Chapitre X
Les premiers rayons du soleil donnaient de belles teintes orangées à la fumée qui servait de ciel aux habitants. Il faisait frais, et la Ville dormait encore dans sa pisse et sa gerbe. La pollution et les déchets atteignaient leurs apogées. Cela faisait presque un mois que les éboueurs n’étaient pas passés. Les cadavres de bières et d’humains jonchaient les rues, les poubelles éventrées étalaient leurs entrailles sur la route et le jus d’ordure mélangé à la merde repeignait les trottoirs en remplissant les rues d’odeurs pestilentielles.
Alex n’avait dormi que trois ou quatre heures. Ce spectacle auditif l’avait hanté jusque dans ses cauchemars. Sans parler des images de Max qui ne cessaient de revenir dans son esprit. Il avait vécu "heureux " dans cette Ville pendant plusieurs années, et voilà qu’en quelques dizaines d’heures, toute sa vie était sens dessus dessous à la suite d’un seul événement. Cette monotonie caractéristique d’une vie humaine banale lui manquait horriblement, lui qui avait pourtant espéré tant de fois vivre de folles aventures comme dans les films.
Il avait quitté son lit aux aurores et s’était habillé en silence d’un jogging et d’un t-shirt dont il manquait les manches. Un débardeur de fortune en somme. Il prit son sweat noir troué et son couteau papillon avant de sortir de sa chambre. Il avala deux poignées de céréales sans lait. Sa mère dormait, il l’entendait ronfler dans le salon. Il passa devant elle sur la pointe des pieds, puis sortit de l’appartement. Dans le couloir, il vit l’entrée de chez Ivan, ainsi que deux autres portes en bon état. C’était ses deux voisins. L’un était un vieillard du nom de Amar. Il ne sortait jamais de chez lui, et c’était Héloïse qui devait lui faire à manger. Sinon, le pauvre serait déjà mort de faim depuis bien longtemps. L’autre voisin avait disparu depuis trois mois. Il s’appelait Mehdi, un jeune homme qui devait avoir la vingtaine. Alex était allé dans son appartement quand il n’avait plus eu de nouvelles de lui. Il avait seulement constaté qu’il manquait le fusil d’assaut qui était accroché au mur du salon. Il y avait une dizaine d’autres voisins dans l’immeuble, et l’adolescent les connaissait tous plus ou moins.
C’est la tête dans les nuages de fumée qu’il marchait vers l’endroit où il avait rencontré Deagle le jour précédent. Sans connaitre l’heure, difficile de dire s’il allait être en avance ou non, mais c’était toujours mieux que d’attendre bêtement dans le lit sans rien faire. La Ville était calme, peut-être même trop. L’adolescent n’avait pas l’habitude de se lever si tôt, et ce matin-là, il se rendit compte qu’il aurait dû le faire plus souvent. C’était reposant, presque autant que de dormir. Pas de coups de feu, pas d’aboiements agressifs, pas de putes ni de sans-abris qui puent l’alcool. Vu que tous les gangsters faisaient la fête jusqu’à trois heures du matin, ils dormaient pour la plupart jusqu’à dix heures. Et quand les chats ne sont pas là...
Il arriva à l’endroit du rendez-vous, passa sa tête dans la ruelle pour voir s’il n’y avait pas de danger. Quelle ne fut pas sa surprise quand il aperçut Deagle, debout contre le mur avec un téléphone dans les mains, en train d’attendre. Ce monstre était en avance ! L’adolescent se cacha pour ne pas se faire voir. Il avait toujours peur de lui, cependant après des heures de réflexion, il s’était résolu à accepter son aide pour venger son meilleur ami. Seulement pour cela, il allait falloir qu’il ait le courage de lui parler.
L’adolescent était terrifié à l’idée de se retrouver seul avec un collecteur, bien que celui-ci semblait amical. « Je vais faire un pacte avec le diable » se disait-il. Finalement, il n’eut pas besoin de s’approcher de Deagle, car c’est lui qui apparut derrière l’adolescent. Il toussa légèrement pour montrer sa présence, ce qui fit sursauter Alex qui manqua de rouler sur une bouteille de bière. Le "monstre" sourit immédiatement pour mettre en confiance l’adolescent :
« Au moins t’es pas tombé cette fois, y a une amélioration. »
Le rythme de son cœur augmenta drastiquement alors que ses yeux foncèrent droit vers le sol pour éviter de croiser le regard du démon à la crète blanche. Celui-ci tendit sa main en direction d’Alexandre qui leva les yeux, pris d’une certaine incompréhension devant une banale poignée de main. Deagle faisait une tête de plus que lui, et sa coiffure lui donnait l’illusion d’être encore plus grand. Sans parler de ses rangers qui lui rajoutaient bien 3 centimètres. L’ado finit par apercevoir le regard amical et bienveillant de l’adulte et lui serra timidement la main en tremblant. Il avait l’habitude de cacher sa peur, mais devant cette légende à la réputation d’acier, il perdait tous ses moyens.
