VIII - Chapitre 2

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Depuis son balcon, la reine contemplait le paysage. La ville de Sénonges s’étendait jusqu’à perte de vue, mêlée à l’horizon bleu pâle d’un ciel entièrement dégagé. La hauteur à laquelle elle se trouvait ne lui permettait pas d’entendre la rumeur s’élevant de la cité. C’était très bien ainsi. Cela lui donnait l’illusion de faire face à un simple concept plutôt qu’un lieu abritant une centaine de milliers d’âmes. Ce détachement la rassurait, même si elle n’aimait pas se l’avouer.

Cela faiait longtemps que Mathilde ne s’était pas perdue dans la contemplation de la cité sur laquelle elle régnait. Depuis l’apparition de la maladie, en fait. Terrifiée par l’idée de sa mort prochaine, elle avait refusé de regarder en face tout ce qu’elle serait forcée de laisser derrière elle. Après deux décennies d’acharnement, elle était parvenue à faire de Sénonges la cité la plus prestigieuse du Monde Éclaire, parachevant ainsi l’oeuvre de son père. Elle ne voulait même pas imaginer ce qui se passerait si d’autres ruinaient ses efforts, soit par incompétence, soit par malice.

Mais ce jour là, il lui était bien plus simple de voir son monde en face et de réfléchir à la façon dont elle transmettrait son héritage. En réalité, tout paraissait plus simple, son corps défaillant était redevenu une machine bien huilée. Sa fatigue constante qui lui embrumait l’esprit s’était fortement atténuée, mais ce n’était pas ce qui lui avait rendu l’espoir qu’elle avait pensé perdre :

Elle ne crachait plus de sang.

Depuis plus d’un mois, Mathilde prenait régulièrement le traitement concocté par Fiona Von Trotha. En seulement quatre jours, la jeune femme avait réussi à lui procurer un remède destiné à nettoyer ses poumons. La prise de dernier avait été très contrariante, puisqu’elle nécessitait de mettre en place toute une discipline et de savoir accepter ses contreparties, allant du simple mal de tète à de violents vomissements. Au début, Mathilde s’était mise en colère, se demandant si la jeune duchesse ne cherchait pas à l’assassiner à petit feu, mais lorsqu’elle avait constaté les premières améliorations, sa doctoresse secrete était à nouveau remonté dans son estime.

Maintenant que les pires symptômes avaient disparu, la reine estimait que Fiona avait prouvé sa valeur, à défaut d’une loyauté incontestable. L’expérience lui avait appris que celle ci n’était jamais totalement garantie. Les êtres humains étaient, par nature, imprévisibles, et la majorité n’hésitaient pas à écraser leurs amis lorsque cela allait dans leur intérêt.

Malgré tout, Mathilde préférait ne pas partir du principe que cette jeune femme finirait par devenir son ennemie. Pour le moment, elle l’avait aidée, et méritait d’être récompensée en conséquence. Adrienne avait été envoyée la chercher il y avait de cela une demie heure. Une boisson rafraîchissante et un gâteau moelleux fourré de creme furent montés sur la petite table du balcon tandis qu'un paquet fut soigneusement dissimulé sous une chaise. Cette collation impromptue n’attendait plus que son invitée.

Lorsque cette dernière arriva, la reine l’accueillit debout, le visage souriant. Elle fut rassurée de voir que la jeune femme avait une mine bien plus enjouée, désormais. Le Soleil avait manifestement eu un effet bénéfique sur son teint aussi bien que sur son moral.

- Soyez la bienvenue, Mademoiselle. Je vous remercie d’avoir accepté mon invitation. Je vous en prie, asseyez vous.

Mathilde pouvait lire un grand étonnement dans les yeux de Fiona. On avait certainement du lui apprendre qu’il s’agissait d’un immense honneur quand un monarque daignait vous saluer debout et vous remercier de vous être déplacé. Elle trouvait ridicule que chacun de ses gestes soient interprétés d’une manière aussi hyperbolique. Avec le temps, sa future belle fille apprendrait certainement à normaliser de tels gestes. Mathilde s’assit à son tour, puis trancha une part du gâteau qu’elle déposa dans l’assiette de Fiona.

