Chapitre III

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Son étage, le deuxième, était le plus propre. Sa mère le nettoyait régulièrement, si bien qu’on n’y trouvait aucune trace de poussière et qu’une douce odeur de produits chimiques embaumait l’endroit. Alex se mit en face de sa porte. De l'autre côté du couloir se trouvait l'entrée de chez Ivan. Sa porte avait été volée et son appartement était devenu un squat qui servait de temps à autre à des drogués ou des sans-domicile.

Ivan avait été très proche d’Alexandre et de sa mère à l’époque. Héloïse ne semblait connaitre aucun autre homme, ce qui avait amené l’adolescent à penser que cet immigré russe était en réalité son père. Ils se ressemblaient vaguement physiquement et avaient passé beaucoup de temps ensemble lorsqu’il était plus jeune –il apparaissait même dans ses plus vieux souvenirs–. Et puis ça aurait aussi expliqué pourquoi sa mère avait autant pleurée lorsqu'elle l'avait retrouvé le visage bleu, les yeux exorbités et le froc plein de merde, pendu au plafond.

Sa mère n’avait jamais voulu lui dire qui était son père. De toute manière, malgré sa grande curiosité, cette question n’avait jamais intéressé l’adolescent. Surtout qu’au fond de lui, il se doutait que la réponse risquait de ne pas lui plaire. Peut-être était-il le fils d’une ancienne prostituée ? Ou pire, un fils de viol ? A en juger par certaines cicatrices qu’avait Héloïse sur son corps, cette possibilité était tout à faire envisageable.

Il ouvrit la porte de son appartement. C'était un T2, il avait donc sa propre chambre et sa mère dormait sur le canapé-lit du salon. Les murs étaient peints en blanc –qui était devenu gris– pour donner une impression d'espace dans cet endroit si restreint. Le salon ne possédait que quelques meubles, tous en mauvais état. De la table basse à la commode, en passant par le canapé troué ainsi qu’un tabouret sur lequel reposait une vieille télé cathodique. Même le parquet était rayé et plusieurs lattes manquaient à l’appel. Le tout sans aucune décoration, si ce n'était un cadre fissuré dans lequel se trouvait une photo en partie déchirée de l’adolescent et de sa mère plus jeune.

Dans la cuisine, les quelques placards étaient posés sur le sol car les fixations des murs avaient lâché depuis bien longtemps. Le plan de travail était petit et rempli de différentes épices ainsi que de quelques ustensiles basiques. Ils mangeaient souvent les mêmes repas, mais sa mère essayait de changer d'épices à chaque fois pour varier les goûts et ainsi tromper leur langue. C'était l'une des seules choses qui n'était pas trop chère au marché. Quant aux fenêtres, elles donnaient toutes sur la même vue déprimante : des immeubles gris et un ciel noir. Même avec les volets ouverts, la lumière ne rentrait pas assez pour éclairer l'appartement. Heureusement, les habitants de la Ville ne payaient pas l'électricité, ils pouvaient donc laisser les lumières allumés toute la journée. Le gouvernement payait l'eau, l'électricité et leur donnait aussi de l’argent pour se nourrir. Plus anecdotique, les enterrements étaient également à la charge du contribuable. Et pourtant le cimetière ne comptait qu'une centaine de tombes pour une Ville de quelques centaines de milliers, voire millions d’habitants.

Personne n’enterrait ses morts dans cette Ville.

Sa mère ne dit rien en le voyant. Un sourire sembla tout de même se dessiner sur son visage. Non pas que la situation était particulièrement joyeuse, mais elle fut rassurée que son petit chéri aille bien –physiquement tout du moins–. Héloïse était une femme plutôt maigre avec peu de formes. Ses cheveux châtains et lisses descendaient jusqu’aux épaules et ses yeux noisette inspiraient toujours une profonde gentillesse et un calme inexplicable. Son beau visage qui aurait été un don ailleurs se révélait être une malédiction dans cet endroit, la rendant victime de nombreux attouchements de la part des easabs.

