Chapitre IV

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Alex était seul dans la ruelle, perdu avec ses pensées.

Il se sentait chanceux. Mais surtout désorienté. Il avait toujours cru que les collecteurs étaient des monstres, des bêtes assoiffées de sang qui faisaient passer les easabs pour des écolières. Pourtant, l'un d'entre eux venait de lui proposer de l'aider sans même le connaître. Il avait encore du mal à y croire tant cette situation semblait improbable.

Le doute s’installa dans sa tête en repensant à cette proposition. Peut-être que cet homme était sincère. Son sourire semblait l’être tout du moins. Et qu’avait-il à y gagner de toute manière, s’il avait voulu lui faire du mal, il aurait très bien pu le faire dans la ruelle. L’idée de pouvoir venger Max lui décrocha un sourire timide, sorte de lueur blanche dans sa vie devenue si sombre. Avec un être aussi puissant qu’un collecteur, les meurtriers de son ami ne pourraient pas se cacher bien longtemps.

Ils devaient payer. Ces enfoirés avaient emporté son rayon de soleil. Son camarade de toujours. Son unique et meilleur ami.

Ils devaient payer.

Alex n'avait plus envie de pleurer désormais. Il voulait à tout prix saisir cette chance que lui avait tendue l'homme à la crête blanche, une chance d’avoir un nouvel objectif, un nouveau but à sa vie. Une chance inespérée tombée tout droit de la providence.

Mais d’un autre côté, il ne souhaitait pas s'aventurer dans un domaine qu'il ne connaissait que très peu : l’Usine. Les collecteurs étaient les employés de ce monstre cracheur de fumée. Et leur nom provenait de leur travail, à savoir collecter du carburant pour nourrir la machine qui produisait les Arcs-En-Ciel. En d’autres termes, ils enlevaient les habitants de la Ville pour les faire disparaitre à tout jamais dans l’entre de la bête.

Ce bâtiment et ses employés hantaient toute la Ville. Et d’une manière plus cachée, toute la planète.

L’adolescent en deuil décida d'aller voir quelqu'un qui savait tout sur tout. Un homme de culture qui pourrait l’aider à s’informer sur ce sujet tabou : le bibliothécaire.

Quand Max n'était pas disponible, Alex allait voir cette espèce de vieux sage qui habitait dans le Quartier Sud. Il s'appelait Joseph, mais l'adolescent avait pris l’habitude de le surnommer Joe. Alex adorait lui rendre visite pour écouter ses histoires, pour emprunter des livres, ou encore pour avoir de l'aide pour ses quelques devoirs. L'un adorait écouter et apprendre, et l'autre adorait raconter et éduquer, si bien que les deux amis se complétaient et pouvaient passer des heures ensemble, transformant l’ennuyeux marathon du temps en un passionnant sprint.

L'adulte d'environ cinquante ans –ce qui était très vieux par rapport à la moyenne de la Ville– ne lui avait que très rarement parlé de l’Usine. C'était un sujet très tabou dans la Ville. Personne n’osait en parler, ni même y penser, sorte de légende terrifiante qui effrayait même les plus courageux de ce trou à rat géant. Peut-être espéraient-ils oublier complètement son existence en évitant d’y penser. Mais lorsqu’ils étaient seuls au détour d’une ruelle, il suffisait d’une brise dans leur cou et d’un petit bruit sourd pour que leur peur se réveille en sursaut, persuadée d’avoir vu une crête blanche ou noire disparaitre dans l’allée. Peut-être était-ce leur imagination, comme ils se le répétaient en boucle vainement. Ou peut-être était-ce un rappel que leur vie si insignifiante pouvait s’arrêter à tout instant s’ils tombaient sur l’un de ces monstres.

Alexandre sortit de la ruelle, les vêtements sales et puants à cause des ordures putréfiées et se dirigea vers la bibliothèque. Ce n’était pas aussi loin que son école, mais le trajet lui prenait tout de même une bonne demi-heure, voire plus quand l'adolescent devait esquiver des guetteurs ou d’autres détraqués. Il se mit donc à marcher avec des habits ressemblants à se méprendre à ceux des clochards. Personne n'allait le juger ici. La plupart des habitants n’avaient même pas de slip de rechange de toute manière. Il se mit en route en empruntant son chemin habituel et avançait telle une âme errante dans le labyrinthe des enfers, en quête d’une rédemption.

