Chapitre I
Gris.
Tous les murs étaient gris.
Un gris chiant et déprimant. Le genre de gris qui me traversait le corps par pour me vider de toute joie. Un gris froid et mort.
Cela faisait une heure que le contrôle avait commencé. Pour les autres en tout cas. Moi, je pratiquais mon activité favorite : le dessin. Bien plus intéressante que cette belle connerie qu’était la philosophie. Le professeur avait écrit une phrase au tableau et, comme à son habitude, nous avait demandé ce que l’on en pensait. « Un exercice pour vous apprendre à réfléchir et construire des raisonnements. » Une belle excuse pour qu’il puisse se tourner les pouces pendant une heure ce vieux schnock.
« Mieux vaut profiter au maximum de la vie, quitte à se mettre en danger, plutôt que de se contenter d’une existence monotone en sécurité. »
Au fond ça servait à quoi de vivre si c’était pour rester cloitré chez soi ? Alors oui c’est sûr qu’on avait moins de chance de crever dans notre canapé que dans la rue. Et quoi que... Mais bordel, on n’est pas né pour rester enfermé ! Donc autant profiter au max, tout découvrir, tout expérimenter, quitte à se mettre en danger ! Je voulais vivre sans aucun regret, et réussir à rire au nez de la mort lorsque celle-ci pointerait le bout de son nez.
Mais bon, au fond j’en avais un peu rien à foutre de la philosophie. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire au binoclard que je préférais mourir jeune et plein d’énergie plutôt que de maladie à trente ans ? Une perte de temps, voilà ce que c’était. Puis c’était chiant de réfléchir pour rien. "Oh regardez-moi je sais des choses, je peux citer des philosophes morts il y a des siècles." C’est bien beau de se sucer comme ça, mais c’était pas avec ce genre de connerie qu’on apprenait à survivre dans notre monde. Moi je préférais agir, et poser les questions ensuite ! Tout l’inverse d’Alex.
Alex, c’était mon meilleur ami. Et le seul que j’avais jamais eu. J’le voyais, juste à côté de moi, en train de faire travailler ses méninges. J’aurais presque pu voir de la fumée sortir de ses oreilles. Sa peau blanche le camouflait bien devant le mur terne –sûrement avait-il était aussi blanc que lui à une époque–. Ses cheveux "noirs" ébouriffés ne bougeaient pas d’un poil, tout comme ses yeux d’un bleu profond et absolu. Ni trop foncé, ni trop clair. Un beau bleu. ‘Fin j’étais pas une alshad (tafiole) hein, mais objectivement, il avait de beaux yeux. En tout cas ils avaient le mérite d’être rares parce que dans notre Ville, les iris de la plupart des habitants étaient marron, comme les miens. Tout ce qui pouvait apporter un minimum de couleur semblait voué à disparaître ici.
Je jetai un coup d’œil à la feuille de mon ami. Elle était toute blanche. Ça me surprit, lui qui adorait la philosophie. À chaque évaluation, c’était un festival d’expressions, d’exemples, de contre-exemples et de réflexions complexes. Il arrivait à exprimer des idées pourtant compliquées ou abstraites avec une simplicité enfantine ! Même moi qui n’aimait pas lire, je me prenais à apprécier ses textes. Il avait tout fait pour essayer de me transmettre sa passion pour la lecture, sans succès. C’que j’aimais moi, c’était le dessin et faire du sport. Bouger.
J’allais courir tous les soirs au "parc" le plus grand du quartier. Mine de rien, c’était super fatigant. Il fallait esquiver les sans-abris sous crack et leurs seringues usagées, les énormes rats mangeur d’hommes et parfois les tirs des easabs (membre d’un gang) bourrés. Mes parents m’avaient toujours vanté les bénéfices du sport vis-à-vis de ma santé. « Ton cœur sera plus fort, tout comme tes muscles ! » Avoir des problèmes de cœur, c’était bien le cadet de nos soucis ! Moi si je courais, c’était pour fuir mes problèmes. Fuir mes pensées. Me vider l’esprit un instant et oublier que j’étais qu’un prisonnier qui se rapprochait un peu plus chaque jour de son exécution.
