Chapitre VI

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La scène se déroulait de l’autre côté de la rue, juste en face d’une ruelle. Quatre easabs habillés en verts passaient joyeusement à tabac une silhouette sur le sol. Ils le rouaient de coups de pieds avec un rire gras et malsain, entrecoupés de violentes toux et de glaires. À part eux, il n’y avait personne dans les environs. Une fenêtre se ferma juste au-dessus de leurs têtes, comme si le propriétaire disait : « Tuez le moins fort ! »

La victime n’avait même pas l’air de se défendre, ni même de les supplier. Elle ne criait pas beaucoup non plus d’ailleurs, se contentant de pousser quelques gémissements de temps à autre. Il avait l’air de se recroqueviller en position fœtale, attendant simplement que ces chiens aient fini de jouer avec leur os. Ou plutôt ses os.

Alex rentra aussitôt dans l’immeuble d’où il venait, mais pencha juste assez la tête pour observer le massacre au travers du hall d’accueil. Il avait l’habitude de se cacher dans ce genre de moment, de fermer les yeux et d’attendre que cela passe. Mais cette fois-ci, une nouvelle envie se manifesta : celle de regarder. Une sorte de voyeurisme malsain. Il avait peur que les bêtes le voient et qu’elles se servent de lui comme nouveau défouloir, mais sa curiosité était beaucoup trop forte. Il zyeuta donc le lynchage d’un seul œil, prêt à courir si ces monstres le voyaient.

Les coups étaient d’une extrême violence. Les assaillants avaient de grands sourires sur leurs visages sombres. On pouvait voir de la satisfaction dans leurs yeux tandis que leurs pieds prenaient de l’élan pour se loger dans le corps meurtri de la victime. Ces easabs se sentaient forts. Ils recrachaient toute la haine que la Ville leur transmettait depuis leur naissance, carburant qui les transformait en véritables bombes, obligées de relâcher la pression de temps à autre pour ne pas imploser.

Ils visaient la tête, le ventre, l’entrejambe... Tout ce qui pouvait faire souffrir un maximum la pauvre âme en peine. Alex imaginait les côtes de la silhouette se briser les unes après les autres en perforant au passage ses poumons. Son nez devait être tout tordu et ses lèvres complètement ouvertes. Ce tableau donna des frissons à l’adolescent. Il ne voyait pas des humains, mais des bêtes assoiffées de soumission et de sang. Le genre de monstre qui le répugnait et l’effrayait le plus au monde.

Les attaquants commencèrent à se calmer au bout d’un certain temps. Les coups se firent plus rares, mais leurs rires étaient toujours aussi sadiques. L’adolescent aperçut du sang couler sur le trottoir pour arriver dans le caniveau. Il ne pouvait toujours pas distinguer le visage de la victime, caché par l’ombre de l’immeuble d’en face. Les membres du gang étaient essoufflés et prenaient de grandes respirations qui remplissaient leurs poumons d’un air aussi pollué que la fumée d’un pot d’échappement. Ces animaux continuaient de s’esclaffer et de cracher sur la silhouette immobile et tordue qui gisait sur le trottoir avec une joie non dissimulée.

C’est alors qu’un coup de feu retentit plus loin dans la rue tel un coup de tonnerre. En un instant, une grande quantité de sang gicla hors du ventre de l’un des assaillants, suivis de toutes ses tripes. Un jet de boyaux surréaliste qui éclaboussa ses coéquipiers, ajoutant de grosses taches rouges sur leurs t-shirts verts. L’homme touché fût projeté directement au sol par la violence de l’impact et ne bougea plus d’un pouce. Les autres easabs changèrent de regard. Le sang de leur victime qui coulait sur leurs chaussures n’avait pas l’air de les déranger, pourtant, quand ils reçurent les bouts de tripes de leur collègue dans les yeux, ils paniquèrent subitement face à la possibilité de mourir.

Une seconde plus tôt, ils se sentaient forts. Ils avaient une victime qui n’avait aucun moyen de se défendre et qui était en infériorité numérique. Comme des hyènes autour d’une vieille antilope, en train de ricaner à s’en déboiter la mâchoire. Mais la réalité les avait rattrapés, tel un lion surgissant de derrière les rochers avec son célèbre et terrifiant rugissement.