Après dix minutes, il arriva au niveau de la frontière, la même qu’il avait dû traverser avec Max quelques heures plus tôt. Véritable œuvre d’horreur, ce mur exhibait des dizaines de corps, certains semblant dater du siècle dernier alors que d’autres avaient été rajoutés très récemment. C’était le cas de ce qui semblait être un petit garçon, complètement nu, qui avait perdu sa tête. Une longue trainée de sang séché provenait de son cou sectionné et finissait sur la route après avoir taché des morceaux de meuble, de fer, de béton et de tout ce qui pouvait composer ce mur de déchets. La barricade faisait environ quatre mètres de haut et servait à séparer le Quartier des DogZ du Quartier Sud pour empêcher les attaques. Elle était surplombée par du barbelé sur lequel l’adolescent aperçut des morceaux de vêtement arrachés aux courageux qui avaient osé l’escalader, parfois au péril de leurs vies.

Même si ce n’était pas exactement le même endroit que celui qu’il avait emprunté avec Max, une violente nostalgie le frappa. Il se revit avec lui, le jour précédent, en train de sourire. Les larmes tentèrent de couler de nouveau, mais Alex essaya tant bien que mal de chasser ses mauvaises pensées alors qu’il se dirigea vers son passage habituel, un endroit du mur caché entre deux immeubles où le barbelé avait été coupé. Il pénétra ainsi dans le Quartier Sud qui avait le mérite d'être beaucoup plus sûr que là où il vivait.

Les rues de cette partie de la Ville étaient totalement vides, que ce soit d'ordures ou de tarés, ce qui rendait les promenades beaucoup plus agréables. Son instinct de survie toujours aux aguets pouvait se reposer, ses muscles se relâcher et son nez respirer une odeur moins immonde qu’accoutumée. Il continua son trajet avec plusieurs émotions bien distinctes : de la tristesse et de la nostalgie mélangée à une colère grandissante qui avait émergé à la suite de sa rencontre avec Deagle, sentiment qu’il essayait de cultiver pour écraser le désespoir qui l’habitait.

Il arriva enfin devant la "bibliothèque". Une sorte de grande cabane en tôle au milieu d’un petit parc à l’herbe et aux arbres gris. La "mairie" l’avait construite plusieurs décennies auparavant pour inciter les jeunes à lire. « Déjà à l’époque j’avais trouvé ça con, mais aujourd’hui ça ne sert vraiment plus à rien. » pensait Joseph. « Mais bon, au moins j’suis payé ! »

Une grande partie de la Ville ne savait ni lire ni écrire. Quant aux autres, ils n’en voyaient absolument plus l’utilité dans ce trou à rat géant. Autant dire que ce lieu rempli de livres était bien le dernier endroit où aller pour les habitants, le rendant extrêmement calme et à l’abri des batailles quotidiennes des easabs. Tout le monde fumait, se droguait, violait, et tuait à tour de bras, des occupations bien plus louables que la lecture pour leurs petits esprits. De quoi rendre jalouses les pseudo-racailles des banlieues françaises.

Les habitants de ce havre de paix pouvaient être séparés en deux catégories. Ceux qui naissaient dans la crasse et la pourriture de ces HLM comme les easabs, et ceux qui étaient nés en dehors et avaient décidé délibérément d’y aller. Pourquoi ? Cet endroit était vu comme une seconde chance pour beaucoup. Meurtriers en cavales, échappés d’asiles psychiatriques, sans-abris, parias, migrants du Moyen-Orient et d’Afrique, prisonniers à perpétuité, fétichistes extrêmes, drogués, la liste était longue. Que ce soit dans les caves d’établissements illégaux ou sur les forums cachés du New Web, la Ville était présentée comme un El Dorado pour les déviants rejetés par le monde civilisé.