Je mis un coup de coude à Alex qui sembla sortir d’un rêve tant sa surprise était grande. Je lui montrai sa copie d’un signe de la tête. Il la regarda à son tour, comme pour vérifier que rien ne s’était écrit entre temps. Puis après s’être de nouveau tourné vers moi, il haussa les épaules avant de regarder mon dessin. J’avais dessiné deux femmes –un ange et un succube à gros seins– à moitié à poil, dans des positions plutôt explicites. J’adorais ça, dessiner ! Que ce soient des humains ou des objets, je passais mon temps à ça ! Moi mon objectif, c’était d’être tatoueur, l’un des seuls métiers qui rapportait beaucoup d’argent dans la Ville. Mon camarade me sourit sincèrement, semblant réellement apprécier mon gribouillis, puis il se replongea dans ses réflexions, scrutant de nouveau sa feuille comme s’il cherchait à en percer tous les secrets.
Je me faisais vraiment chier. Mais genre. Vraiment chier. Dessiner, je pouvais très bien le faire chez moi. Si je venais en cours de philo, c’était surtout pour passer du temps avec Alex et faire plaisir à mes parents. Dans la classe, on était douze. Probablement les seuls ados à savoir lire et écrire dans notre Ville adorée. Je me mis à poser mon regard ci-et-là, observant la salle. Ce n’était pas vraiment une classe, tout du moins pas comme dans les films. Ici, c’était tout simplement un appartement dans lequel on avait posé des tables et des chaises.
Les murs étaient terriblement vieux et dégradés par le temps. Le tableau d’ardoise était fissuré et tenait grâce à du gros scotch jaune qui le séparait en deux parties inégales. Il y avait seulement des craies vertes, ce qui relevait déjà de l’exploit. Les tables étaient plutôt propres, bien que bancales. On essayait tous de ne pas les abimer, c’était rare du matériel en bon état, surtout du matériel scolaire. Les adultes du Quartier Propre attrapaient des feuilles un peu partout ainsi que des stylos qu’ils nous donnaient pour prendre les cours. On écrivait avec le plus grand soin et aussi petit que possible pour pouvoir économiser ces précieux instruments.
On avait quelques professeurs qui nous expliquaient les bases de matières diverses et variées. Moi, ce que j’adorais, c’était la géographie ! Ça m’intriguait de connaître un petit peu plus ce monde lointain et mystérieux que jamais nous ne pourrions voir de nos propres yeux. New York, Moscou, Paris, tous ces noms sonnaient à nos oreilles comme des lieux fantastiques tout droit tirés de films ou de séries.
Le téléphone du prof retentit. Les autres élèves à qui nous ne parlions jamais se levèrent, posèrent leurs copies sur le bureau en ferraille rouillé avant de partir, crachant un « Au revoir » du bout des dents. Comme si dire ce mot leur arrachait la gueule. C’étaient des enfants du Quartier Propre, leurs parents avaient dû leur interdire de nous adresser la parole à Alex et moi. Mais je ne comprenais pas pourquoi ils étaient aussi agressifs envers les professeurs. « Élève un rat dans un château, il restera un rat » comme disait Alex.
J’aimais bien l’école. Pas l’école en soi, mais le fait d’apprendre de nouvelles choses en tout cas. En revanche, la branlette intellectuelle que nous demandaient la philosophie ou les mathématiques était pour moi une perte de temps. Pythagore n’avait pas intérêt à se trouver sur ma route, car c’est les racines des pissenlits qu’il aurait comptés ce connard !
Alex se dirigea avec sa copie vers le seul adulte, notre professeur. Celui-ci s’étonna en voyant la feuille blanche, surtout de la part de son meilleur élève. Mon pote lui répondit qu’il n’avait pas su quoi répondre. L’homme le regarda et lui rendit sa copie avec un léger sourire sur son visage.