Le collecteur prit un air légèrement surpris : « C’est étrange... C’est rare que l’on me regarde dans les yeux pendant une poignée de main... Je ne sais pas si c’est une bonne éducation ou du courage, mais je connais certaines personnes qui auraient bien besoin des deux. J’me rappelle que l’ancien président n’osait même pas poser les yeux sur moi alors qu’un gosse de 17 ans y arrive. »
Alex ne remarqua même pas que Deagle avait deviné son âge. Il était trop occupé à ordonner à ses jambes de ne pas s’enfuir. « Tu vas pas arrêter d’avoir peur ? dit-il. Tu sais, j’aurais déjà pu te tuer des milliers de fois, pourtant t’es encore debout, donc détend toi. Si t’arrives pas à dire un seul mot, ça va être chiant pour discuter.
— B-Bonjour... » Alex parvint finalement à bouger ses lèvres, non-bien sans difficulté.
« Et bien voilà, c’est un début. Tu sais j’suis assez impressionné. J’pensais vraiment pas que t’allais avoir les tripes de venir me voir. » Le soleil qui continuait de s’élever derrière la fumée éclaira son visage. Le collecteur s’empressa de mettre ses Rayban et de cacher ses yeux bleus derrière les verres fumés.
« M-Merci... » Il continuait de le regarder dans les yeux, tel un toréador nain unijambiste devant le taureau des enfers.
« Bon, je pense que tu connais mon prénom. Mais toi comment tu t’appelles mon grand ?
— A-Alex... » Chaque mot qui sortait de sa gorge le déstressait. La peur et l’angoisse s’en allaient petit à petit, même si sa main gauche était toujours dans sa poche à côté du couteau papillon.
« Alex. Très bien Alex, j’vais aller droit au but. D’après ce que j’ai compris, ton pote s’est fait descendre avant-hier ?
— ...Oui. » Il arrivait enfin à respirer à peu près normalement, même si sa gorge était horriblement sèche.
« Bon, du coup tu sais qui l’a tué ? Un SDF ? Un drogué ? Un revendeur ? ... Je suppose que c’est pas un collecteur en tout cas.
—... Un easab.
— Aaaaaaah, je les avais presque oubliés ceux-là, dit-il avec ironie. Un DogZ j’imagine ? Des vraies saloperies. Tu sais toutes les rumeurs qui circulent sur les collecteurs ? Bon, déjà elles concernent presque toutes Jacky. Ensuite, c’est principalement ces saloperies de gang qui les répandent. Par exemple j’ai jamais tué d’innocent, jamais. Je me concentre sur les easabs et les autres vermines. Je suis une sorte de jardinier, j’éradique les mauvaises herbes et j’aide les belles fleurs comme toi à pousser... putain c’est vraiment gay c’que j’viens de dire. »
Alex ne répondit rien, même si les questions dans sa tête étaient nombreuses. Disait-il la vérité ? Qui était Jacky ? Parlait-il toujours autant ? Mais il se contenta d’un hochement de tête pour signifier qu’il avait compris le principal.
« Heureux qu’on se comprenne. Donc, tu me dis que c’est les DogZ qui ont tué ton pote ? » Il sortit un petit bloc-note de la poche de son jean ainsi qu’un stylo et griffonna quelque chose dessus. « J’ai une très mauvaise mémoire, me juge pas. Par exemple, tu te rappelles de ce que tu as mangé hier soir ? » Il n’attendit pas la réponse d’Alex, « Et bien moi non. Ou alors c’est parce que je n’ai rien mangé. T’as pas d’autres informations qui seraient utiles ? »
L’adolescent réfléchit un court instant avant de se rappeler du nom du contact sur le téléphone de Max : « Probablement un gars qui s’appelle Moha. » La peur avait laissé sa place à la volonté de vengeance. Alex commençait à trouver des points communs entre Deagle et lui, comme le fait qu’ils détestent les criminels et encore plus les gangsters.
« Moha... med. Génial, c’est pas comme si un tiers des gangsters s’appelaient comme ça. Ils n’ont aucune originalité ! Après ils doivent s’en branler du nom de leurs membres. Pas besoin de donner un nom à un soldat sans-importance qu’on oubliera bien vite. C’est comme cette Ville. »
Une question apparut soudainement dans l’esprit du jeune homme après avoir entendu la phrase de Deagle. Une question qu’il ne s’était jamais posée auparavant, mais qui pourtant, d’un coup, semblait existentielle : « C’est quoi le nom de la Ville ? »
Deagle prit un air troublé. La réponse était évidente à ses yeux, mais il chercha quelques secondes quels mots employer pour lui expliquer : « Est-ce que tu donnes un nom à tes cauchemars ? »
Le garçon répondit « Non, je préfère les oublier le plus vite possible.
— Bien joué p’tit. Tu viens de comprendre comment le reste du monde nous voit. »
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