Chapitre II

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Après avoir grimpé les escaliers de son immeuble, Alex rentra dans son appartement. Il s’enferma immédiatement dans sa petite chambre avant de s’installer devant son ordinateur, puis attendit que Max se connecte sur Chaos pour l’appeler afin de commencer leur séance de jeu. Leur connexion n’était pas si mauvaise que ça, mais ils ne pouvaient accéder qu’à l’internet de la Ville. Vieux films en streaming, jeux vidéo multijoueur, porno,... Ce qui pouvait passer pour de la générosité n’était qu’un mécanisme bien élaboré pour que le bétail n’ait pas l’idée ni quitter leur enclos. Le comble de l’ironie restait quand Big Brother postait des articles sur « Comment rester en bonne santé. » Comme un éleveur, il veillait à la santé de ses bêtes pour pouvoir ensuite les envoyer à l’abattoir.

Pas de réseaux sociaux, pas de sites d’information et d’une manière générale, aucun contact avec le monde extérieur. Il fallait à tout prix que les horreurs de cet endroit restent cachées dans l’ombre.

La mère d’Alex n’était pas là. Elle était partie voir une personne âgée au 5ème étage. Elle passait ses journées à aider ses voisins : elle nettoyait leurs appartements, leur faisait à manger, ou leur parlait tout simplement pour passer le temps. Une femme adorable avec le cœur sur la main, aimée de tous ses voisins.

Après cinq minutes, l’adolescent impatient commença déjà à trouver le temps long. C’est par ennui qu’il contempla son propre reflet dans l'écran, détaillant son visage. Ses joues légèrement creusées, ses petits cernes sous les yeux, ses fines lèvres,...

Il revint sur terre lorsqu’il ressentit quelque chose. Pendant un court instant, à peine un dixième de seconde, l’adolescent ressentit une violente douleur dans tout son être. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant et ce fut si court qu’il crut avoir rêvé, pensant que c’était probablement sa paranoïa qui lui jouait des tours. Il finit par appeler son ami avec son téléphone –un vieux modèle à clapet– : pas de réponse. Il sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Comme si son 6ème sens l’avait prévenu avec cette violente douleur. Max se connectait toujours sur internet en rentrant et il répondait tout le temps aux appels. Le fait qu’il ne fasse ni l’un ni l’autre était mauvais signe.

« J’ai un p’tit truc à faire avant de rentrer chez moi, mais je me dépêche ! »

Mais cela commençait à faire long pour l’adolescent impatient. Il revit son reflet dans l’écran. Ses cheveux noirs ébouriffés et plutôt longs, qui partaient dans tous les sens comme un océan de vagues déchainés lors d’une tempête. Et c’était exactement ce qu’il se passait dans sa tête : une tempête de doutes et d’appréhensions.

Il attendit encore une dizaine de minutes, s’inventant des excuses pour ne pas céder à l’angoisse. Mais cette dernière gonflait dans son ventre et prenait de plus en plus de place. Cette saleté lui tordait les tripes et la simple perspective qu’il soit arrivé quelque chose à son frère d’une autre mère lui retournait complètement le crâne. C’est avec un sursaut qu’il se leva et repartit dehors d’un pas rapide, ne tenant plus en place.

C'était l'automne. La soirée commençait lentement à s’installer. La fraicheur émergeait et les façades des immeubles s’assombrissaient. La fumée menaçante qui recouvrait la Ville emprisonnait une bonne partie des rayons du soleil et plongeait les rues du dédale de béton dans l’obscurité bien plus rapidement qu’ailleurs dans le pays. À cause de cet immense plafond noir, aucun des deux adolescents n'avait déjà pu observer le ciel bleu à part sur un écran. Pour eux, la maison des anges n’était que cet épais manteau noir, parfois gris qui asphyxiait les habitants depuis des décennies.

Ils habitaient à cinq minutes l'un de l'autre, ce qui leur permettait de se rendre régulièrement visite et de passer la plupart de leur temps ensemble. Cela leur avait permis de forger une amitié plus forte que l’acier, que les liens du sang ou même que la mort elle-même.

Quand Alex arriva vers l’HLM de Max, il aperçut une camionnette blanche avec les phares allumés, projetant deux silhouettes sur les immeubles d’en face. Ce n’était vraiment pas bon signe. Il pressa légèrement le pas, et sentit une peur inconnue se glisser sous ses habits pour s’emparer petit à petit de son corps. S'il avait cru en Dieu, il aurait prié pour que Max n’ait rien à voir avec ce véhicule. Il l’aurait supplié pour que Max aille bien. Il l’aurait imploré pour que Max ne soit pas mort. Et s'il avait cru en Dieu, il l'aurait probablement maudit à cet instant précis.

Son cœur rata un battement, puis se mit à frapper sa poitrine comme pour en sortir. Alex paniqua et se mit à courir quand il aperçut une silhouette sur le sol, en face du véhicule aux phares qui déchiraient l’obscurité naissante pour éclairer la scène. L'adolescent courut aussi vite qu'il put. Un sprint d'une centaine de mètres qui lui sembla être un véritable marathon.