Notre prof était couvert de rides et le peu de cheveux qui lui restaient était gris. Il n’était pas si vieux que ça, mais son corps le faisait passer pour un vieillard. Ses habits étaient composés d’un simple jean troué ainsi que d’une chemise à carreaux aussi verte que ses yeux. Il nous apprenait la philo, mais aussi de français et d’éducation civique. Pour cette dernière, il répétait à chaque début de cours : « L’éducation civique doit vous apprendre à être de bons citoyens. Or ici, nous ne sommes même pas considérés comme des animaux. Je vais donc vous apprendre à être les meilleurs des animaux. » Un homme qui semblait profondément bon, le genre qui dédiait sa vie à aider celle des autres. Mais un homme surtout malchanceux, comme tous les habitants de cette Ville. On avait tous tiré des mauvaises cartes, mais la partie ne s’arrêtait pas pour autant.
Il essayait de cultiver le plus de personnes possibles, d’où son bénévolat en tant que professeur. Malheureusement, il savait pertinemment qu’instruire quelques adolescents n’allait rien changer au sujet des centaines de milliers d’autres cons qui nous entouraient.
« Je te laisse une semaine pour y réfléchir, mais tu dois me le rendre lundi prochain sans faute, dit-il d’une voix chaude et bienveillante. On est d’accord Alexandre ? »
Il récupéra sa feuille avec précaution, comme s’il s’agissait d’un parchemin millénaire, puis le remercia.
Je tendis à mon tour ma "copie" au professeur quasiment chauve. Ce dernier l’observa, puis leva les yeux dans ma direction d’un air circonspect avant de lever un sourcil.
« Mmmhm... Maxime... Je doute que cette réflexion soit très pertinente d’un point de vue philosophique, mais tes talents de dessinateur sont incontestables. »
Je souris à sa remarque avant de lui dire au revoir, suivi par Alex avant de quitter la salle de classe improvisée. Le couloir était lui aussi gris, que ce soit le plafond, les murs ou bien le sol. Les ampoules étaient accrochées à de misérables fils rouges et bleus qui semblaient être à deux doigts de lâcher. Par la fenêtre, quelque chose agrippa mon attention. Je m’empressai de tourner la tête et crut apercevoir quelque chose briller, puis disparaître sur le toit de l’immeuble d’en face. Comme un éclat multicolore. Je le vis moins d’une seconde et il disparut, avant même que je puisse clairement comprendre de quoi il s’agissait.
Un cadavre apparut à son tour. Mon reflet. J’avais de gros cernes sous les yeux. Un vrai mort-vivant. Heureusement avec ma peau légèrement foncée, cela ne se voyait pas trop. Mes cheveux étaient bruns et très courts, juste ce qu’il fallait pour recouvrir mon crâne. Mes yeux étaient marrons, ou noisette pour dire cela plus joliment. Sans même savoir pourquoi, je souriais. Pas au point de montrer mes dents, mais juste assez pour faire de petits plis sur mes joues. Je souriais presque toujours à vrai dire, ce qui avait le mérite d’impressionner Alex. Il est vrai que des sourires, on n’en voyait pas des masses dans la Ville. C’était ma plus grande fierté que d’en faire apparaître un sur le visage de mon ami ou de mes parents de temps à autre. Oasis au milieu du désert, lumière dans la nuit, tout ça tout ça. Le lyrisme c’était pas mon truc à la base, mais Alex m’avait appris plus de vocabulaire que n’importe quel être humain dans ce foutu enfer, parents compris.
Alex était mon seul ami. Et j’étais son seul ami –je ne comptais pas Joe, histoire de me sentir unique et de flatter mon égo–. Depuis plusieurs années déjà, nous étions inséparables. Deux piliers se soutenant mutuellement contre vents et marées. Nos mères s’étaient rencontrées sur le marché et avaient sympathisé. Elles ont donc eu l’idée de faire en sorte que l’on devienne ami. Au début ça a commencé virtuellement –nos daronnes ne voulaient pas qu’on sorte alors qu’on n’avait que sept/huit ans, même avec elles–. On se rappelait tous les deux de la première phrase que je lui avais sorti en voyant sa tête sur mon écran : « T’as l’air gentil. »
Pour le charrier, je ressortais régulièrement cette phrase. « T’as l’air gentil. » Il avait vraiment l’air gentil. Le genre de gars qui ne ferait pas de mal à une mouche –même si y en avait pas ici–. Mais dans notre magnifique et paisible Ville –alerte au sarcasme–, c’était un énorme défaut. Et j’adorais lui rappeler ce défaut, car ça avait le don de l’agacer.