Les espèces de bêtes apeurées s’enfuirent par la ruelle qui se trouvait juste en face d’eux, la queue entre les jambes, laissant la dépouille de leur collègue et de leur victime sur le sol. Aucun des deux ne bougeait. L’écho du coup de feu mit quelques secondes avant de s’estomper complètement. Le silence reprit sa place de roi dans le labyrinthe et l’adolescent resta caché, les yeux fixés sur la scène avec une certaine incompréhension mélangée à de l’appréhension. « Quel genre d’arme peut tuer quelqu’un comme ça ?! » se demandait-il en espérant que le tireur ne vienne pas admirer son œuvre.

Son cœur battait encore la chamade, surprit par la violence du coup de feu totalement inattendu. Il resta là dix minutes à attendre qu’il se passe quelque chose, comme paralysé. Mais tout ce qu’il vit, ce fut un énorme rat passer, prendre un morceau de chair sur le sol, puis repartir comme si de rien n’était avec sa victuaille.

Après un certain temps, la victime des agresseurs commença à ramper lentement vers la ruelle. Alex était persuadé qu’il était mort, mais à sa grande surprise, celui-ci respirait encore. L’homme grièvement blessé s’assit dos au mur de l’immeuble, puis ne bougea plus. L’adolescent attendit encore quelques minutes, puis sortit de sa cachette.

Alex se dirigea vers la victime, en regardant bien des deux côtés avant de traverser pour vérifier que personne n’approchait. Au milieu de la route se trouvait le cadavre de l’easab, ou du moins ce qu’il en restait. Le suc gastrique de l’adolescent remonta d’un seul coup le long de sa gorge quand il vit ce massacre de plus près. L’homme avait un énorme trou à la place de son ventre, permettant de voir au travers le goudron de la route recouvert de sang. Une partie de son intestin grêle était dispersé sur plusieurs mètres comme une guirlande. La moitié de son foie avait disparu, offrant à l’adolescent une vue interne digne d’une dissection. Sa bille et son sang se mélangeaient à l’endroit où se trouvait la fin de son système digestif, produisant un liquide noirâtre. Son visage était totalement inexpressif. Il était mort dans son moment de gloire, à un moment où il se sentait fort et puissant. Il n’avait pas eu le temps de comprendre sa faiblesse et sa lâcheté que son âme pourrie avait quitté son corps. « Comment une balle peut faire un trou pareil ? » se demanda de nouveau Alex. C’était comme si le projectile avait explosé à l’intérieur de son corps.

Alex détourna le regard du cadavre pour s’approcher prudemment de la victime qui ne bougeait pas beaucoup. Seule sa cage thoracique semblait se gonfler, signe que le corps n’était pas encore devenu macchabée. Il s’avança vers lui, légèrement effrayé à l’idée que l’homme en sang soit aussi un ennemi. «Toujours rester sur ces gardes » se disait-il. L’inconnu resta immobile. L’adolescent esquiva la seconde marre de sang, puis arriva en face de l’homme sans trop savoir quoi dire. Il l’observa un instant et dit :

« Excusez-moi, cela vous dérange si je m’assois ? »

La seule réponse qu’il obtint fut un très léger geste de la tête, mouvement très explicite qui signifiait "peu importe" dans toutes les langues. Alex poussa quelques débris de verre, puis s’assit contre le mur, juste en face de l’ombre ensanglantée.

Il put enfin apercevoir son visage. Aucun cheveu ne se trouvait sur son crâne et sa peau était foncée. Il devait avoir 50 ans, peut-être plus à en juger par les énormes crevasses, rides proéminentes qui jonchaient son visage. Son jean était déchiqueté, tout comme son t-shirt, et les lambeaux de tissu restants étaient imbibés de sang. Sa respiration était lente, bruyante et vraisemblablement douloureuse à en juger par les sons qu’elle produisait. Son poumon s’était probablement perforé à cause des coups, ce qui provoquait un sifflement à chaque expiration.

