Chapitre VII

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L’adolescent n’avait pas compris l’intégralité de l’histoire. Les sanglots et les gémissements n’avaient pas vraiment aidé à la compréhension.

Le simple fait de voir un homme aussi martyrisé physiquement et psychologiquement ressemblait à une torture pour l’adolescent, comme s’il était témoin d’un film d’horreur qui lui donnerait des cauchemars toute la nuit. Bien évidemment il n’était pas rare pour Alex de voir une âme mourante dans un corps absolument déchiqueté, où il se demandait comment un être humain pouvait rester en vie dans de telles circonstances. Mais il n’était jamais allé parler à ces personnes. Il s’était toujours contenté de jeter un petit coup d’œil tout en continuant sa route. Et il comprenait maintenant pourquoi son corps avait développé ce système de défense.

Mais cette altercation avait permis au jeune homme à la crinière noire d’apprendre quelque chose, ou tout du moins de prouver l’un des nombreux clichés présents dans les films. Quand une personne mourait, ces dernières pensées allaient aux gens qu’il aimait. Il se demanda quel avait été le dernier souvenir qu’avait vu Max avant de mourir. L’adolescent espéra secrètement que sa dernière pensée avait été pour lui. Sorte de fierté, de consécration. Une bribe de preuve prouvant que même la mort ne pouvait les séparer.

Les bras du cadavre en devenir tremblaient au rythme de ses sanglots alors que les larmes qui coulaient sur son visage étaient d’un rouge pétant. L’adolescent se sentait mal à l’aise devant un tel spectacle, tragédie dont le héros résumait son histoire dans une tirade déchirante pendant son acte final. Au début du monologue, Alex avait presque eu honte de savoir qu’il allait vivre, alors que plus le temps passait, plus l’acteur s’approchait du baisser de rideaux. Mais maintenant, il réalisait que la mort était la suite logique pour cette âme exténuée, qui allait être enfin libérée de l’horrible pièce dont il était piégé depuis tant de scènes.

L’adolescent habillé de noir observa Étienne plus en détail. Il s’aperçut que ce dernier avait une grosse cicatrice au genou droit. Tout un tas de questions s’infiltra dans sa tête : Comment s’était-il fait cette marque ? En tombant en vélo ? Ou bien en jouant au foot ? Il avait probablement vécu normalement pendant de nombreuses années avant de venir ici. Dans une petite maison, dans un petit village ou à côté d’une grande ville. Ou bien dans un appartement. Peut-être prenait-il le métro pour se rendre au travail. Ou le bus. Ou tout simplement la voiture. Peut-être avait-il un chien qui l’attendait le soir en rentrant du travail. Peut-être qu’il aimait aller au restaurant au coin de sa rue pour manger un bon plat. Ou peut-être préférait-il aller dans un fast-food avec ses amis. Peut-être avait-il rencontré sa femme au boulot, ou dans la rue. Peut-être était-il heureux avant de venir ici. Tant de questions futiles qu’il voulait lui poser.

En face d’Alexandre se trouvait un homme brisé qui avait tout perdu. Il n’arrivait plus du tout à sourire désormais, même en forçant de toutes ses forces. Sa tristesse était maintenant bien plus puissante et écrasante que la joie de parler à quelqu’un, ou même que celle d’enfin mourir et ne plus vivre dans un putain de cauchemar. Alors que certains hommes se tournaient vers Dieu quand leur fin approchait, on voyait que pour Étienne, sa fille et sa femme avaient bien plus d’importance que n’importe quelle divinité à ses yeux. Mais ils n’étaient plus là. Et ils ne le seraient plus jamais.

Son sang continuait de couler de toutes ses plaies, ses larmes continuaient de couler de ses yeux. Alex voulut rester là en attendant les derniers battements de cœur de son nouvel ami, mais un bruit se fit entendre au bout de la rue. Il se rapprochait dangereusement et à grande vitesse. C’était le bruit d’un moteur.