- Je vous prie de m’excuser s’il est trop épicé. Mes quintes de toux ont pratiquement disparu, mais je n’ai hélas, pas encore tout à fait retrouvé le sens du goût.

En se servant elle même une part, Mathilde remarqua que Fiona la fixait toujours. Ses lèvres s’entrouvraient, puis se fermaient brutalement, comme si elle hésitait à dire quelque chose. Encore une conséquence de ce maudit protocole…

- Oh, je vous en prie… s’impatienta la reine tout en s’efforçant de conserver un ton bienveillant. Si vous avez quelque chose à me dire, allez-y ! Vous ne risquez rien.

Fiona eut un sourire gêné, puis elle demanda : « Que me vaut l’honneur de cette invitation, votre Majesté ? »

- Eh bien, comme je vous l’ai dit, il semblerait que la toux et les saignement qu’elle engendre se soient arrêtés. Cela fait plus d’une semaine que je n’ai pas eu à m’en plaindre. Votre traitement était certes désagréable, mais il s’est révélé efficace, en fin de compte. Je crois que cela mérite une petite célébration, ne pensez-vous pas ?

Cette fois ci, la jeune femme sourit franchement, visiblement aussi soulagée que fière.

- C’est en effet encourageant, votre Majesté, répondit-elle avec modestie. Cependant, il faudra sans doute attendre quelques temps avant de pouvoir prononcer votre guérison. Les symptômes pourraient réapparaître si vous cessez brutalement de prendre ce remède.

Mathilde baissa les yeux sur son assiette, réalisant qu’elle avait perdu l’appétit… Elle avait crié victoire trop tôt, ce qui n’était pourtant pas dans ses habitudes. L’idée de devoir ingurgiter une seule journée de plus ces tisanes répugnantes lui était difficilement supportable. Mais enfin… la nausée restait préférable à un décès prématuré.

- Très bien, je prendrait compte de cet avertissement… Dites-moi : comment les choses se passent-elles entre mon fils et vous?

Ce brusque changement de sujet prit Fiona de court. En la voyant mordre nerveusement sa lèvre inferieure, la reine comprit que les fiancés avaient pris le temps de mieux se connaître.

- Les choses se passent à merveille, votre Majesté.

Les joues empourprées de la jeune duchesse attestait de la véracité de son affirmation. Mathilde en ressentit un profond soulagement.

- C’est heureux… répondit-elle, un large sourire illuminant son visage. C’est là tout ce que j’espérais pour Théandre, et pour vous. J’aurai aimé que mes fiançailles se soient passées de cette façon…

Réalisant qu’elle en avait trop dit, la reine s’arrêta brusquement de parler. Elle ne voulait raviver ce souvenir à aucun prix, encore moins en parler à qui que ce soit. Mais le mal était fait : Fiona l’observait avec curiosité, attendant d’en savoir davantage. Il fallait bien lui répondre quelque chose…

- Mon époux et moi-même n’avions pas la complicité que vous semblez partager avec Théandre, expliqua t’elle après un profond soupir. A nos débuts, ils nous était difficile de communiquer et j’admets avoir été la principale fautive. Voyez vous, il s’agissait d’un homme timide, comme l’est mon fils aujourd’hui, et je n’ai pas voulu faire le moindre effort pour me rapprocher de lui. Nous nous sommes rendus compte trop tard que nous avions perdu beaucoup de temps à nous ignorer ainsi.

Mathilde planta sa cuillère au centre de sa part de gateau, y creusant un trou de plus en plus grand sans même s’en rendre compte. Tout en parlant, les regrets et les bons souvenirs s’entremêlaient dans son esprit. Tapi dans les sombres recoins de sa mémoire se trouvait ce fameux jour de printemps, où la naissance de Théandre avait coïncide avec le retour de bataille de son époux, mortellement blessé. Le Monde Éclairé tout entier était au courant de cette tragédie. Elle n’avait plus besoin d’en parler à qui que ce soit.

- Le Roi était un homme bon, poursuivit-elle en regardant Fiona droit dans les yeux. Si le prince est un tant soit peu comme lui, vous n’aurez aucun souci à vous faire.