L’adolescent se remplit un bol de cornflakes, puis les avala sans lait. C'était horriblement sec, mais après des années, sa mâchoire s'y était faite. Il but un peu d'eau pour faire passer le tout, avant d'aller dans sa chambre pour changer d'habits. Il n'était pas vraiment très à l'aise avec son jogging imprégné du sang de son ami. Il l'enleva rapidement et le regarda un court instant, se demandant s'il devait le garder ou non. Il avait tellement pleuré la veille qu'aucune larme ne pouvait couler sur son visage, mais cela ne l'empêchait pas d'être profondément déchiré. Ses yeux fixaient les tâches rouges comme il avait fixé la flaque. Il se sentit de nouveau hypnotisé par cette couleur. Comme si cette teinte en particulier l’appelait, voulait lui faire passer un message. Sorte de portail mystérieux vers le monde des morts que chaque homme cherchait à fuir, mais qui était pourtant aussi proche que leur propre ombre.

Au bout d'un certain temps, il décida que la meilleure chose à faire était de s’en débarrasser. Même si par miracle sa mère réussissait à le rattraper, cela restait une relique de la pire soirée de sa vie. Il ouvrit sa fenêtre qui donnait sur une ruelle, puis le jeta. Le pantalon vola un court instant avant de s'écraser dans une flaque d'urine entre deux immeubles un peu plus loin. Alex retira également son t-shirt et le balança en boule sur son tas de linge sale.

Il était maigre. L’adolescent pouvait voir ses propres côtes sous sa peau blanche. Il était difficile de manger de bons repas plusieurs fois par jour, que ce soit à cause du peu d’ingrédients disponibles sur le marché ou du peu d’argent des habitants. Alex et sa mère s’en sortaient très bien comparés à ses voisins, mais l’adolescent n’avait jamais eu un grand appétit. Manger n’était pas un plaisir pour lui, seulement un besoin à assouvir de temps en temps pour contenter son instinct de survie primaire. Manger pour vivre ou vivre pour manger, la question était vite répondue.

Après avoir enfilé de nouveaux habits quasi-identiques aux précédents, il remit son sweat à capuche noir avant de se pencher pour passer sa main sous son lit afin d’attraper son couteau papillon noir. La lame était abimée, tout comme le manche, mais l'arme restait tout de même très tranchante. Il le mit dans sa poche, puis sortit de son appartement sous le regard inquiet de sa mère qui hésita à intervenir, mais préféra laisser son fils faire son deuil à sa manière. Elle allait de nouveau angoisser comme une folle, mais ce n’était qu’un petit prix à payer pour que son fils aille mieux. Cela valait mieux que de l’enfermer dans l’appartement.

Une fois dehors, Alex se mit à marcher tout droit. Pour aller où ? Il s’en moquait éperdument.

L'adolescent errait dans les rues tel un fantôme, les yeux perdus dans le sol. Il évitait de regarder les immeubles, de peur que cela ne le déprime davantage. Les façades étaient grises à cause de la fumée, le linge qui séchait était sans couleur, et les fenêtres étaient soit brisées, soit remplacées par du carton. Triste décor digne d’un film post-apocalyptique.

La route fissurée n'était jamais plate, elle était uniquement composée de bosses ou de nids de poule. Mais cela n'était pas très important puisqu’aucune voiture ne circulait, à part dans le Quartier Nord avec les moto-cross des easabs rouges. Les routes n'étaient que d’immenses rues piétonnes, dix fois trop large pour le peu de personnes qui les empruntaient. Les architectes avaient eu de sacrées ambitions pour cet endroit. Probablement étaient-ils tous morts depuis le temps, probablement pour le meilleur.

Il suffisait de lever les yeux pour voir toute la misère de cette Ville. Il y avait des vagabonds aux habits déchirés un peu partout, en train de dormir ou bien de mourir dans l’indifférence totale. C’étaient principalement des drogués qui squattaient des appartements vides la nuit et restaient dehors le jour. Ils étaient partout et faisaient partie intégrante du paysage de ce merveilleux endroit. Certains d’entre eux étaient des criminels en cavale, d’autres des marginaux venus en quête de liberté et certains semblaient être tout simplement nés ici, comme sortis des entrailles de la Ville.

En plus de ces âmes errantes se trouvaient les fameux easabs. Le quartier dans lequel vivait Alex appartenait au gang des DogZ. Ils avaient choisi ce nom car leur spécialité était de dresser des chiens de combats. Alex passa justement devant un de leurs groupes : une dizaine d'hommes armés de fusils d'assauts, tenant deux pitbulls en laisse en gardant un air extrêmement menaçant. Si quelqu'un avait le malheur de mal les regarder, il se faisait tuer dans la seconde, et ses restes servaient à nourrir leurs petits montres. Ces membres de gang s'habillaient tous en vert pour se reconnaître entre eux. Les "civils" qui ne faisaient partie d'aucun groupe devaient bien choisir leurs habits pour ne pas se faire trucider. Ils s'habillaient en vert, ils se faisaient tuer. Ils s'habillaient en rouge, ils se faisaient tuer. Ils s'habillaient en bleu, ils se faisaient tuer. S'ils s'habillaient en rose, il se faisaient castrés, puis tués. Les snipers sur les toits étaient là pour ça, telles des caméras qui devaient détecter la moindre anomalie pour l’exterminer.

