Chapitre V

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L'Usine était un sujet tabou. Pas seulement dans la Ville, mais dans le monde entier. Et ça, Alex l’avait bien compris. C’était assez paradoxal de ne pas vouloir parler de quelque chose dont personne ne pouvait se passer. Les gens aimaient faire l’autruche. Ils sortaient la tête du sable de temps à autre pour avoir leurs doses de Ciellophile puis ils se réenterraient dans leur déni, oubliant que leur petit shoot causait la misère de milliers de leurs confrères.

Quant à notre adolescent, il se posait de nombreuses questions. Peut-être même plus qu’avant. Pouvait-on voir l’A.E.C en pleine journée ? Comment faisaient les gens s’ils dormaient ou s’ils étaient évanouis au moment de l’A.E.C ? Est-ce qu’il y avait des groupes de personnes contre l’A.E.C et qui se rebellaient contre leurs gouvernements ? Combien de cadavres fallait-il pour déclencher un A.E.C ? Pourquoi capturaient-ils des personnes vivantes alors qu’il y avait plein de cadavres frais dans les rues ?... Des questions sans réelle importance, mais que sa curiosité continuait de creuser pour trouver un semblant de réponse.

Alex avait maintenant beaucoup plus d’informations sur l’Usine. Mais il réalisa assez vite que cela n’allait pas lui être d’une grande aide. Certes, cela avait comblé temporairement son besoin maladif d’apprendre, mais il ne savait toujours pas si oui ou non, il devait faire confiance à ce "Deagle". Il se retrouvait finalement encore plus perdu qu’au départ. « Tant pis » se dit-il en soupirant. Il décréta que s’il pouvait venger son ami, il était prêt à passer un pacte avec le diable en personne. Il serra son poing et se remit en route pour rentrer chez lui en réfléchissant à la suite. « Ma vie est devenue un putain de film... Et dans les films le méchant crève à la fin.» pensa-t-il en souriant très brièvement, candide et optimiste.

Alex décida de rentrer chez lui, dans le Quartier Est. Il connaissait un passage différent de celui qu’il avait emprunté pour passer la frontière à l’aller. Celui-ci avait le mérite d’être beaucoup plus calme, beaucoup plus contemplatif, mais légèrement plus long. Pour se détendre, il décida d’emprunter ce dernier. Au lieu d’escalader le mur à un endroit sans barbelé, il devait juste monter en haut d’un immeuble abandonné, puis sauter de toit en toit pour passer la frontière ni vu ni connu. Ce n’était pas très dangereux puisque les HLM étaient tous collés les uns aux autres, séparés uniquement par des ruelles d’un mètre de large, et de temps à autre par des vraies routes. Cela lui permettait de sauter entre les bâtiments sans trop de risques –tant qu’aucun sniper ne le voyait–. Il arriva enfin sur le toit du bâtiment après cinq bonnes minutes d’escalier infini et prit une grande bouffée d’air.

De temps en temps, il essayait de faire comme les ados dans les séries. Il s’allongeait face au ciel pour contempler les nuages. Malheureusement, il était impossible d’admirer le paradis depuis l’enfer. Il n’y avait qu’une épaisse fumée noire au-dessus de sa tête. Tous les jours, toute l’année. Elle venait de l’Usine, des immenses tours de refroidissement jumelles plus exactement. Les habitants ne pouvaient jamais voir le ciel bleu azur, ni même les morceaux de coton blanc qui le décoraient. Et ironie du sort, les habitants qui permettaient la fabrication de l’A.E.C ne pouvaient même pas le contempler.

De cette hauteur, il avait une vue imprenable sur toute la Ville. Bien que la majorité des immeubles étaient à la même hauteur, Alex se trouvait dans l’un des quartiers les plus surélevés. Il pouvait même observer à certains endroits, derrière toutes les constructions en béton gris, la forêt qui entourait la Ville de ces arbres morts enracinés là depuis des décennies, sorte de barrière naturelle.

La Ville était coupée en 5 quartiers, tous plus ou moins grands.

– À l’Ouest, c’était le quartier des BlueB, ou Blue Boss si on utilisait leur nom entier. Ils s’habillaient en bleu et étaient réputés pour être de sacrés malades, encore plus que les autres easabs.

– Au nord, il y avait les Burnts. Ils portaient toujours des habits rouges et leur spécificité était leurs nombreuses moto-cross qui leur donnaient un avantage considérable sur leurs adversaires.

– A l’Est, dans le quartier d’Alex, c’était les DogZ qui faisaient la loi. Eux s’habillaient en vert et utilisaient leurs chiens entrainés au combat lors des affrontements.

– Au milieu de la Ville, à l’intersection des 3 territoires contrôlés par les gangs, se trouvait la Zone Détruite, aussi appelée le Champ de Guerre. C’était là où avaient lieu la plupart des affrontements.