« Un BurnT ? Dis Alex à voix haute. C’est impossible, on n’est pas dans leur quartier ! »

Étienne répondit avec une voix d’outre-tombe : « C’est pas un easab... Planque-toi. »

Alex ne comprit pas vraiment la situation, mais s'exécuta. Il échangea un dernier regard avec le mourant. L’étincelle qui était dans ses yeux s’était totalement éteinte, il ne restait plus que du sang et des regrets à l’intérieur. Étienne semblait avoir accepté son sort.

L'adolescent traversa de nouveau la route après avoir vérifié que le vrombissement était encore trop loin pour le voir. Il retourna dans le hall d’où il venait puis se remit au même endroit pour observer le mourant. Mais au fur et à mesure que le son se rapprochait, sa curiosité céda le volant à son instinct de survie qui l’incitait à rester caché. Un mauvais pressentiment le traversa, rempli d’ondes négatives qui lui glacèrent le sang.

Le grognement mécanique se rapprocha encore et encore, un son très puissant, bien plus qu’une simple moto-cross. Il finit par arriver à la hauteur de l’immeuble où s’était retranché Alex et freina violemment, faisant crisser les pneus avant de provoquer un bruit de viande déchiquetée. Le moteur s’arrêta. Un bruit de botte se fit entendre lorsque l’écho du véhicule s’arrêta. Il s’éloigna de l’adolescent pour se diriger vers Étienne.

Un homme se mit à parler d’une voix anormalement grave.

« Bah alors, qu’est-ce qu’on a là. T’es déjà dans un sale état, ces pédales se sont bien amusées avec toi. »

Alex ne put entendre la réponse d’Étienne à cette distance.

« C’est pour ça que ton froc est trempé ? Ou alors c’est ces tafioles qui t’ont éclaté les couilles ? C’est quand même minable d’être aussi faible. »

L’inconnu continua de parler, d’hurler même, signe d’une confiance démesurée.

« Écoute bamboula, j’ai rien contre toi, franchement. Puis vu ton état, je te fais même une faveur. Me remercie pas, j’suis bien trop généreux. »

Étienne répondit quelque chose.

« À vrai dire, je suis venu, car j’ai entendu un son qui m’est très familier... et en voyant cette merde sur la route, je devine facilement qui l’a chié. »

Ils marquèrent tous les deux une courte pause écrasante sous le poids du silence malsain et terrifiant de la Ville.

« Bon, c’est pas tout ça, mais j’vais te ramener avant que tu clamses. Tourne-toi que je te mette les menottes. »

Alex entendit un coup tellement violent qu’il crut percevoir le son d’un os qui se brisait. Étienne poussa un cri de douleur qui résonna dans la ruelle. Il y eut ensuite un cliquetis métallique et un autre gémissement. L’inconnu lâcha une autre insulte raciste à son prisonnier avant de se plaindre du poids de celui-ci. Il était probablement en train de le porter jusqu’à sa moto, car celle-ci redémarra quelques instants plus tard, faisant de nouveau un bruit de chaire que l’on arrache en plus de produire une odeur de caoutchouc brûlé mélangé à la puanteur de l’essence. Le bruit disparut petit à petit au loin, et la rue redevint calme après de longues secondes.

Alex attendit quelques minutes avant de sortir. Bien évidemment, Étienne n’était plus là. Il ne restait qu’une mare rouge. Il y avait également des traces de botte d’une taille imposante dans le sang. Le corps au milieu de la route était méconnaissable. En plus d’avoir laissé une trace de pneu sur le cadavre, ce psychopathe avait fait tourner la roue de sa moto sur son visage, ce qui avait déchiqueté et brûlé sa chaire et avait propulsé du sang à plusieurs mètres. Son nez était de travers et sans peau, tandis que ses lèvres s’étaient complètement arrachées, laissant ses dents jaunes à l’air libre.