À sa création au 20e siècle, cet immense projet devait être une Ville presque ordinaire où les criminels seraient utilisés comme carburant pour l’Usine. Comme une sorte de petit état indépendant. L’état proposa des primes et d’autres avantages pour y vivre. Mais ironie du sort, cet endroit attira principalement des criminels au détriment des citoyens lambdas qui n’eurent aucunement envie de quitter leurs vies pour habiter à côté d’une centrale à Arc-En-Ciel nucléaire. Plusieurs gangs investirent donc les lieux en chassant la police à grand coup de fusils à pompe. Face à cet échec cuisant, l’état envoya des migrants du tiers-monde pour réussir à tout de même augmenter la population et permettre à l’Usine de se fournir convenablement.

Et de fils en aiguilles, de plus en plus de personnes s’y étaient rendues, les femmes violées avaient accouchés et la Ville s'était retrouvée avec des centaines de milliers de petits bipèdes incapables de sortir de cet enfer, faute de moyen, de culture, voire d’envie.

Comment les habitants faisaient-ils pour vivre avec des meurtriers dans les rues ? Ils n'avaient pas vraiment le choix. « Quand on habite en enfer, on apprend à esquiver les démons. » disait Joe. Ils étaient tous –ou presque– armés, aussi bien les adultes que les enfants pour faire face aux potentiels agresseurs. Et si ce n’était lors de rares occasions, les easabs n’avaient aucun intérêt à tuer gratuitement les habitants, si ce n’était le plaisir. En effet, les gangsters touchaient une partie des revenus des vendeurs du marché, sorte de droit d’entrer pour ne pas se faire tuer. Si bien que chaque habitant était une sorte de vache à fric.

La Ville entière était constituée d’HLM. Des milliers d'immeubles tous similaires, sur des milliers d'hectares. Les éboueurs passaient une fois par mois, donc les ordures étaient omniprésentes dans les rues. Tous les murs étaient tagués avec des couleurs sombres et menaçantes, le tout écrit dans une langue étrange, celle qui était parlée par toutes les easabs. C'était un étrange mélange d'arabe, de français modifié avec quelques touches anglaises et italiennes. Il n'y avait pas de conjugaison, tous les mots étaient abrégés et les phrases aussi courtes que possible. C'était assez étrange à entendre, et difficile à comprendre pour les non-initiés.

Mais dans ce joyeux bordel, c’était très certainement les femmes qui étaient le plus à plaindre. Deux solutions s’offraient à elles : soit elles rejoignaient un gang pour se faire violer, torturer, et pour servir de porteuse d'enfants, soit elles apprenaient à se défendre pour survivre dans cet enfer. Les esclaves dans les gangs étaient exploitées et abusées, si bien qu'elles mourraient souvent très jeunes. Leurs cadavres étaient soit vendus au réseau cannibale ou nécrophile, soit tout bêtement balancé sur la route. Il était assez commun de croiser un corps gris sur le béton, entre deux piles d’ordures. Quant aux cadavres ramassés par les éboueurs, ils étaient balancés dans la Fosse. Un énorme trou à l'air libre qui avait été creusé par l’Usine lors de sa création pour y balancer les rejets. Bien évidemment, elle se remplissait très rapidement. Il fallait donc en creuser de nouvelles chaque année qui pouvaient atteindre plus de vingt mètres de profondeur.

Alex tira la plaque de tôle branlante et rouillée qui servait de porte, puis trouva Joe endormi sur le comptoir comme à son habitude. À quelques mètres de lui se trouvait une dizaine d'étagères métalliques branlantes rafistolées avec les moyens du bord, remplies de livres en tout genre. L'adolescent essaya de réveiller le propriétaire des lieux en douceur, mais le bibliothécaire sortit de son sommeil en sursaut et tomba de sa chaise en hurlant de panique. Il se releva péniblement et la terreur se transforma en joie quand il aperçut que ce n’était qu’Alex. Il se mit à sourire, révélant les nombreuses rides qui creusaient son visage maigre et meurtri par le temps :

« Te voilà ! Enfin ! Tu sais que tu m'as manqué ? Faut venir me voir plus souvent ! C'est pas comme si j'étais surmené par le travail ! » Puis il se mit à rire en attrapant ses lunettes de vue rondes posées sur le comptoir. Alex lui, grimaça un petit sourire avant de redevenir complètement neutre.

