Chapitre IX

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Un SMS d’un certain "Moha" était le plus récent de tous. Il datait du jour précédent. L’heure ne correspondait pas, mais leurs téléphones n’étaient jamais réglés. Alex ouvrit le message et reconnut immédiatement l’écriture d’un easab. C’était à peine compréhensible : "Jsui oit". Donc ce "Moha" l’attendait devant chez lui. Il avait maintenant le prénom du meurtrier. À cette simple pensée, ses jambes commencèrent à trépigner d’impatience à l’idée de pouvoir écraser la sale gueule de ce fils de chienne galeuse. L’adolescent respira un grand coup puis regagna son calme.

Il remonta la conversation qui parlait surtout de drogue, de sexe et de musique. Des sujets somme toute assez classiques. Moha proposait à Max de venir à des fêtes, mais celui-ci avait refusé à plusieurs reprises. Il parlait également de meurtre pour entrer dans le gang. C’était une sorte de rite de passage pour ceux qui n’étaient pas nés directement dans le clan afin de montrer leur détermination à le rejoindre. Pour ce faire, il fallait tuer un gangster d’un gang rival et rapporter sa tête au chef de quartier. Il lut dans les messages qu’il avait également refusé plusieurs fois –sans grande surprise, Max était aussi inoffensif qu’Alex–.

Ce "Moha" répétait régulièrement à Max qu’il fallait passer le test et que sinon il allait lui arriver des problèmes. Et dernièrement, leurs conversations semblaient tourner autour d’Alexandre, à sa grande surprise. Cet easab répétait à son meilleur ami qu’il ne devait pas fréquenter un "kinziabn". Cette drôle de relation passait de l’amitié à la haine d’un message à l’autre, comme s’ils se forçaient à rester en bons termes. Et encore, "bons" était un bien grand mot.

Au fur et à mesure qu’Alex remontait les messages, une haine envahissait doucement son corps. Comme un picotement qui s’intensifiait et le recouvrait. Il voyait son meilleur ami se faire aspirer dans un trou noir, petit à petit, centimètre par centimètre jusqu’à ce qu’il ne le reconnaisse plus du tout. « Comment est-ce que Max a pu écrire des trucs pareils !? » Il le connaissait trop bien pour croire un seul instant que son ami pensait ce qu’il envoyait à ce "Moha". De toute évidence, Max jouait un rôle. Il essayait tant bien que mal de s’abaisser au niveau des easabs pour les rejoindre. Son rêve de devenir tatoueur lui aura coûté la vie.

« Vengeance ! » hurlait ses hormones. N’importe qui aurait fait l’affaire. Il n’avait jamais senti cela auparavant. Ce n’était pas de la colère, ce n’était pas non plus du désespoir. C’était juste un concentré de haine pur. Probablement la même qui animait les gangsters.

Une émotion profondément noire. Une envie de violence injustifiée envers tous les humains et leurs créations. L’envie de sentir ses phalanges percuter à pleine vitesse la mâchoire d’un homme, d’une femme ou même d’un enfant. L’envie d’entendre des côtes se briser et des appels à l’aide. L’envie de casser un nez, des bras, des jambes, jusqu’à réduire un corps en bouillie. L’envie de sentir du sang chaud dans sa bouche, peu importe à qui il appartient. L’envie de sentir ses veines se remplir d’adrénaline, de voir des gens souffrir, de se déchaîner sur le premier passant. L’envie de faire souffrir quelqu’un, de l’entendre se tordre de douleur. L’envie de se sentir vivant en tuant.

Il posa le téléphone.

Alex s’allongea sur le lit de Max pour se détendre. Il serrait ses poings de toutes ses forces, sans que cela les empêche de trembler de rage. Il comprit enfin, après tant d’années, pourquoi les easabs se tuaient entre eux. Pourquoi les Hommes se battaient encore et toujours en essayant à chaque fois d’anéantir son adversaire. Il était en train de devenir comme les monstres qui l’effrayaient tant. Et cette pensée le terrorisa.