Les gangs avaient du mal à lancer des offensives au niveau de leurs frontières à cause des barricades et des nombreux gardes. Chaque groupe possédait sa "muraille" pour représenter les limites de leurs territoires, si bien qu’il y avait un No Man’s Land entre leurs quartiers respectifs qui était très souvent témoin de démonstrations de force. Personne n’osait le traverser, si bien que pour s’atteindre, les easabs utilisaient drones et snipers, sorte de jeu mortel qui leur faisait passer le temps.

Pour éviter de passer par les frontières, ils pouvaient soit contourner par la forêt –ce qu’aucun easabs n’osait faire étant donné leurs croyances– ou bien prendre possession du centre de la Ville pour attaquer sous différents angles en même temps. Cet endroit avait donc toujours semblé stratégique à contrôler, menant à de violents affrontements depuis la création des gangs dans cette zone. Mais après tant d’années, les gangs se battaient plus par habitude que par réelle conviction. Après tout, il fallait bien tuer le temps.

Les Burnts étaient désavantagés comparé à leurs ennemis puisqu’à leur gauche se trouvait les BlueB et à leur droite les DogZ. Ils avaient donc deux immenses frontières à surveiller, en plus de la Zone de Combat. Heureusement pour eux, leur nombre leur permettait de survivre face aux assauts récurrents de leurs voisins. Ils étaient passés maîtres dans la multiplication de soldats, que ce soit avec des femmes pondeuses ou bien en achetant des enfants africains pour le prix d’un steak.

Alex n’habitait pas très loin de la Zone de Combat. Il entendait régulièrement les tirs et les explosions avant de s’endormir. Il se rappelait encore d’une nuit qui avait été beaucoup plus violente que toutes les autres. Une nuit qui avait pourtant débuté comme tant d’autres : il jouait en ligne avec Max sur son ordinateur, comme des adolescents normaux.

La nuit s’était soudainement réveillée en grande pompe. Des coups de feu s’étaient mis à retentir quelques rues plus loin, suivis de cris et d’insultes. Alex ferma donc la fenêtre pour ne pas entendre ce vacarme et pour continuer à jouer.

Mais après quelques secondes, il sentit le sol trembler. C’était la première fois qu’il ressentait quelque chose de semblable. Il y eut également un grondement qui dura tout le temps de la secousse. Avant même qu’il n’ait le temps de réaliser ce qu’il se passait, sa fenêtre fut recouverte de poussière grise. Il ne pouvait même plus voir l’appartement d’en face, qui se trouvait pourtant à peine à dix mètres.

La mère de l’adolescent entra dans sa chambre et le prit instinctivement dans ses bras pour le rassurer. Elle venait de se réveiller en sursaut, cela se voyait dans ses yeux. Max quant à lui, était en train de crier dans son micro qu’il avait vu un immeuble s’effondrer. La secousse se calma, puis une autre encore plus violente se produisit. L’adolescent hystérique criait qu’un second venait de tomber dans la rue juste derrière la sienne. Il ne criait pas de peur, mais plutôt d’excitation et de surprise. Alex, lui, ne put rien voir. Mais puisque Max habitait au dernier étage de son HLM, il vit toute la scène. Il avait l’incroyable impression d’observer un film, sauf que cela se passait réellement sous ses yeux.

Héloïse ne pouvait plus lâcher son fils. Son instinct maternel était prêt à tout pour le protéger d’une potentielle menace, quitte à mourir pour lui. Ses muscles étaient tout crispés, verrouillés dans cette position de défense. Alex voulut la rassurer, lui dire qu’il n’était plus un enfant et qu’il n’avait pas peur. Mais il comprit assez rapidement que d’eux deux, c’était elle la plus terrifiée.

Quand le soleil se "leva", la fumée qui avait inondé les rues avait disparu. Elle s’était mélangée à l’immense nuage noir qui flottait toujours au-dessus de la Ville, impassible à tout ce qui pouvait se passer juste en dessous de lui. Personne n’avait dormi, et cela se voyait sur les visages des habitants. Il y avait trois SDF pleins de poussières au rez-de-chaussée, allongés dans leurs fluides corporels. Ils s’étaient réfugiés à l’intérieur quand l’apocalypse s’était abattue dans les rues.

Ce n’était pas tant le bruit qu’avait gardé tout le monde éveillé. C’était la possibilité que les combats se rapprochent d’eux. Il était assez rare de voir des affrontements hors de la zone du centre, et pourtant c’était bien arrivé cette nuit-là.

Les rues étaient grises, encore plus que d’accoutumée. Une légère couche de poussière et de cendres recouvrait le sol et les bâtiments. Quand les deux adolescents s’étaient retrouvés, Max dit avec amusement : « T’as vu ?! Il a neigé ! » Puis il s’amusa à laisser ses empreintes de pied dans la poussière avec une innocence enfantine.

Les deux adolescents réalisaient très bien que cela aurait pu arriver à leurs immeubles. Mais ce risque faisait partie de leurs vies et ils l’avaient accepté. Non pas vraiment par choix, mais ils préféraient en rire qu’en pleurer.