« Dis-moi, j'ai comme l'impression que tu as un problème. Pourtant d’après ce que j'ai compris avec Max, t'as pas vraiment le temps de t'ennuyer ! Alors, dis-moi, quelle est la raison de ta venue ? Il ne lui laissa pas le temps de répondre J'ai un super livre à te proposer d'un auteur français peu connu. Ça s’appelle "1 ne vaut pas 2" ! Le livre parle d'un enfant qui n'a pas d'amis, mais un jour il finit par en rencontrer un ! Il va découvrir l'humour noir et-... »

Joe continua de vanter les mérites de son nouveau livre préféré, mais l'adolescent ne l'écoutait pas. Le vieil homme avait prononcé le nom de Max, ce qui suffit pour le mettre mal à l'aise. Une larme monta, mais cette fois-ci, il réussit à se contrôler. En temps normal, il souriait et riait de toutes ses dents quand le vieil homme faisait son petit numéro et sautait partout en parlant avec un enthousiasme démesuré. Mais pas ce jour-là.

Alexandre l'interrompit par une phrase froide et sans détour : « J'ai besoin d'informations. » À ses mots, Joe bondit hors de son bureau de fortune et se mit à courir dans les quelques rayons remplis de livres comme un chien qui s’apprête à aller se promener.

« Ah ! En quoi puis-je t'être utile ? Géographie ? Français ? Math peut-être ? »

Alex répondit tout aussi froidement : « J'ai besoin d'informations sur l’Usine. »

Joe s'arrêta net, un air surpris sur son visage. Il s'approcha de l'adolescent et le regarda au travers de ses épaisses lunettes, comme pour vérifier qu’il s’agissait bien de son ami et non d’un imposteur. Il frotta son crâne dégarni et retourna s’asseoir calmement sur sa chaise artisanale. En une demi-seconde, il avait totalement changé d'humeur.

« Mmhmm... Honnêtement, je me doutais que ce jour viendrait. La curiosité n'est pas une mauvaise chose après tout, comme je te l’ai toujours répété. » Alex s'assit alors sur le "bureau" bancal –qui était simplement constitué de trois planches de bois clouées ensemble–, prêt à écouter son ami.

Joe reprit : « Bon, qu'est-ce que tu veux savoir précisément ?

— Je veux tout savoir ! s’exclama-t-il alors que sa curiosité prenait le dessus sur sa tristesse.

— D'accord, d'accord ! Pas la peine de crier, je ne suis pas encore sourd. Bon... »

Il réfléchit quelques instants et essaye de s’installer confortablement sur son trône de fer rouillé rembourré de tissus et de mousse en tout genre, scotchés à l’arrache.

« En histoire, tu as vu la Seconde Guerre Mondiale si je me rappelle bien. Donc, la guerre était finie en Europe, mais les États-Unis continuaient leur combat contre le Japon. Quelques mois après la mort d'Hitler, les États-Unis ont largué deux bombes atomiques sur le Japon pour les forcer à se rendre. Ces deux petites bestioles ont provoqué des explosions absolument gigantesques en plus d’irradier de nombreuses personnes.

— Irradié ?

— Oui, en gros c’est comme un poison invisible qui te tue lentement et provoque des malformations chez les nouveau-nés.

— Pas la joie.

— Je n’te l’fais pas dire. Et autant dire que ça a buté quelques centaines de milliers de personnes innocentes, et si tu veux mon avis, ça fait des États-Unis des immenses fils de putes.

— Ouai ça me semble cohérent.

— Et donc c’était la première fois qu’on utilisait la bombe atomique à des fins meurtrières. Et c'est à ce moment que les alliés ont fait une découverte très étrange et pas du tout attendue. Ils savaient que l’explosion provoquait un énorme nuage de vapeur qui a la forme d’un champignon. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que ce champignon atomique... était de toutes les couleurs !

— Comme un arc-en-ciel ?