L’adolescent eut une remontée acide qu’il tenta de contrôler quand le cocktail d’odeur pestilentielle atteignit ses narines. Face au goût exécrable de ses acides, il décida d’ouvrir la bouche plutôt que de les ravaler, vomissant sa bile sur le bitume. Du sang, des larmes et de la gerbe. C’était une belle représentation de sa Ville, une expérience qui utilisait les cinq sens pour vous dégouter jusqu’aux tréfonds de vos glandes gastriques.

Cet étrange personnage à la voix si caractéristique avait fait disparaître Étienne aussi rapidement qu’Alex l’avait rencontré. Et pour l’emmener où d’ailleurs ? Est-ce qu’il allait le torturer ? Peut-être allait-il le vendre au réseau cannibale pour le découper en morceau ? Ou bien s’en servir comme esclave sexuel ? Ou pire encore. L'adolescent avait à peine eu le temps de le connaître que la Ville le lui avait pris. C’est en repensant à Max qu’il se dit que cet endroit engloutissait vraiment tout.

Finalement, il reprit sa route. Ce court instant avec Étienne lui avait redonné des forces pour continuer son chemin. Il était encore plus déterminé à trouver les enfoirés qui avaient tué son meilleur ami. Après tout, cette histoire était partie de là. En une journée, il avait perdu son frère, il avait rencontré une nouvelle personne pour la première fois depuis des années, pour que celle-ci se fasse également dévorer par ce monstre de béton. Sans même parler de sa rencontre avec un collecteur. Sa vie était en train de changer drastiquement, ce qui lui provoquait de l’angoisse, mais aussi une pointe d’excitation qu’il aurait eu du mal à expliquer.

Alex continua donc son chemin vers l’immeuble de Max, laissant le cadavre salement amoché sur l’asphalte. Les éboueurs allaient bientôt passer, ils l’emmèneraient dans la fosse. Si la vermine ne l’avait pas dévoré d’ici là bien entendu. Car s’il y avait bien un type d’habitant qui était heureux dans cette Ville, c’était les rats. Ils avaient largement de quoi manger avec tous les cadavres qui jonchaient les rues. C’était le seul animal sauvage qui se trouvait dans cet immense enfer, et en très grande quantité. Il n’y avait aucun oiseau, aucun chien errant, aucun chat. Seulement des rats et des chiens de combat. Un jour, Alex avait dit à Max : « Quand je pense qu’ailleurs il y a des centaines d’oiseaux qui dansent et qui chantent. C’est pas les rats qui feraient ça... »

Il marchait sur le même chemin que d’habitude. Son petit détour par les toits lui avait fait perdre une bonne demi-heure, et avait été étonnamment riche en émotions. Mais la route sur laquelle il se trouvait, l’adolescent l’empruntait tous les jours. Cela lui prenait pas mal de temps dans la journée, mais il n’était jamais réellement pressé. La notion de temps et de retard était bien loin dans la liste de ses préoccupations.

Pas de montre. L’heure du portable déréglée. Lui et Max vivaient en fonction de l’ensoleillement, sans trop se soucier de l’heure précise. Il n’y avait que deux moments réellement importants : le lever du soleil, et son coucher. Et entre les deux, Alex pouvait vaguement se repérer avec la luminosité de la Ville et les bruits que produisait constamment son ventre.

Il connaissait cette route par cœur. Pourtant, chaque fois qu’il y mettait les pieds, des petits détails changeaient. Que ce soit une montagne de déchets, une fenêtre brisée, un clochard ou dans le pire des cas, un cadavre fumant rongé par les rats. C’était comme le jeu des 7 différences. Ce jour-là, il vit une télé cathodique brisée sur le trottoir qui n’était pas là lors du trajet aller. Elle avait probablement été jetée par la fenêtre d’un immeuble, car il y avait des morceaux de verre tout autour. Il leva la tête. Il y avait, en effet, une fenêtre brisée qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il y avait également quelqu’un au bord d’une autre fenêtre à côté, un homme torse nu qui avait l’air de fumer une cigarette. Plus loin, il aperçut une bouche d’égout ouverte. Il y avait un immense réseau sous la ville, et des histoires folles circulaient à leurs sujets. Comme quoi des monstres à plusieurs têtes se trouvaient là-dedans. Des légendes... probablement.