Ses bras étaient le long de son corps, inertes. On pouvait sentir qu’il était dans l’incapacité totale de les bouger, ne serait-ce qu’un petit peu. Sa peau était recouverte d’écorchures et d’hématomes. Son sang coulait sur tous ses membres. Sa tête était légèrement inclinée vers le bas, son regard fixant le gris du bitume. Alex ne pouvait pas bien distinguer ses yeux, mais le reste de son visage n’était vraiment pas beau à voir. Il y avait du liquide rouge qui coulait de sa bouche, probablement en avait-il craché beaucoup. Ses lèvres étaient également ouvertes et son nez totalement tordu. On aurait dit un boxeur qui sortait tout juste d’un combat contre un gorille.

Mais ce qui surprit le plus Alex, ce fut quelque chose sur son visage. Quelque chose qu’il n’avait pas vu depuis la mort de Max. Quelque chose qu’il n’avait pas l’habitude de voir, quelque chose qui n’avait rien à faire là à cet instant précis. Un sourire. L’inconnu venait de se faire éclater comme un punching-ball, il était au bout de sa vie, dans le tunnel de la mort. Et pourtant il souriait. Il commença la conversation en toussant et en parlant doucement.

« Ne t’en fais pas pour moi...Je suis plus coriace que j’en ai l’air. »

Il commença à rire, mais sa toux et ses douleurs y mirent rapidement fin. Alex ne savait pas quoi répondre. Il voulait demander s’il allait bien, mais l’inconnu avait répondu à la question avant même qu’il la pose. Le passage d’un film lui revint en tête, où le héros trouvait son ami en piteux état sur le sol dans la rue et appelait une ambulance. La vie semblait vraiment facile dans le reste du monde. Car ici, même s’il essayait d’appeler les urgences, personne ne viendrait. Bien évidemment.

Si une ambulance –qui était plus un fourgon avec un brancard à vrai dire– était venue évacuer Max, c’était uniquement parce que sa mère connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un dans "l’hôpital" du Quartier Propre. Ça et le fait qu’elle avait proposé une grande somme d’argent pour les motiver à venir. Sinon, il n’y avait aucun hôpital public, aucune gendarmerie. Rien ni personne pour aider les habitants. Seulement des citoyens livrés à eux même.

« C’est quoi ton prénom marmaille ? » lança-t-il alors qu’un silence gênant commençait à s’installer. Pourquoi était-il allé lui parler ? Après tout, il aurait très bien pu le laisser en tête à tête avec la mort. Il l’avait bien fait pendant des années, laisser des gens mourir sous ses yeux sans rien faire. Pourtant, il était allé le voir, sans aucune raison. Et pourquoi cet inconnu voulait-il lui parler ? Il ne le connaissait même pas, et c’était probablement ses derniers instants... Et il était là, à cracher du sang avec son sourire édenté, en train de commencer une conversation avec un gosse, à deux doigts de parler de la pluie et du beau temps.

L’inconnu n’attendit pas la réponse de l’adolescent : « Moi, c’est Étienne... »

Alex comprit rapidement que "Étienne" ne voulait pas rester seul. Ce qu’il souhaitait, c’était un petit peu de compagnies. C’était la fin pour lui. Il perdait beaucoup de sang et respirait de moins en moins bien. L’adolescent pensa un court instant à lui faire des bandages avec ses habits, mais à quoi bon. Lui même n’avait pas vraiment l’air de paniquer. Il avait toujours ce sourire sur son visage, ce qui dérangeait énormément Alex. « Est-ce qu’il a peur de mourir ? Ou au contraire, est-ce qu’il est heureux d’en finir ? Ou alors c’est juste un sourire nerveux. » Comme un visiteur du Louvre devant la Joconde, Alex essayer de percer le mystère de ce sourire énigmatique.