— Exactement ! Un champignon atomique arc-en-ciel ! Les gouvernements américain, britannique et français ont caché cette information pendant plusieurs années ! Bien évidemment, beaucoup de Japonais ont été témoins de ce phénomène. Mais les États-Unis ont rapidement étouffé l’affaire en déclarant que c’était l'eau projetée par la bombe qui avait créé des arcs-en-ciel, bref, une excuse à la con. Plus tard, le monde est entré dans ce que l'on appelle la Guerre Froide. Je pense que tu sais à peu près ce que c'est. Staline, les États-Unis, concours de bite dans l’espace et j'en passe. Donc, en 1948, l'armée soviétique faisait un blocus sur Berlin, la capitale allemande. Il précisa : En gros ils empêchaient les habitants d’avoir de la bouffe et de quoi se chauffer. Du coup les alliés, pour permettre aux habitants de survivre, ont fait des ponts aériens avec des avions qui larguaient de la nourriture, du charbon et des médicaments pour les citoyens piégés.

Mais le... Il hésita un peu le 17... décembre, il me semble, le 17 décembre 1948, un avion qui faisait un pont aérien s’est écrasé sur un avant-poste communiste. On a appelé cet accident : "L'accident de Neukolln"... Il me semble que c'est le nom du quartier où l'avion est tombé. Si tu veux j'ai de très bons livres là-dessus, qui seront plus précis que ma vieille mémoire poussiéreuse.

— Non, je préfère quand c'est toi qui me raconte. »

Joe sourit très brièvement avant de reprendre. Il adorait raconter des histoires et apprendre des choses à Alex. En plus de lui apporter de la compagnie, cela lui donnait un sentiment de fierté et d’utilité, chose plutôt rare dans la Ville.

« Très bien, je vais donc continuer, mais je ne peux pas te garantir que toutes les dates soient exactes. Donc où est-ce que j'en étais moi ? Ah oui ! Donc, l'armée soviétique a pris cet accident comme une déclaration de guerre. C’était un bon prétexte pour mettre fin au Status Quo. Elle a donc envoyé encore plus de troupes sur Berlin et elle a commencé à abattre certains avions des alliés. La tension était de plus en plus forte et elle allait atteindre son paroxysme quand un groupe de rebelles a fait exploser un convoi communiste quelques jours plus tard. Il se mit à tousser et se donna de grands coups sur la poitrine avant de cracher un mollard gris sur le sol de terre battue. Et c'est sous cette tension qu'une rumeur s’est mise à circuler, comme quoi Staline possédait une bombe atomique et qu'il était prêt à s'en servir pour raser les plus grandes villes du bloc de l’Ouest. »

Alexandre l’observait et avalait ses paroles, restant toujours bouche bée devant un tel savoir.

« Pendant ce temps, depuis 1945, un laboratoire scientifique français travaillait en secret sur ce qui s'était passé lors des explosions au Japon afin de percer le secret de cette étrange couleur. Donc pour faire court, ils ont fait beaucoup de recherches et d’expériences pour comprendre le phénomène. Ils ont découvert comment et pourquoi le champignon atomique était devenu multicolore et d’autres choses, et ce sont ces choses-là qui t'intéressent. Ils ont découvert que cette réaction se produisait quand on mélange certains produits radioactifs, présents dans les bombes atomiques, avec des corps d’humains frais. Cela crée une réaction qui provoque une lumière très intense de toutes les couleurs ! Réaction qu’on appelle aujourd’hui : "La Ciellophile".

Quant à ses effets, le fait de regarder cette lumière provoque un sentiment de bienêtre total. Comme une sorte de drogue, mais beaucoup plus puissante et vraisemblablement sans trop d’effet secondaire en petite quantité. En 1947, le gouvernement a perdu tout contact avec leur laboratoire qui était bien caché dans les Alpes à l’abri des regards indiscrets. Ils ont donc envoyé l’armée pour voir ce qu’il se passait. »

Alexandre écoutait avec attention, s’imaginant chaque détail dans sa petite tête. La mort de son ami avait complètement disparu de ses préoccupations et son esprit vagabondait d’époque en époque en écoutant l’histoire de Joe.

« Une fois sur place, personne ne leur ouvrit. Ils ont donc dû faire sauter les portes blindées pour savoir ce qu’il se passait ! Mais avant même d’avoir le temps de rentrer, un homme ensanglanté leur sauta dessus avec un os aiguisé... Ils l’ont abattu immédiatement avant qu’il ne blesse qui que ce soit, mais je te laisse imaginer l’ambiance que ça a foutue.