Il prit de grandes inspirations pour essayer de se calmer, de ne pas s’aventurer « du côté obscur ». Le jeune Jedi resta sur le lit plusieurs minutes, à réfléchir pour se changer les idées, pour ne plus avoir d’envie de meurtre et pour enlever le goût métallique étonnamment agréable qu’il avait dans la bouche. Il songea à beaucoup de choses, et essaya de se remémorer de bons souvenirs pour se détendre. Mais le problème, c’est que tous ces bons souvenirs se passaient avec Max. Et ce qui devait arriver arriva. Alex sentit les larmes monter pour ensuite redescendre le long de son visage avant d’exploser en sanglots. Il resta là à pleurer pendant des longues minutes, sur le lit de son ami, détruit par la pensée que plus jamais il ne le verrait.

L’obscurité gagnait du terrain sur la lumière. Quand Alex sortit de chez son ami, la nuit n’était plus qu’à une petite heure de recouvrir les tours grises. Les ombres des immeubles remplissaient la rue tandis que des musiques se faisaient entendre au loin pour célébrer la venue du roi des ténèbres. L’ambiance de la Ville était déjà malsaine de jour, mais lorsque le soleil disparaissait, cela lui apportait un côté démoniaque. C’était un moment très spécial dans la journée, puisqu’il signifiait le début de la fête pour les gangsters. Ils allumaient de grands feux de joie avec des pneus ou du bois et ils chantaient dans leur langue étrange et s’amusaient...à leur manière. C’est en partie eux qui avaient empêché l’adolescent de dormir la nuit précédente. Ça et le massacre de Max. Les easabs se calmaient généralement vers le milieu de la nuit, laissant un calme mortel dans leur sillon.

Alex pressa le pas pour rentrer chez lui. Il dut utiliser toutes ses forces pour ne pas s’arrêter devant la tache de sang et commença à marcher. Quand il arriva enfin à son appartement, le nuage de fumée prenait des teintes jaunes et orangées. Dans peu de temps, les rues allaient être plongées dans le noir, avec comme seule lumière quelques appartements allumés qui parvenaient à déchirer l’obscurité qui dévorait absolument tout.

L’adolescent monta les escaliers, puis rentra chez lui. Sa mère était allongée sur le canapé, un joint à la bouche, en train de se détendre. Ils se regardèrent un court instant sans rien se dire. Puis le fils alla dans le coin cuisine pour se faire à manger. Il mit un reste de pâtes avec un morceau de viande indéfinissable au micro-ondes avant de l’allumer. Il tremblait légèrement et le plateau ne tournait pas, mais il chauffait encore très bien. Au bout de deux minutes, un bruit horrible sortit de la machine. Alex tourna rapidement un bouton pour l’arrêter. Il sortit l’assiette chaude, prit des couverts propres et alla dans sa chambre. « Pourquoi laver ses couverts ? Si on utilise les mêmes à chaque repas et qu’on les lèche bien quand on a fini, ça sert à rien de les nettoyer. C’est juste une perte de temps. » pensa-t-il alors que sa mère faisait régulièrement la vaisselle et que les tâches ménagères rythmaient ses journées.

L’ordinateur était déjà allumé. Il ne l’éteignait que rarement, puisqu’il était très lent à démarrer. Un montage photo de Max et lui dans une voiture post-apocalyptique servait de fond à l’écran aux couleurs jaunâtres.

Il posa son assiette sur son bureau, coupa le –petit– morceau de viande en trois et avala un morceau. Il était très caoutchouteux, et donc pas facile à mâcher. L’adolescent recracha sa bouchée intacte dans l’assiette, puis la coupa en plus petits morceaux afin de ne pas s’étouffer en les avalant tout rond. Cela avait un léger goût de bœuf, mais cela n’en était pas, bien évidemment. Quant aux pâtes, elles avaient un goût d’eau salée.

Il se connecta sur Chaos, comme il avait l’habitude de le faire depuis des années. Sauf que cette fois-ci, son seul ami, "MadMax", n’était pas connecté.

Et il ne le serait plus jamais.

Cette pensée lui coupa l’appétit.

Le même souvenir qui le hantait depuis une journée refit violemment surface. Il mit son assiette encore chaude dans un coin de son bureau et s’écroula sur son lit. Il enleva tous ses habits et les balança n’importe où. Puis il resta étendu en caleçon sur le matelas à regarder de nouveau son plafond.