Au final, on avait tellement fait chier nos parents pour se rencontrer que ma mère avait fini par accepter vers mes 10 ans. Mes deux parents m’avaient escorté, couteau dans la poche, jusqu’à chez Alex pour que je passe quelques jours chez lui. Et on ne s’était plus jamais lâché depuis. Je sais pas comment j’aurais fait pour survivre sans lui, clairement.
On sortit du Quartier Propre par la porte sécurisée que le gardien nous ouvrit, puis on commença notre marche quotidienne pour rentrer chez nous. On habitait à environ une heure à pied du QP. C’est avec une énergie toujours débordante que j’engageai la conversation, lui demandant pourquoi il avait rendu copie blanche. C’est ainsi qu'on commença un débat sur la question qu’avait posée le professeur. Même si je n’aimais pas réfléchir, j’adorais parler avec Alex. De tout ! Peu importait le sujet, tant que mon bon pote était là pour en discuter ! Fallait avouer qu’il en avait sous la caboche et en avait des trucs à m’apprendre.
On marchait dans les rues désertes du Quartier Sud, au milieu de la route, entourée de part et d’autre par les grands immeubles gris qui remplissaient la Ville. Toujours les mêmes HLM de béton, encore et encore et encore. De temps à autre, des graffitis recouvraient leurs murs. Des mots sans aucun sens, simple prétexte pour montrer sa créativité. Si j’avais eu plus d’argent, j’aurais tagué tous les HLM de ce trou à rat géants ! Non pas tant que cela le rendait plus gai, mais j’adorais tellement dessiner que la perspective de pouvoir exercer ma passion sur des milliers d’immeubles m’excitait terriblement !
Ce quartier était de loin le plus propre. À part quelques vis ou morceaux de ferrailles qui trainaient, rien ne jonchait le sol à part nos pompes. Les immeubles déprimants d’une dizaine d’étages se répétaient à l’infini avec toujours le même spectacle : vitres brisées, traces en tout genre sur les murs, hall puant la pisse de rats où étaient encastrés des boites aux lettres rouillées, appartements abandonnés ou squattés par des drogués, quelques impacts de balle sur le béton, des tags d’insultes ou des symboles de gangs,... La même misère à perte de vue.
Des tueurs et autres violeurs. Des gangs. Des sans-abris. Des prostituées en sous-alimentation. Des trafiquants en tout genre. Des ruelles sombres. Des appartements miteux. Des immeubles sales. Des maladies. Des rats haineux. La misère. La mort. Et le ciel aussi noir que du charbon.
C’était l’endroit où nous naissions et l’endroit où nous mourions.
C’était chez nous.
Je sentis mon téléphone vibrer. Après l’avoir sorti et avoir soulevé le clapet, je vis un SMS de Moha. C’était un gars avec qui j’avais voulu devenir ami, histoire d’être introduit dans un gang pour leur montrer mes dessins. Au début, il avait été très sympa pour un easab, mais quand il a vu que je trainais avec un blanc, il m’avait engueulé et était devenu très distant.
"Jsui oit"
Une manière de dire « Je suis devant chez toi » qui aurait fait imploser les orbites de Voltaire. Je ne savais pas vraiment ce qu’il me voulait. Ce n’était pas le genre de gars à s’excuser, alors peut-être allait-il vouloir qu’on parle d’Alex. Tous les membres de gang détestaient les blancs, si bien que mon amitié avec un gars à la peau de vampire risquait de m’attirer des ennuis.