Bref, les soldats sont rentrés dans le laboratoire et ont découvert un beau bordel. C’était un véritable charnier avec des cadavres d'humains et d'animaux en décomposition, du sang sur le sol et les murs, sans même parler de l’odeur absolument pestilentielle. Plus personne n’était vivant à l’intérieur.

Avec des enregistrements, ils ont réussi à comprendre que les employés étaient devenus fous après être restés en contact trop longtemps et avec des trop grosses doses de Ciellophiles. Ils en sont arrivés à un tel niveau de folie et de manque qu’ils ont commencé à s’entretuer pour en produire davantage. Ils ont même fini par se dévorer entre eux dans l’espoir de ressentir plus d’effet. Pas une super ambiance de travail si tu veux mon avis.

Le gouvernement a compris très rapidement l’importance de la découverte. Et ils ont donc tout logiquement continué les expériences sur un nouveau site avec bien plus de précautions. Et ce site se trouvait sur l’emplacement de l’Usine actuelle. »

Alex essayait de tout mémoriser, mais cela faisait beaucoup d'informations d'un seul coup. Puis, habitué à la paranoïa de son ami, il rétorqua :

« C'est la version officielle que tu m'as donnée là ?

— Bien sûr, répondit-il, c'est ce que l'armée a déclaré aux journalistes plusieurs années plus tard. Peut-être que c’est la vérité, peut-être pas. Pour ma part, ça fait longtemps que j'ai arrêté de croire tous ces enculés.

— Mais comment le gouvernement a pu continuer les expériences ? Parce qu’il fallait des corps humains si j'ai bien compris ?

— Parce que tu crois que ça les a dérangés ? Ils ont pris des types sans histoires dans des asiles ou dans des prisons et le tour était joué. Bref, reprenons. Oui ! Donc en 1948, la tension était à son maximum entre le bloc Ouest et le bloc Est. Les alliés ont donc décidé de lancer le premier A.E.C de l'histoire le 24 décembre 1948 pour en finir une bonne fois pour toutes avec la menace soviétique, de peur de voir une pluie de bombe atomique arriver sur leur gueule.

— A.E.C ?

— Arc-En-Ciel. Pour différencier ceux qui sont naturels de ceux qu’on produit avec la ciellophile, on doit dire A.E.C pour parler de celui qui est créé artificiellement. Bref, je disais, les alliés ont lancé le premier A.E.C de l'histoire grâce à une énorme machine construite sur le lieu des expériences. Un arc-en-ciel géant qui a traversé toute la planète et bien évidemment, que tout le monde a regardé. Pour maximiser les effets, ils l’ont déclenché le 24 décembre, le soir du réveillon de Noël. Tu sais, c’est la fête où les gens se réunissent pour s’offrir des cadeaux là, avec le gros habillé en rouge. Mais bref !

Malheureusement ils se sont trompés dans leurs calculs. L'A.E.C a été beaucoup, beaucoup trop puissant. Tellement puissant que des millions de personnes sont tombés dans le coma rien qu’en le regardant ! Il y eut des centaines de milliers d'accidents, des avions qui se sont écrasés et les personnes les plus fragiles sont même mortes sur le coup de crises cardiaques ! Bref, c'était le chaos. L'A.E.C numéro 1, a été la plus grosse tuerie de l'histoire de l'humanité avec, on estime, 15 millions de morts. »

Alex mit un certain temps avant de réaliser. Et même en utilisant toutes ses capacités, imaginer un tel nombre relevait de l’impossible pour lui. Rien qu’un million était un chiffre absolument aberrant dont il ne se servait absolument jamais. Alors 15 millions...