Par conséquent, la plupart des habitants s'habillaient en noir, en blanc, ou en gris, ce qui renforçait encore plus l'impression de tristesse dans ce paysage urbain. Les seules couleurs que l'on pouvait voir étaient soit des tueurs armés jusqu'aux dents, soit le sang des cadavres qui coulait parfois dans le caniveau. Les quelques arbres morts des parcs étaient gris clair, les passants étaient d’un gris monotone, les route d’un gris fade, les immeubles d’un gris déprimant, le ciel d’un gris mortel et les âmes des tueurs étaient d’un noir profond et obscur.

Lors d’un court instant de faiblesse, le corps martyrisé de Max revint dans l’esprit vide de l’adolescent. Cela lui suffit pour recommencer à pleurer, pris de légers sanglots. Pour ne pas être vu par d’éventuels badauds, il entra dans une petite ruelle bien inhospitalière. Si jamais quelqu'un le voyait pleurer, c’était un signe très évident de faiblesse qui lui risquait d’être fatal, comme une gazelle en train de boiter dans la savane.

L'odeur des ordures et de la pisse de drogués le répugnait, mais il était bien trop triste pour se préoccuper de si petits détails. Les larmes coulaient de plus en plus sur ses joues, et les vannes étaient complètement hors-service, rendant impossible l’arrêt de ce flot d’eau salée. Il s'enfonça dans la ruelle et trébucha bêtement avant de s'écraser par terre. Par chance, il avait évité de peu une flaque de liquide suspect à quelques centimètres de lui.

Alex se releva, puis se mit dos au mur en sanglotant. Il pleura, encore et encore pendant plusieurs minutes sans s’arrêter, incapable de se retenir.

Il avait l'impression d'avoir perdu une partie de lui. La partie qui le faisait rire et sourire chaque jour depuis plusieurs années. La partie qui contenait son optimisme et sa joie de vivre. Il sentait au fond de lui que plus jamais il ne pourrait rire de toutes ses dents comme il le faisait avec son meilleur ami. La meilleure partie de sa vie s’était terminée froidement et brutalement sur le bitume de cette Ville comme pour tant d’habitants. Il cacha son visage entre ses mains en maudissant cet endroit.

Des bruits de pas se firent entendre dans la ruelle. Alexandre, qui ressentait un mélange de honte et de peur, continua de se cacher les yeux sans même regarder qui cela pouvait être. « S’il veut me tuer, tant mieux. » pensa-t-il. Le son s’approcha de lui, mais il continua d'ignorer la présence de cette personne. L’adolescent commença alors à se calmer. Ses sanglots diminuèrent et les larmes devinrent plus rares.

Il vit une paire de bottes en cuir noir par terre, juste en face de lui, type de chaussure rare dans la Ville. La voix étrangement rassurante de l’inconnu lui dit :

« Pourquoi tu pleures mon grand ? »

Surpris, Alex ne réagit pas et continua ses efforts pour arrêter ses sanglots définitivement. L’homme se mit contre le mur juste en face de l’adolescent. Ce dernier ne comprenait pas pourquoi cet inconnu lui posait une telle question. Les habitants n’étaient jamais bienveillants, encore moins sans raison. Il répondit tout de même, par peur d’énerver l’étrange bon samaritain :

« M-Mon ami ... est ... mort. »

Même lui avait du mal à croire ses propres paroles. Il se remit à pleurer encore plus fort qu'avant après avoir prononcé ces mots, et l'inconnu se sentit profondément gêné et s'excusa comme il le put :

« Pardon d’avoir posé la question... J’suis désolé pour toi mon grand. »

Alex baissa ses mains et ouvrit les yeux pour voir qui était cet étrange inconnu bien bavard. Et quand il vit cet homme, ses yeux s'ouvrirent en grand comme pour sortir de ses orbites et son souffle se coupa net. Son cœur sembla même s’arrêter de battre.