Au fur et à mesure qu'il s'approchait, les contours de cette personne baignant dans son sang devenaient de plus en plus familiers. Jusqu’à la dernière seconde, il espéra que ce ne soit pas Max. Jusqu’au dernier instant, son esprit continua de se mentir à lui-même, de se voiler la face. Mais il finit par être assez proche pour que la vérité lui saute aux tripes et que tous ses espoirs soient exécutés.

C'était bel et bien son meilleur ami qui gisait sur le sol. Le ventre et le torse troué de balles. Dans une mare de sang.

Alex s'arrêta de courir. Son cerveau ne parvenait pas à réaliser et son corps se paralysa de la tête aux pieds. Ses yeux fixaient l’enveloppe corporelle de Max martyrisé au milieu de la route. Deux hommes habillés de combinaisons blanches et armés de fusils d'assaut se trouvaient près de la dépouille. Ils regardèrent Alex. Probablement n’avaient-ils jamais vu une telle détresse dans les yeux d’un être vivant avant cet instant. Ils s'éloignèrent du cadavre en gardant leurs armes prêtes à être épaulées.

Il s'approcha du corps très lentement, comme un robot mal huilé. Et puis sa force restante le quitta subitement. Il tomba à genoux, imprégnant son jogging avec le sang de son frère. Il observa son visage. Ses paupières étaient totalement immobiles, tout comme ses iris foncés, encore remplis d’incompréhension. Sa bouche était entre-ouverte et ses muscles complètement pétrifiés, comme choqués par la violence avec laquelle son âme avait était fauchée.

Les larmes se mirent à couler en continu et se mélangèrent au sang de celui qui avait su les retenir pendant tant d'années. Il avait la sensation que c'était un mauvais rêve, que tout cela n'était pas réel. C’était bien trop horrible pour être vrai. Mais au fond de lui était plantée l’horrible vérité qui allait le gangréner jusqu’à sa mort. Il savait que plus jamais il ne pourrait se réveiller de ce cauchemar.

Les parents de Max étaient assis par terre sur le trottoir. Ils se serraient l'un contre l'autre et vidaient leur corps de toute joie, tandis que les "ambulanciers" ne laissaient paraître aucune émotion. Les hommes en blouse blanche guettaient à droite puis à gauche pour vérifier que personne ne s'apprêtait à les attaquer, tels des cow-boys sur le qui-vive. Les easabs leur fichaient la paix moyennant finance, mais les fous n’écoutaient personne, pas même l’argent. Et si l’un d’eux s’approchait de trop près, deux fusils d’assauts ne seraient pas de trop pour l’arrêter.

Ces sauveurs n’inspiraient absolument pas la confiance, bien au contraire. Peut-être était-ce à cause de leur masque noir qui couvraient leurs mâchoires ainsi que leurs nez, ne laissant que leurs yeux pour deviner leurs intentions. Ou bien de leurs uniformes blancs qui les rendaient froids et stricts. Ou encore leurs doigts posés juste à côté de la détente, qui semblaient presque impatients qu’il y ait du grabuge pour faire un carton plein.

L'un des deux siffla. Ils s'approchèrent ensemble et écartèrent Alex du corps gentiment avec professionnalisme. Celui-ci ne put même pas se relever et se laissa tomber sur le bitume froid. Les deux hommes mirent Max sur une civière artisanale avec une grande précaution digne de vrais ambulanciers –ce qu’ils n’étaient probablement pas– puis le transportèrent à l’arrière de la fourgonnette avant de faire un signe aux deux parents. Le couple se leva lentement, toujours serré l'un contre l'autre, puis monta avec le corps de leur fils.

Ils partirent sans un bruit dans leur ambulance improvisée, laissant un vide dans la rue ainsi que dans le cœur de l’adolescent. Son corps ne répondait plus, ni même son cerveau à vrai dire. Tout semblait avoir planté, comme un ordinateur qui avait besoin d’être redémarré. Il n’entendait plus rien, si ce n’est un bourdonnement très intense qui résonnait dans ses oreilles. Ses yeux fixaient le vide et ne clignaient que très rarement.

Allongé par terre, il finit par tourner lentement sa tête pour observer le sang que son ami avait laissé. Le liquide rouge semblait légèrement briller sur le bitume, ajoutant une couleur dont se serait bien passé Alex à ce décor gris.

C’était la seule marque qu’il restait. Le seul symbole qu’une âme avait été retirée à cet endroit précis quelques minutes auparavant.

L’obscurité continua de gagner du terrain petit à petit, plongeant la Ville sans lampadaires dans le noir. L'adolescent, brisé et tourmenté, resta meurtri sur le sol. Le froid s’installait dans les rues quand son téléphone se mit à sonner. C'était Héloïse, sa mère. Qui d’autre ? Elle devait s’inquiéter que son fils ne soit pas rentré à une heure si tardive. Mais il ne répondit pas. Son corps était bien trop faible pour faire une action aussi complexe. Il parvenait déjà à peine à le maintenir en vie.