Des personnes passèrent dans sa rue en riant avec de la musique. L’obscurité s’était déjà bien emparée des veines de la Ville. Les easabs devaient surement se rendre à la "fête" la plus proche pour commencer leur nuit de folie, comme chaque jour depuis leur naissance. « Des putains de vampires, l’élégance en moins. »

D’autres passèrent. L’adolescent resta allongé, sans vraiment faire attention à leurs conversations sans aucun sens qu’ils braillaient sans une gêne dans les rues désormais désertes. Tous les habitants étaient soient chez eux, soit dans des taudis pour éviter de croiser un easab particulièrement violent ou alcoolisé. Les immenses avenues qui composaient ce labyrinthe étaient réservées chaque nuit pour le passage des rois de ce royaume maudit.

Le temps passa et l’adolescent entendit des coups de feu un peu plus loin ainsi que des aboiements. Ils venaient du parc. Il n’était pas bien grand, mais c’était l’un des endroits préférés des gangsters dans le quartier. Il n’y avait plus d’herbe ni d’arbre, seulement un terrain vague de terre rempli de déchets, de tables et de chaises. Plusieurs immeubles autour de cet endroit étaient occupés par les DogZ. Ils servaient de réfectoire, de dortoir, d’abattoir,... C’était l’un de leurs lieux de vie qui empestaient la crasse, la merde et un mélange de tous les fluides qui entraient et sortaient de leurs corps.

Dans le parc, la fête démarra. Les enceintes se mirent à hurler et un chef prit le micro et la parole sous les applaudissements de sa meute. Rien de compréhensible pour Alex, surtout à cette distance. Jusqu’à ce que des gémissements plaintifs se fassent entendre. C’était une fille qui criait à pleins poumons dans le micro :

« Wallah ! Wallah j’suis ap kouffar ! »

Elle était en pleurs et jactait telle une petite chienne apeurée. À en juger par les sons sourds et les hurlements aigus et déchirants qui suivirent, elle devait passer un sale quart d’heure. Le chef reprit le micro et se remit à beugler. Il posait des questions, et tous les easabs hurlaient la même réponse en même temps dans une harmonie guerrière. Tel un dictateur, il braillait son discours plein de haine qui abreuvait tous ses disciples. Et telle une véritable armée de l’enfer, les monstres et autres démons répondaient à leur maître dans un vacarme inaudible, annonçant un carnage digne de ce nom.

L’adolescent, quant à lui, était confortablement –autant qu’on pouvait l’être dans cette Ville– installé dans son lit à écouter le spectacle d’une oreille. Même sans tout comprendre, il était évident que cette fille allait passer une mauvaise nuit, et que si elle avait de la chance, ce serait sa dernière. Le micro fut repositionné sous ses lèvres sanglantes. Elle parla dans l’affreuse langue de ses tortionnaires, pleurant toutes les larmes de son corps, encore persuadée qu’elle pouvait les supplier pour survivre un jour de plus comme esclave. Son instinct de survie avait depuis bien longtemps écrasé tout honneur, toute raison et tout espoir, la transformant en sac à foutre pour ces éjaculateurs multirécidivistes.

Elle poussa un nouveau hurlement pendant que les easabs qui l’entouraient riaient à gorge déployée. Perdue dans son désespoir, entre folie et résignation, la pauvre fit semblant de pousser des cris de plaisir. Mais ils se transformèrent rapidement en cris de douleurs, en prières et en excuses vaines qui finirent dans l’immense feu de joie qui avait démarré avant de s’envoler dans l’indifférence.

Le temps passa d’une lenteur atroce tandis que la victime ne pouvait même plus parler, comme si quelque chose était enfoncé dans sa bouche. Les easabs l’insultaient, lui crachaient dessus et riaient en chœur devant cette mauvaise actrice. Tous passaient un agréable moment, au détriment de la malheureuse.

Le chef reprit la parole et continua son discours, portant de temps en temps le micro à la bouche de la fille pour entendre ses gémissements et ses sanglots avec une sorte de fierté. Cela dura pendant plus d’une heure. Une heure de torture auditive. Puis les gémissements étouffés finirent par diminuer avant d’arrêter complètement. Ces malades riaient encore et toujours en donnant des coups de pied et de reins à cette pauvre âme sans défense. Puis il y eut un silence, très court. S’en suivirent des cris de joie et de la musique à plein volume. Et dire que ce n’était que le début de la fête.

« Pauvre fille... » pensa l’adolescent.

Mais il ignorait que cette âme, cette pauvre âme qui avait été martyrisée et humiliée jusqu’à son dernier souffle, n’était nulle autre que la fille de Walfa. Et que cette dernière serait bientôt rejointe par son père.

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