La personne en face de lui n'était pas n'importe qui. C'était un collecteur. Tout son chagrin se remplaça instantanément par de la peur. L'inconnu portait un jean avec une ceinture en cuir noir dont la boucle chromée formait une paire d’ailes. A ses pieds, les bottes en cuir noir étaient des rangers luisantes. Ses yeux étaient cachés par une paire de RayBan –comme les sheriffs dans les vieilles séries américaine– alors que ses cheveux d’un blanc surnaturel étaient rasés sur le côté et formaient une sorte d’épaisse mohawk au milieu. De sa mâchoire à ses bras, en passant par ses épaules, tout semblait musclé chez lui. Sa chemise, elle, était aussi blanche que sa crinière, mais bien trop propre et repassée pour être celle d’un habitant lambda.

Un démon déguisé en ange.

Un collecteur. Ces personnes qui n’avaient d'humain que l'apparence. La Ville était remplie de tueurs, de violeurs, de drogués et de fous qui n'avaient peur de rien, même pas de la mort. A une exception près. Les employés de l’Usine, eux, terrifiaient absolument tout le monde.

Tel le croque-mitaine, ils hantaient les esprits des petits et surtout des plus grands. Des histoires folles circulaient à leur sujet, des légendes d'anges déchus qui buvaient le sang de leurs victimes, ou alors des hommes recouverts de cicatrices infectées qui torturaient les innocents, ou encore des loups-garous qui dévoraient les humains vivants ! Son interlocuteur ne ressemblait à rien de tout cela, mais ses cheveux immaculés peignés vers l’arrière étaient connus comme le loup blanc. Il était bien plus crains que n’importe quel monstre ou créature fantastique, parce que lui, tout le monde savait qu’il existait réellement.

Sans réfléchir, l'adolescent se mit à courir dans la ruelle, guidé par son instinct de survie. En tout cas, il essaya, puisqu’il ne fit que quelques pas avant de glisser dans une flaque et de s'écraser pitoyablement sur le sol. L'homme s'approcha de lui en essayant d'avoir l'air rassurant :

« Calme toi, j’vais rien te faire. »

Toutes ces rumeurs autour de ces êtres mystérieux étaient si encrées dans l’esprit de l’adolescent que tout ce qui sortait de la bouche de cet homme ressemblait à des menaces. Mais face à la main tendue et au grand sourire du collecteur, Alex tendit sa main tremblante. Non pas pour être aidé, mais pour rester en vie. Et contre toute attente, l’inconnu ne lui trancha pas la gorge et l’aida simplement à se relever avant de se remettre contre le mur.

L’adolescent grelotait comme s’il était frigorifié. Les battements de son cœur étaient chaotiques, tout comme sa respiration. L'homme qui le terrifiait tant le regardait avec un visage amical tandis que lui avait les yeux dirigés vers ses propres jambes pour ne pas croiser le regard de cette créature tout droit venue d’un autre monde.

« Je ne te veux aucun mal. Je te le jure. Ecoute, il y a deux collecteurs. L’autre enfoiré qu’est un vrai malade, et moi qui bute que les easabs. »

Il marqua une pause, comme pour laisser à l’adolescent un temps pour se calmer et assimiler les informations.

« Tu m'as dit que ton pote s'est fait tué ? »

Alex eut juste assez de force pour faire un léger signe de la tête en guise de réponse.

« Si tu connais les coupables, je peux m'en charger si tu veux. »

Il dit cela avec une voix calme et posée alors que l'adolescent n'arrivait même pas à aligner deux mots. Il avait l’horrible sensation que la mort en personne se trouvait devant lui... La mort en tenue de soirée.

Il insista : « Si tu veux le venger, tu dois me dire qui c’est. » La seule réponse d'Alex fut un léger mouvement de la tête qui signifiait qu'il n'en avait pas la moindre idée.

Le "démon" soupira et lui répondit « Si jamais tu as une idée, reviens me voir demain au même endroit à la même heure. Je ferai mon possible pour t'aider. »

Puis il lui tendit sa main : « Oh fait, moi c’est Deagle. »

L’adolescent hésita une nouvelle fois mais réussit à l’attraper et à écarter suffisamment ses lèvres pour dire à demi-mot : « Alex. »

Il commença enfin à se calmer. Sa respiration redevint régulière, son cœur ralentit et ses jambes se stabilisèrent. L'homme à la chemise blanche sourit et dit « A très bientôt. » avant de partir et de disparaître dans le dédale de béton.

« ... Bordel... Mais qu'est-ce qu'il vient de se passer ? »

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