Il connaissait Max depuis tant d’années. Et pendant tout ce temps, il ne s'était jamais passé un seul jour sans qu'ils ne se voient. Ils étaient inséparables et toute leur vie tournait l’un autour de l’autre. Jusqu’à ce jour funeste.

Son téléphone sonna de nouveau. Puis plusieurs minutes après l'appel, sa mère apparut dans l'obscurité de la nuit en courant puis se jeta par terre. Elle fut tout d’abord persuadée que son fils était blessé. Mais après l’avoir observé en détail, il n’avait aucune blessure. C’est alors qu’elle comprit. Quelques larmes coulèrent sur son visage, un mélange de tristesse, mais surtout de soulagement. Alex, lui, ne pleurait plus désormais. Il ne pleurait plus, mais il était poignardé par une tristesse indescriptible, comme si on lui avait arraché son frère siamois à gros coups de hachoir. L'adolescent avait l'impression d'entendre un rire au loin. Celui de la mort qui se délectait de son chef-d’œuvre. Héloïse prit la voix la plus douce et la plus réconfortante possible pour s'adresser à son enfant : « Est-ce que tu veux rentrer ? »

Alex ne répondit pas. Elle l’aida à se relever et à s’assoir sur le trottoir. Son propre fils ressemblait à un cadavre. Elle prit même son pouls pour vérifier qu’il respirait toujours.

Le silence fut bien plus éloquent que n’importe quelle parole. Sa mère continua de le serrer dans ses bras comme pour le protéger de tous les démons qui tournaient autour de lui, même si malheureusement la plupart étaient dans sa tête désormais. Après quelques minutes, elle l’embrassa sur le front avant de repartir dans la nuit noire. Elle connaissait son fils mieux que quiconque et savait pertinemment que ce n’était que par la solitude qu’il pourrait accepter son cauchemar et s’en relever. C’est en se retournant tous les dix mètres et complètement angoissée qu’elle partit, peu rassurée à l’idée de laisser son Alex seul dans la nuit. Mais elle comprenait que c’était la seule chose à faire pour l’aider à devenir plus fort. Pour l’aider à surmonter son deuil le plus rapidement possible. Pour l’aider à réaliser l’impensable et aller de l’avant.

Le peu de cellules grises de l’adolescent en état de marche moulinait pour répondre à cette question vieille comme le monde : "pourquoi ?". Il savait que son meilleur ami avait essayé de se rapprocher des gangs récemment pour pouvoir enfin réaliser son rêve : devenir tatoueur. Bien qu’il les méprisait du tréfonds de son âme, la perspective d’avoir une protection, d’être respectée et surtout de gagner beaucoup d’argent lui avait donné envie de passer un pacte avec le diable. Et celui-ci ne s’était pas gêné pour lui arracher son âme.

Ses pensées dérivèrent vers la phrase du professeur de philosophie avec un arrière-goût amer, celui du sarcasme glauque du hasard de la vie. Ce ne fut que l’une des centaines de pensées qui traversèrent son esprit en coup de vent, la tempête ne s’étant toujours pas calmée. Les questions se bousculaient à l'intérieur de sa tête et résonnaient dans le silence de la nuit. De temps en temps, des larmes se mettaient à couler sur son visage pour s'écraser sur ses habits. C'est avec ce sentiment de solitude qu'il s’endormit après plusieurs heures sur le bitume froid, le visage de Max à jamais gravé dans sa mémoire.

Tout cela avait-il était qu’un horrible cauchemar ? Après avoir été réveillé par un habitant fouillant des ordures un peu plus loin, Alex observa le sang. S’il était dans un cauchemar, il ne s’était pas encore réveillé.

Après avoir regardé le ciel, il estima qu'il était à peu près 8 heures grâce à la luminosité dans la Ville et à la couleur de la fumée. Le sang avait séché, mais il était toujours là. Immobile. Alex s’étira difficilement, faisant craquer toutes ses articulations. Son ventre gargouillait. Même le clochard sembla avoir pitié de lui.

Il décida de rentrer à son appartement, juste après avoir lancé un dernier regard sur le lieu du meurtre. Une page venait de se tournait, et il sentait son souffle balayer toutes ses certitudes. L'adolescent marcha très lentement en traînant les pieds. Après tout, rien ne pressait. Il avait la sensation que plus rien n’avait d’importance, alors autant prendre son temps et observer les immeubles morts et les cadavres gris.

Il arriva finalement devant le hall de son HLM, les yeux toujours dans le vide. C'était impressionnant à quel point sa vision du monde avait changé. Alex avait l'impression que tout était plus sale que d'habitude, que ce soit les immeubles, les gens ou son propre hall. Les dalles étaient déplacées, les ampoules cassées, les murs tagués, les fenêtres brisées. C'était comme si le monde avait perdu son charme, du moins le peu qu'il possédait. Une chose le marqua plus que les autres. C’était l'absence de couleurs. Même s'il n'y en avait déjà pas beaucoup de base, elles avaient complètement disparu désormais. Il ne voyait plus que du gris.

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