« C'est ce qui a été déclaré... je pense qu'ils ont un petit peu baissé le chiffre, il y a bien dû y avoir 30 millions, si ce n'est plus. Il dit cela d'un air tout à fait calme et banal tandis qu'Alex avait du mal à croire ce qu'il entendait. Pour en revenir à la guerre... Et bien elle s’est arrêtée. Les alliés s'étaient protégés de la Ciellophile, et ils ont profité de ce chaos pour reprendre Berlin, envahir l'URSS, la Chine, le Japon et les autres dictatures communistes de l’époque. Tout cela sans aucune résistance, puisque les soldats ennemis étaient soit morts, soit totalement drogués. Staline a été emprisonné quelques jours plus tard et se "suicida" quelques jours plus tard, ce qui signa la fin de la guerre froide. C’est seulement après trois mois que le monde a repris son petit train-train quotidien. La majorité des personnes dans les comas se sont réveillées, les personnes faibles ont commencé à se sentir mieux,... »

Alex avait encore du mal à croire son ami. Non pas qu’il ne lui faisait pas confiance, loin de là, mais ce chiffre lui semblait beaucoup trop énorme. Et le plus étrange était que ses professeurs ne lui aient jamais parlé de tout ça ! Cette période de l’histoire devait vraiment être taboue, pensa-t-il.

Le vieil homme sortit une conserve de flagellé ainsi qu’un morceau de ferraille incurvé pour faire office de cuillère. Et sans dire un mot, il tendit les deux objets à l’adolescent qui le remercia d’un geste de la tête et commença à en avaler le contenu. Puis il lui rendu, et Joe fit de même, jusqu’à terminer la boite. Il n’attendit même pas de finir d’avaler qu’il recommença à raconter son histoire.

« Bien évidemment, la terre entière s’est rebellée contre les gouvernements. Des guerres civiles ont donc éclaté aux quatre coins du globe. Les gens pensaient que les politiciens avaient essayé de faire un "Génocide Mondial", et que ce soit volontaire ou non, c’était plus ou moins la réalité. Bref je te laisse imaginer l’énorme bordel. Il y avait des manifestations partout et ça s’est transformé en affrontements entre armées et citoyens. Il se lécha les doigts après avoir avalé son maigre repas. Tout ça a encore augmenté le nombre de morts, et les états non alignés ont même envisagé d’attaquer la France pour l’empêcher de se servir de cette arme destructrice à nouveau. Et face à cette menace, devine quelle solution on a trouvée ? »

— Me dis pas que ...

— Et bien si ! On a lancé un nouvel A.E.C ! Quitte à être con, autant l’être jusqu’au bout hein. Bon bien évidemment il a été beaucoup moins puissant, juste assez pour détendre la population et les tensions... Et ça a marché ! Il fut pris d’une violente quinte de toux qu’il mit quelques secondes à calmer avant de recracher un énorme glaire au même endroit. Le monde entier s’est retrouvé complètement défoncé en mode "peace & love". Les manifestations se sont transformées en festivals de musique, les grèves en grandes fêtes et les citoyens sont redevenus dociles comme des petits moutons. Cela peut sembler incroyable et pourtant c’est ce qu’il s’est passé ! Il faut avouer que cela fit du bien à tout le monde, après toutes ces années de guerres...

Face à cette réussite indiscutable, les gouvernements alliés ont donc décidé de lancer un A.E.C tous les mois pour garder la population –et surtout les autres pays– sous contrôle. Bon, si on les écoute aujourd’hui, ils vont te dire que c’était "pour le bien commun", "pour la survie de l’espèce humaine", "pour éviter de nouvelles guerres". Tu te doutes que je ne suis pas trop de leur avis. Et je suis pas le seul bien évidemment, puisque depuis leurs création, beaucoup de personnes ont voulu arrêter les A.E.C. Mais c’était trop tard. Le monde était déjà accro à la Ciellophile, si bien que si on l'arrêtait une seule fois, la terre plongerait dans le chaos à cause du manque. Il toussa de nouveau. Bref, voilà pourquoi depuis 1949, un A.E.C est déclenché tous les derniers mercredis du mois depuis notre Ville. Un beau bordel tout ça. »

Joe prit une grande respiration et but un petit peu d'eau avec une fierté non dissimulée sur son visage tandis que l’adolescent l’observait. Le bibliothécaire n'avait plus l'habitude de parler autant et il sentit que ce petit exercice d’élocution l’avait fatigué. Quant à Alex, il avait du mal à emmagasiner toutes les informations. Il était à la fois choqué, intéressé et triste. Et il comprit surtout la vérité sur leur Ville :

« Donc, la machine qui créer les A.E.C, c'est l’Usine ?