Moha m’avait appris plein de trucs sur le fonctionnement des gangs, sur le maniement des armes, le combat,... Je ne pouvais pas croire tout ce qu’il me disait bien évidemment, son cerveau étant formaté par les autres easabs. Mais sa manière de décrire son gang le faisait passer pour une vraie famille où tout le monde se protégeait et se serrait les coudes. Autant dire que cela faisait envie ! De plus, être dans un gang permettait d’être respecté. Non, d’être craint plutôt. Ici, le respect ne passait que par la peur.
Et si je souhaitais réaliser mon rêve de devenir tatoueur, je devais rentrer dans un gang de toute manière. Malgré toutes les emmerdes que cela risquait de me causer. Je m’étais demandé si les autres gangs étaient moins racistes quand Moha s’était mis à me hurler dessus, comprenant que je ne pourrais jamais rentrer chez les DogZ avec un ami blanc. Je ne pensais même pas avoir de nouvelles de lui.
Enfin, il était visiblement déjà devant chez moi. Alors j’allais vite être fixé.
On continua de marcher, Alex et moi. La conversation dériva sur le dernier film que je lui avais conseillé sur le net. Un film de courses de voitures, de fusillades avec supplément scènes de cul. Ce n’était certes pas une "réflexion très pertinente d’un point de vue philosophique" mais les effets spéciaux étaient spectaculaires ! Alors que je vantais la scène finale –ou une Makassi 2027 fonçait à pleine vitesse en esquivant une armée de tanks–, Alex lui me faisait comprendre que j’étais complètement passé à côté de l’intrigue du film.
« Mais t'avais même pas compris que c’est sa sœur qu’il veut sauver ?
— Bah non, je pensais que c’était sa copine ! Tu as vu comment il la déglingue à la fin !
— Mais c’est pas lui qui la déglingue, c’est son copain à elle !
— Rooooh c’est bon vous vous ressemblez tous vous les blancs t’façon !
— Mais je t’emmerde, c’est vous qui êtes tous identiques, vous avez tous les mêmes cheveux !
— Oui bah j’y peux rien si nos cheveux sont merdiques, p’tite princesse ! » déclarais-je en passant ma main dans sa chevelure très rapidement. Alex fît mine de se recoiffer –ses cheveux étaient toujours en bataille de toute manière– et sourit, sachant pertinemment que je lui enviais sa tignasse.
Pour éviter d’avoir à escalader la frontière morbide et dangereuse qui séparait le Quartier Sud et le quartier des DogZ où nous vivions, on passa à l’intérieur de petites ruelles avant de rentrer dans l’un des HLM. On arrivait à le reconnaître parce qu’il avait un tag particulièrement grand qui représentait un crâne de chien. Au premier étage, je pris une plaque de fer et avec délicatesse, je la posai sur le rebord de la fenêtre. Je la fis glisser pour qu’elle atteigne l’autre encadrure juste en face, de l’autre côté de la ruelle pour former un pont. C’est avec aisance et habitude que je l’escaladai pour la traverser. Sous mes pieds, quelques mètres plus bas, j’aperçus du fil barbelé ainsi que des gravats. Chanceux était toujours là.
On avait appelé ce cadavre comme ça parce qu’il était mort sur le coup, à en juger par le peu de sang qui se trouvait autour de lui quand nous l’avions aperçu pour la première fois. Lui aussi avait essayé de traverser la frontière, dommage que notre pont artisanal était trop bien caché. Il n’y avait jamais de garde, mais le "mur" qui séparait les deux quartiers était couvert de fil coupant comme des lames de rasoir –sans parler des cadavres qui s’empilaient là depuis des années–.
Chanceux était là depuis six mois maintenant. On avait vu son corps se transformer petit à petit. À vrai dire ce fut plutôt rapide puisque les rats avaient déjà avalé tout ce qui était mangeable en une seule semaine. Malgré leur grosse taille, ces saloperies arrivaient à se faufiler partout, même entre les fils barbelés. Ensuite, les restes avaient pourri au fur et à mesure, laissant de la mousse noire apparaître sur des organes à l’air libre qui changeaient de couleur progressivement, certains devenant vert, d’autres jaunes ou noirs.