La Zone de Combat n’était qu’un champ de ruine où tout le monde se tirait dessus. Il y avait des snipers sur tous les toits, des mitrailleuses et des lance-roquettes aux fenêtres, des immeubles piégés avec des explosifs,... Une zone entière où tous les immeubles étaient partiellement ou totalement détruits et où les morts étaient déshabillés puis scarifiés pour envoyer un message à l’ennemi. Un endroit où il n’y avait que des hommes armés, entraînés depuis leur naissance dans le seul but de tuer la personne portant une couleur différente de la leur.

Et pour terminer, il y avait le Quartier Sud qui était abandonné –tout du moins en apparence–. L’Usine se trouvait juste en dessous, les habitants avaient donc déserté cette partie de la Ville en pensant que c’était là que les collecteurs prendraient leurs victimes. Des immeubles entiers où personne ne vivait, si ce n’était quelques détraqués. Des larves humaines qui se piquaient toutes la journée dans des appartements noirs, effrayés par la lumière du jour, destinés à se laisser mourir de faim. Tout le monde l’appelait le Quartier Abandonné, mais il n’en restait pas moins habité et potentiellement dangereux. Mais cela n’avait jamais empêché Joe d’y vivre, lui et sa bibliothèque, sans jamais être attaqué. Au final, la seule différence était que les habitants n’osaient sortir de leurs immeubles, de peur de croiser un collecteur. Ou pire...

On pouvait aussi mentionner le "Quartier Propre". Ce n’était pas réellement un quartier, mais plutôt une dizaine d’HLM qui n’étaient habités ni par des gangsters, ni par des violeurs, ni par des drogués. Des gens tout ce qu’il y avait de plus normaux, sorte d’enclave du monde civilisé parmi les barbares. Cet endroit se trouvait tout au Sud, au bord de la Ville et juste à côté du bâtiment cracheur de fumée. Les habitants de ce havre de paix avaient passé un accord avec l’Usine des années auparavant pour qu’aucun de ses membres ne soit enlevé ou tué par les collecteurs. Le seul coin de la Ville épargné par la maladie et la violence.

Alex et sa mère avaient bien évidemment essayé d’habiter dans cet endroit idyllique. Ils avaient passé des examens pour y entrer et avaient été autorisés à y vivre. Ils avaient donc emménagé dans un bel appartement qui ne sentait ni la pisse de clochard, ni le rat crevé, ni le vomi de violeur. Le quartier entier était entouré de barbelés électriques pour qu’aucun nuisible ne rentre. Il y avait également quelques gardes armés. En résumé, une véritable petite forteresse.

La famille avait été heureuse pendant un temps de vivre dans un endroit propre et sûr. Mais quand le chef du quartier fut pris d’obsession pour Héloïse, cela changea radicalement les plans de la mère. Un soir où il avait trop bu, il la toucha un petit peu trop à son goût. Elle lui éclata donc l'entrejambe à grands coups de pieds, puis partit avec son fils, son honneur lui interdisant d’être gouvernée par un homme aussi mauvais. Alex et sa mère étaient donc retournés dans leur ancien appartement chez les DogZ, où ils vivaient toujours à l’époque. Cet homme avait beau avoir disparu quelques jours plus tard, la petite famille n’y retourna pas après cette malheureuse expérience. Alex continuait seulement d’y aller pour avoir des cours et une éducation à peu près décente.

L’adolescent, perché sur le toit de l’immeuble, s’arrêta un instant pour admirer la vue. Bien qu’"admirer" n’était pas vraiment le terme adéquat. Un paysage chaotique, probablement surréaliste pour un étranger. Mais pour lui, c’était sa maison. Sa prison plutôt. Et de la voir dans sa globalité lui inspirait une sorte de paix intérieure. Cet endroit avait beau être dangereux, il le connaissait et le côtoyait régulièrement. Et le voir d’en haut le rassura. Sensation étrange que l’adolescent s’empressa de chasser de son esprit. Il était hors de question qu’il ne ressente ne serait-ce qu’un tout petit peu d’affection pour la Ville.

« Qu’elle brûle cette salope. »

Il vit au loin la Zone de combat. Son quartier où il se dirigeait. Ainsi que le Quartier Sud d’où il venait. Seulement du gris et de la désolation à perte de vue.

Il n’avait plus beaucoup de temps pour mener son enquête étant donné que les journées étaient très courtes. Et il ne voulait surtout pas se trouver dehors dans l’obscurité. Il devait lui rester trois bonnes heures avant que les rues soient remplies de créatures toutes plus dangereuses les unes que les autres.

Il arriva sur le toit du dernier immeuble. Sur chacun d’entre eux se trouvait une porte, qu’il ouvrit avant d’arriver dans un escalier. Il les descendit en sautant de marche en marche avant de passer à côté d’un cadavre décomposé qu’il salua de la main. Il l’avait surnommée Furiosa, car cette femme –ce qu’il en restait tout du moins– ne possédait pas de main gauche, comme l’un des personnages de son film préféré. Il sortit ensuite du bâtiment. L’air n’était pas moins respirable qu’en haut, pourtant dès qu’il passa le hall, son souffle se coupa net.

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