En continuant sur la route, il tomba nez à nez avec le type d’habitant le moins dangereux de ce trou à rat. Une prostituée. C’était les seules personnes qui ne le regardaient pas avec un air de tueur, prêt à lui trancher la gorge à tout moment. Elle était à côté d’une borne, celles qui permettaient aux habitants de retirer l’argent offert par le gouvernement chaque mois. Les journalistes qui parlaient de générosité n’avaient jamais mis un pied dans cet enfer pour avoir de tels propos.

Elle avait sa petite poitrine à l’air libre et un fessier refait à l’arrache bien plus large que ses hanches toutes maigres. Tout le monde était maigre dans la Ville. Mais là, sa cage thoracique était parfaitement visible sous sa peau. On aurait facilement pu compter son nombre de côtes. Heureusement pour elle, la température était encore très douce. Une vingtaine de degrés pour un mois d’octobre plutôt frais. Mais peu importait la météo, elle devait rester dehors la poitrine et les fesses apparentes en toute saison. Un sort peu enviable. Surtout pour se faire enculer contre deux pauvres pièces qu’elle devra ensuite donner à son mac, qui la battra jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse pour qu’elle se repose avant le lendemain matin.

Il n’y avait aucune expression sur son visage couvert de bleus, même si ses soupirs trahissaient une fatigue physique mortelle. Elle avait plusieurs cicatrices sur le corps, dont une qui était bien plus "artistique" que les autres. L’emblème des DogZ, qu’ils marquaient au fer sur toutes leurs vaches à fric, juste au-dessus du nombril. Une tête de chien entouré de barbelé. Avoir un rapport sexuel avec une de ces prostituées, c’était probablement comme violer un cadavre ou une poupée pleine de MST. Aucune émotion, aucun plaisir, seulement le porte-monnaie et les couilles légèrement vidées.

Elle devait avoir vingt ans, même si son visage couvert de rides et ses cheveux blancs disaient plutôt 60. Elle s’approcha d’Alex, le regarda dans les yeux avec son sac à drogue dans la main.

« Deux la baise gamin »

Gamin. Ce mot ne signifiait rien dans la Ville. Les enfants étaient comme les adultes. Ce n’était pas rare de croiser un gosse de 8 ans avec un pistolet dans les mains. Ils n’avaient pas d’enfance, ils étaient directement projetés dans le même enfer que les adultes.

Elle répéta : « Deux la baise, un la langue. »

Alex continuait de marcher, faisant mine de ne pas la voir, mais l’épave se mit devant lui. Elle boitait comme un robot mal huilé.

« Allez mon mignon. »

L’adolescent avait l’habitude de se faire accoster par les putains, mais cela restait toujours désagréable. Non pas que cela le choquait, c’est juste qu’elles insistaient toujours, et que de voir leurs corps tordus et leurs poitrines pleines de cicatrices, c’était franchement... ça lui coupait l’appétit. Elle remua son cul en plastique et s'approcha d’Alex avec sa tête qui pouvait donner envie de vomir à un sac de merde. Elle était très mal maquillée, ce qui la faisait ressembler à une sorte de poupée d’un film d’horreur. Cache-misère atroce. Elle ouvrit la bouche et une odeur digne d’un cadavre en putréfaction en sorti : « Allez. »

Il passa à côté d’elle sans même la regarder dans les yeux. Il avait déjà failli vomir une fois aujourd’hui, il n’avait guère envie que cela recommence. Fallait pas gâcher la nourriture.

La pute lui lâcha une insulte en arabe, puis elle se posa contre un mur et sortit une seringue de son sac. Elle aussi avait envie de voler au dessus du nuage, comme tous les habitants de la Ville.

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