Ce fut sans soucis que nous arrivâmes dans notre quartier, le Quartier Est, celui des DogZ. Une fois hors de l’immeuble, nous étions à dix minutes à pied de chez Alex. La partie de la Ville où nous habitions ressemblait au Quartier Sud -et aux autres quartiers-, avec les mêmes immeubles encore et encore. La seule différence était les ordures qui trainaient absolument partout, exactement comme les easabs.
Sans même s’en rendre compte, nous étions déjà chez Alex, tout sourire. Malgré la misère qui nous entourait et l’odeur immonde qui s’imprégnait dans nos narines et nos vêtements jour après jour, on continuait de rire ensemble. On était habitué à vivre dans une espèce de décharge sanglante depuis tout petit, c’était notre vie quotidienne après tout. Avant de partir, je lui serrai la main.
« J’ai un p’tit truc à faire avant de rentrer chez moi, mais je me dépêche ! Après je me connecte direct. On se fait un WarWorld ce soir ?
— Moi ça me va ! » avait-il répondu avec enthousiaste.
Les jeux disponibles sur le Net de la Ville étaient basiques et minimalistes. Mais cela ne nous empêchait pas de nous amuser, loin de là ! Je lui dis au revoir, tout souriant, et me mis en marche tandis qu’il entra dans son hall d’immeuble toujours aussi propre –sûrement le plus propre de la Ville–.
Après cinq courtes minutes de marche, j’arrivai enfin devant mon HLM. Même si ce n’était pas vraiment le mien. Je suppose qu’il n’appartenait à personne. Même nous, propriétaires plus ou moins légaux, ne pouvions clairement affirmer que c’était notre appartement et encore moins notre immeuble. Si jamais quelqu’un de plus fort que nous décidait de nous déloger, nous n’aurions d’autre choix que de partir en baissant les yeux et en priant de ne pas être poignardés. La loi du plus fort.
C’est à cause de ce genre de peur que j’avais été intéressé par l’idée de rejoindre les DogZ. Et Moha semblait bien déterminé à me faire rentrer dans le gang, jusqu’à ce qu’il me voie trainer avec un "khinziabyad" (mélange de "blanc" et "porc") comme ils appelaient les blancs. J’allais bien voir ce qu’il avait à me dire. J’étais au milieu de la route, juste en face du hall de mon immeuble. À part un sans-abri en train de dormir sur le trottoir –ou était-il mort ? – et un rat en train de fouiller dans une pile d’ordures un peu plus loin, il n’y avait personne.
Je montai rapidement dans mon immeuble pour dire bonjour à mes parents. Mon père avait le crâne chauve et ma mère... Faisait ce qu’elle pouvait avec la paille qui lui servait de chevelure. À part ça, pas vraiment de signe distinctif, même leurs habits étaient banals au possible.
Ils m’avaient transmis leur joie de vivre et leur positivité, si bien qu’à peine avais-je passé la porte, on commença tous les trois à sourire. Ils me demandèrent comment s’était passée ma journée, je leur dis « Comme d’habitude, j’fais un petit truc puis j’reviens. » Je pris mon téléphone pour envoyer un message à Moha puis je le mis à recharger sur mon lit.
Je redescendis dans la rue et je le vis sortir d’une ruelle, habillé tout en vert, comme toujours.
Je souris en le voyant. Ou bien étais-je déjà en train de sourire par habitude ?
Mais quand j’aperçus qu’il tenait un fusil d’assaut automatique BH26 dans ses mains, mon sourire disparut aussitôt. Je n’eus le temps de réfléchir que trois autres gars sortirent du même endroit, eux aussi armés. Tous avaient une expression neutre sur leur visage, comme les employés d’un abattoir se rendant à leur travail. Ils se mirent côte à côte et épaulèrent leurs armes. Ce fut trop rapide, pas le temps de courir, ni même de réaliser. De toute manière, l’issu était inévitable.
Ni Moha, ni ses acolytes ne dirent un mot avant d’appuyer sur la détente. Je sentis ma poitrine se déchirer avant même d’entendre les coups de feu.
Annotations
Versions