— Exactement. Si notre Ville a été créée, c'est uniquement pour servir de carburant aux A.E.C. Pourquoi tu crois qu'il n'y a que des SDF et des minorités ici ? Le gouvernement ne pouvait plus prendre des gens dans les prisons après les manifestations, il fallait bien trouver un autre moyen d'obtenir de la chair humaine sans que cela ne dérange qui que ce soit. Quand ils ont tenté de créer une ville normale où les criminels seraient utilisés comme carburant, ça n’a pas marché du tout, donc ils ont balancé tous les migrants et les autres non-désirés de notre pays. Et voilà qu’on est là aujourd’hui, singes parmi les rats ! »

Alex se sentit mal. Il savait bien que la Ville servait à alimenter l’Usine, mais il ne savait pas que c'était sa seule fonction. Qu’elle avait été créée dans ce seul et unique but et qu’il n’était rien d’autre qu’une misérable goutte d’essence aux yeux du monde, de ce monde extérieur qu’il admirait tant. Joe remonta ses lunettes sur son nez et soupira. Il regardait l'adolescent droit dans les yeux et son visage prit un air plus grave qu'auparavant. « Écoute. Peut-être que pour les étrangers on ne vaut rien. Peut-être que, nous sommes juste du carburant. Mais on s'en fou de ce que les gens pensent. Ce qui est important, c’est qu’on profite de notre vie et des gens qu’on aime, tu ne crois pas ? »

C'était comme s'il avait deviné les pensées d'Alex. Peut-être que son métier lui permettait de lire au travers des gens comme dans un livre ouvert. Il continua avec ces mots qui aidèrent profondément le moral de l'adolescent : « N'oublie jamais que tu es le personnage principal de ton histoire et que par conséquent, tu es la personne la plus importante de ta vie. Ne te soucie pas de personnages qui ne sont même pas mentionnés dans l'histoire, seulement de ceux à qui tu décides de donner une place importante. Le héros principal finir toujours par s’en sortir, d’une manière ou d’une autre.»

L'adolescent apprécia grandement la métaphore littéraire du bibliothécaire qui lui redonna espoir. Il y avait un silence absolu. Rien, pas un bruit de taule rouillée, pas un coup de feu, pas un cri. Ils ne se parlaient plus, ils n'en avaient plus besoin. Ils savaient très bien ce que l'autre pensait, comme s'ils pouvaient lire dans leurs pensées, connectés par un étrange lien.

Un gros rat passa entre les jambes d’Alex pour récupérer un flageolet tombé sur le sol, puis partit aussi rapidement qu’il était venu. C’était assez commun, et contre des rats de cette taille, la seule tactique était de ne pas bouger. Il en allait autrement pour les énormes rats mangeurs d’hommes cependant.

Quant à Joe, il avait compris. Sans même que son ami lui avoue la triste vérité, il savait que Max était mort. Il l'avait deviné grâce à la question de l'adolescent, mais il l'avait surtout vu dans ses yeux. Dans son âme, dont la partie joyeuse semblait s’être échappée.

L’adolescent se leva du bureau qui produisit un horrible grincement. Un trou dans le plafond de tôle éclairait Joe et faisait des reflets dans le verre de ses lunettes, lui donnant un air presque mystique. Alex lui tendit sa main: « Merci pour tout Joe. » Le vieil homme se leva d'un seul coup, et il prit l'adolescent dans ses bras.

C'était la première fois que quelqu'un d'autre que sa mère le serrait contre lui. Ses bras étaient durs, fermes et maigres, presque squelettiques. Le bibliothécaire n'était pas du genre tactile, mais pour aider son seul client et unique ami, il fit une exception. Au bout de 30 secondes, ils se lâchèrent mutuellement. Le vieil homme se rassit sur sa chaise artisanale et branlante avant de dire : « De rien. Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, je suis toujours là, et je ne compte pas bouger de si tôt. »

Alex fit un sourire en retour, puis partit de la bibliothèque. Dès qu'il sortit, son vieil ami mit sa tête entre ses bras sur son bureau et s'endormit presque aussi vite qu’il s’était réveillé. Une technique comme une autre pour s’évader de l’enfer de la Ville et pour voyager dans des mondes imaginaires. Des mondes magiques et magnifiques. Des mondes arc-en-ciel.

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