La jeune femme sourit. Pour elle, la bonté de Théandre ne faisait aucun doute. C’était parfait ainsi.

- Ah, j’oubliais… réalisa Mathilde. Sous votre chaise, vous trouverez un présent. Cela devrait servir de compensation pour vos nombreuses heures de recherches.

Fiona s’abaissa pour ramasser le paquet, enveloppé d’une étoffe de soie bleue. Elle mit un certain temps à le dénouer, plus encore pour comprendre ce qui se trouvait réellement entre ses mains. Il s’agissait d’un codex fraîchement copié et relié qui avait nécessité trois semaines de travail. En lisant la première page, le regard de la jeune femme s’illumina, puis elle porta une main contre sa bouche pour s’empêcher de crier.
Une telle réaction amusa la reine. La médecine était bel et bien sa passion.

- J’ai pensé que l’œuvre maîtresse de votre mentor pourrait vous être utile. Vous semblez le tenir en haute estime.

Fiona leva des yeux embrumés de larmes, confirmant largement la supposition de Mathilde. Lukas Guillem avait rédigé de nombreux traités de médecine, mais celui ci était de loin le plus complet et le plus rare. Le seul autre exemplaire existant dans la cité appartenait à l’Université. Ce cadeau était une valeur sure.

- Votre Majesté… bredouilla Fiona en laissant ses larmes couler librement. C’est un magnifique présent! Je ne suis pas sure de m’en être montrée digne…

- Cessez de dire des bêtises, rétorqua la reine en levant les yeux au ciel. Contentez vous de me donner vos remerciements au lieu de vous rabaisser.

D’abord embarrassée, Fiona se détendit, sourit timidement, puis essuya sa joue trempée du revers de la main. « Je vous remercie, votre Majesté. De tout cœur. »

« Voilà qui est mieux ! », se réjouit Mathilde. Cette complicité qui s’installait, lentement mais sûrement, entre sa future belle-fille et elle-même lui donnait le sentiment d’avoir retrouvé une forme d’innocence, perdue depuis bien trop longtemps. Depuis combien de temps n’avait-elle pas baissé sa garde ? Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu une simple conversation, sans intérêt politique ou sans raison cachée ? Elle s’était murée pendant si longtemps dans une misanthropie qu’elle pensait salutaire qu’elle en avait oublié la joie simple que procurait les contacts humains. Cette méfiance maladive lui avait fait plus de mal que de bien, et elle n’avait pas été la seule à en payer le prix…

Mathilde fut frappée par la réalisation soudaine que, pendant toutes ces années gâchées à surveiller les traîtres potentiels qui occupaient son conseil, elle avait délaissé son fils, le seul lien qu’il lui restait avec son défunt époux. Elle aurait-pu, au lieu de menacer les fidèles de Valrand, passer du temps avec Théandre, lui conter des histoires, participer activement à son éducation et le cajoler lorsqu’il en ressentait le besoin. Au lieu de cela, en croyant le protéger, elle l’avait lâchement délaissé. Maintenant qu’il était devenu un jeune homme, il serait impossible de rattraper ce retard. Comment pourrait-il lui accorder sa confiance après tant d’années de négligence ?

- Si vous le voulez bien, demanda Mathilde à Fiona, luttant pour chasser la tristesse de sa voix. J’aurai une faveur à vous demander.

La jeune duchesse hocha la tête, la mine réjouie : « Bien sûr, votre Majesté. Que souhaitez-vous ? »

- J’aimerais… que vous me promettiez de ne pas faire la même erreur que moi. Si vous aimez Théandre, montrez-le lui. Le ferez-vous ?

Le sourire de la jeune femme s’affaissa tandis qu’elle observait la reine. Cette dernière avait une expression désespérée : celle d’une mère incapable de prouver l’amour qu’elle ressentait pour son propre enfant. Cela ne devait pas faire bon ménage avec l’image de monarque glaciale qu’elle s’était construite au fil des ans, mais à cet instant, Mathilde s’en moquait. Elle en avait plus qu’assez de porter ce masque.

- Je vous le promet, votre Majesté, répondit la jeune femme, une main posée sur le cœur.

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