Alex chercha quoi répondre. Il voulut dire son prénom, mais les questions qui tournaient dans sa tête l’empêchaient de réfléchir convenablement. Et parmi toutes celles qui frappaient les parois de son crâne, une prit le dessus sur les autres et traversa les cordes vocales : « Pourquoi ? »

L’homme leva la tête. Ils plongèrent leurs regards l’un dans l’autre. Les yeux noirs d’Étienne étaient injectés de sang et morts de fatigues, alors que ceux de l’adolescent semblaient justes en manque de sommeil. Ils étaient comme hypnotisés, connectés, dans l’impossibilité totale de regarder ailleurs que dans les yeux de l’autre. Une fenêtre s’ouvrit dans la rue, mais ils continuèrent de s’observer sans bouger. Le mourant ouvrit sa bouche pour ne rien dire, tournant la question dans sa tête pour y répondre. Cette dernière était bien trop vague, sans réel sens, et Alex ne savait pas ce que son interlocuteur allait bien pouvoir dire.

Étienne finit par parler lentement, mais distinctement, choisissant chaque mot soigneusement. Les sons qui sortaient n’étaient pas tous très clairs et l’adolescent dut se concentrer pour le comprendre :

« Pourquoi ?... Pourquoi je suis venu ici ? ... Foutue question. Je me la pose souvent. Plus pour longtemps... »

Il rit de nouveau. Mais sa gorge ne put le supporter. Il se mit à tousser gras, un mélange de sang et d’autres mucosités, sur le bitume de la ruelle. Étienne avait de plus en plus de mal à articuler. Ses cordes vocales faisaient un effort surhumain pour parvenir à transformer ses pensées en son. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait lui être arraché du fond de la gorge. Mais en même temps, Alex comprit que cela lui faisait du bien de parler, de ne pas se retrouver seul à la fin du parcours.

Il ne voulait pas mourir seul.

« J’aimerais savoir ce que vous avez fait pour mériter ça. »

L’homme se remit de ses émotions puis regarda de nouveau Alex. Les veines explosées de ses yeux entouraient ses deux iris, sous lesquels se reposaient les profonds cernes noirs qui dépeignaient une fatigue physique et psychologique affolante. Comme s’il s’apprêtait à donner son testament sur son lit de mort, Étienne accepta.

« Bien... »

Un sourire aussi tordu que son nez se dessina sur son visage et une petite étincelle s’alluma au fond de ses prunelles entourées d’anneaux écarlates. Il prit une grande inspiration puis se mit à parler très lentement, pesant chaque mot comme s’il s’agissait de minerais précieux. Il faisait de longues pauses régulièrement, pour reprendre son souffle ou pour tousser.

« Ma femme et moi. On est venu quand Ange est née. On n’avait plus d’argent. »

Il avait l’atroce sensation que chaque mot pouvait être le dernier tant il se sentait faible.

« Ange. Y a un an. On l’a corrompu. Un easab. La drogue. Et enceinte. Elle... »

La joie qui pouvait se voir sur son visage disparaissait petit à petit alors que ses deux fenêtres, toutes les deux orientées vers le passé, commençaient à être humides.

« Elle ne revenait plus. Elle restait chez les eux. Elle... Ange... Elle... »

Il ne parlait plus à Alex. Ses paroles sortaient parce qu’elles devaient sortir. La vanne avait été ouverte et ses yeux qui fixaient le vide se mirent à pleurer en se remémorant les atrocités qu’ils avaient pu observer. Ses lèvres se tordaient pour essayer de garder un semblant de sourire.

« On la sentait. Sa souffrance... Dans nos corps. Ma Mya... C’était trop pour elle. J-J’ai dû l’enterrer moi-même... »

Il sanglotait désormais, ses lambeaux de chair tremblant au rythme de sa souffrance.

« J’ai acheté un flingue. J’voulais libérer mon ange. Mon bébé... »

Une violente quinte de toux l’attrapa à la gorge et lui fit cracher du sang. Une partie éclaboussa l’adolescent qui ne bougea pas d’un iota. Entre ses dents restantes, Étienne marmonna quelque chose à propos de l’enfer, mais l’adolescent ne réussit pas à comprendre.

« J’ai pas pu. J’ai pas pu tirer. Ils m’ont chassé.»

Un silence de quelques secondes s’installa avant d’être chassé par les gémissements d’Étienne qui pleurait sans s’arrêtait.

« Mon bébé... Mon bébé...» Il répétait cela en boucle comme un vinyle cassé. La douleur psychologique était maintenant bien plus forte que celle physique, chaque larme lui faisant infiniment plus mal que tous ses os cassés.

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