auprès de moi qui pourrait interpréter ces visions.
Théandre sentit la jeune femme s’éloigner légèrement. Comme si cette dernière information l’avait choquée. Peut être trouvait elle étrange que Théandre n’ait aucun contact avec l’Ordre Céleste ? Le prince savait que le Duc Harald Von Trotha était un homme très pieux, sa fille devait donc l’être tout autant.
- J’imagine à quel point cela doit vous paraître impensable d’être si éloigné de l’Ordre malgré notre proximité géographique… Mais les choses ont toujours été ainsi. Ma mère est en désaccord profond avec leurs valeurs et refuse que ses fidèles aient la moindre influence sur moi. Elle m’a souvent répété qu’ils ne voulaient aucun bien à ma famille et qu’ils me feraient du mal à la moindre occasion. Pour être franc avec vous, Madame, je pense qu’elle exagère, mais je n’ai d’autre choix que de lui obéir.
Le jeune homme resta silencieux un instant. Il constata que son corps s’était raidi et que sa respiration était laborieuse. Parler de la reine et, plus précisément, de toutes les contraintes qu’elle lui imposait, le rendait furieux. A de nombreuses reprises, il avait tenté de raisonner avec elle, de lui faire comprendre son besoin d’assistance dans son cheminement intérieur, mais elle s’était toujours braquée, opposant un refus ferme, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. Tout était toujours si sérieux… ce n’était pas étonnant qu’il n’ait aucune envie de reprendre le pouvoir s’il allait de pair avec de si violentes craintes.
Fiona, de son coté, ne réagissait pas. Elle observait tantôt l’eau du bassin, tantôt la verdure alentour, jetant de temps a autre un léger coup d’œil sur le prince, pour se préparer à l’écouter à nouveau. Elle aussi s’était raidie et tripotait nerveusement le tissu de sa robe.
- Voilà tout ce que je souhaitais vous dire, Madame… J’en ressentais le besoin depuis quelques temps. A dire vrai, j’ai toujours eu besoin de confier ce qui m’arrivait à quelqu’un qui pourrait me comprendre. Comme nous nous connaissons assez bien à présent, j’ai pensé que vous pourriez être cette personne. Qui plus est, je ne pense pas que ce soit un hasard, si ces visions sont réapparues en votre compagnie.
La jeune duchesse sourit, mais ses yeux exprimaient le désarroi et l’impuissance. Cependant, Théandre ne voulait pas que sa confession reste sans réponse. Pas cette fois. Il posa délicatement sa main sur celle de Fiona, espérant que ce contact l’incite à s’exprimer.
- Votre Altesse … répondit-elle après s’être éclairci la voix. Ce qui vous arrive est extrêmement préoccupant. Je comprends parfaitement votre désir de résoudre ce mystère. Malheureusement, je suis bien incapable d’expliquer l’origine ou la signification de ces visions… Tout comme je suis incapable de vous dire pourquoi elles sont apparues en ma présence.
Le prince baissa les yeux. De toute évidence, Fiona n’en savait pas plus que lui. Il avait moins espéré des explications qu’une oreille attentive.Malgré tout, cela le peinait de savoir qu’une autre personne dans sa vie était impuissante pour l’accompagner dans sa quête de sens. Une fois encore, il se retrouverait seul face à l’incertitude.
Après un temps qui lui parut infini, il entendit sa fiancée lui répondre d’une voix faible : « Cependant, je dois, moi aussi, vous faire un aveu. »
Comme si on l’avait aspergé d’eau froide, Théandre se redressa. Son cœur s’emballa dans l’expectative d’une révélation. Cela devait avoir un rapport avec ses visions. Elle n’en aurait pas parlé dans le cas contraire.
- Mon père m’a vivement encouragée à fréquenter régulièrement le Temple de l’Ordre afin que je ne perde pas son enseignement. Si sa Majesté peut s’opposer à ce que vous communiquiez avec ses fidèles, elle ne peut pas s’opposer à la volonté de mon père avant notre mariage.
Théandre sentit son cœur battre plus vite encore, sa respiration se faire plus lourde… Il commençait à comprendre où voulait en venir Fiona. S’il avait bien deviné, ce serait une merveille qui dépasserait toutes ses espérances.
- Si vous le souhaitez, je pourrai parler de vos visions à son Excellence le Haut Prêtre. Je pense qu’il saura vous apporter l’aide que vous recherchez.
C’était bien cela… le prince sentit toute la pression d’un silence contraint disparaître en une seconde. Il ne s’était jamais senti aussi proche de la résolution du mystère qui le hantait. Le jeune homme trouvait enfin ce qui lui avait tant manqué : l’espoir. L’espoir qu’il y avait bel et bien un message que l’on cherchait à lui transmettre, que ce message pourrait changer un destin dont il ne voulait pas.
Le prince se sentit tellement reconnaissant envers sa fiancée qu’elle lui apparut soudain comme la plus belle personne au monde. Il se sentait aussi heureux que dans ses plus beaux rêves. Une si forte émotion devait être communicative, puisque l’inquiétude de Fiona laissa place à un sourire aussi large que celui de Théandre.
- Madame… s’extasia ce dernier. Les mots me manquent pour vous exprimer ma gratitude…
D’un mouvement instinctif, le prince approcha son visage à quelques centimètres de celui de la duchesse. Son sourire s’affaissa, mais elle ne recula pas. Elle soutenait son regard et on pouvait lire dans ses yeux autant de gène que de curiosité quant à ce qui pourrait arriver. Théandre caressa sa joue du creux de la main. Elle avait une peau de pèche… Il ferma les yeux, puis posa ses lèvres sur les siennes.
Le prince avait l’habitude des baisers langoureux, mais il ne voulait pas qu’il s’agisse de l’un de ceux là. Il jugeait que Fiona méritait mieux que la simple expression de sa fougue adolescente, largement encouragée par Ludwill. Il songea que si ce dernier s’était trouvé à ses cotés dans une telle situation, il n’aurait pas su retenir ses commentaires graveleux. Et il s’était toujours étonné que son maître et ami n’ait jamais osé aller plus loin avec les filles du Houblon Doré…
Ce doux baiser dura le temps d’une lente respiration. Lorsqu’il s’acheva, les deux jeunes gens séparèrent leurs regards, muets et rougissants. Théandre fut pris de l’envie soudaine de présenter ses excuses. Ce qu’il venait de faire était un sérieux manquement à l’étiquette. Pourtant, sa fiancée ne s’en était pas plainte. Elle aurait pu le repousser, crier, mais elle avait choisi de ne rien en faire. Théandre déglutit. Il devait dire quelque chose pour rompre ce malaise :
- Je… je suis heureux de vous avoir à mes cotés, Fiona. Vous m’êtes très chère.
Le visage de la jeune femme s’illumina. Là où il n’avait vu auparavant qu’angoisse et mélancolie, il y reconnaissait à présent une joie sincère et un profond soulagement.
- Vous m’êtes cher aussi… Théandre.
Ces mots prononcés, Fiona posa sa tète contre l’épaule de Théandre, qui l’entoura de ses bras. Il ferma les yeux, se laissant bercer par le clapotis de l’eau et la respiration de sa fiancée. En cet instant, la vie était magnifique, et l’avenir s’annonçait radieux.
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