Chapitre 6 - Le Monologue
“J’ai tout vu. J’ai vu beaucoup de chose en tout cas. Pour ça qu’aujourd’hui, ici même, j’ai pu vous montrer ce que vous avez oublié. Je ne suis qu’un enfant. Vous même vous le savez. La plupart d’entre vous me l’ont signaler. La plupart d’entre vous m’ont aussi fait remarquer que je ne voyais pas. Je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas aveugle. Je ne vois pas ce que vous autres voyez. Et vous ne voyez pas ce que moi je vois. Pourtant, comme je viens de vous le montrer, j’ai tout vu. Ou peut-être voyez-vous la même chose mais que nous n’interprétons pas de la même manière. Lorsque mes parents m’ont abandonné, car je ne souhaitais plus vivre sous les ordres des injections du Nectar, je me suis mis à lire. Je suis aveugle me direz-vous, comment en serai-je capable ? Je n’ai pas toujours été ainsi. Au début je voyais ce que vous voyiez. J’ai lu les plus beaux livres - en tout cas ceux que j’avais sous la main. Mais cela n’a pas d’importance, ce que j’ai lu n’a pas d’importance, car ce qui m’intriguais bien plus que les aventures de ces personnes imaginaires c’était avant tout les auteurs. Comment sont-ils capables de faire de ce qu’ils voient dans leur tête ou de ce qu’ils ressentent dans leur coeur, dans leurs tripes, des oeuvres, des histoires qu’autrefois le monde entier s’arrachait ? Comment en sommes-nous arriver au point où une injection de Nectar a remplacer nos rêves ? Oh oui, je le sais, aucun d’entre vous ne connaît la signification de ce mot. J’ignore ce que vous voyez, j’ignore ce que vous pensez, mais ce que je vois moi, j’ai décidé de le voir sans interruption. Je ne suis pas aveugle, je suis un rêveur. Je ne suis pas une boîte, je suis un projecteur. Je ne suis pas un grand, juste un enfant. Je ne connais pas la grandeur de votre univers car j’ai décidé de ne plus le voir. On l’appelle la Grande Babylone. Pourtant une simple coupure de courant l’a éteinte. Vous nous appelez des boîtes, pourtant nous sommes tout sauf vides. J’ignore comment c’est arrivé. Ce que je sais c’est que ce soir annonce la fin de la Grande Babylone. Et progressivement, au fil des années, la fin du Nectar. Vous savez ce qu’il se passe là-haut ? Le chaos. La ruine. La décadence. La chute de votre belle et grande Babylone. La fin de l’humanité. Ce qu’il se passe là-haut ? Je vous l’ai montré. Chacun - sans exception - cherche à protéger son stock de Nectar, la moindre seringue, le moindre milligramme, la moindre goutte sera conservée le plus longtemps possible par les babyloniens. Peut-être même que vous avez déjà été dérobés de votre dose de Nectar. Oh vous pouvez remonter, vous pouvez oui, allez-y, vite, sinon il sera trop tard. Oui allez-y. Je m’adresserai à ceux qui veulent encore m’écouter et non juste m’entendre. A vous mes amis les Boîtes, détenus pour ce que vous voyez et pour votre indépendance : vos rêves. Nous sommes des rêveurs. Nous sommes silencieux, car nous sommes heureux. En tout cas je le suis. Là-haut, c’est l’humanité qui se déchire. Et ce n’est que le début. La route vers les ruines sera longue, très longue. Je ne vous ai montré que ce que j’ai vu. Mais sachez que tout sera bien plus horrible. Là-haut, les hommes volent les autres hommes à la recherche de la moindre goutte de Nectar. Les femmes ne pensent déjà plus au nouveau-né mais à leur fantasme qui s’évapore déjà. Les enfants - les plus accros au dosage quotidien de Nectar et aux hologrammes Ambre - pleurent déjà leur super-héros disparu derrière le blackout. Les prochains jours seront horribles. Il y aura l’espoir, mais l’espoir que la lumière revienne Il n’en sera rien. Les prochaines semaines seront les plus violentes. Car les doses de Nectar ne cesseront de baisser. Alors les hommes frapperont, se battront, se dévoreront, les effets du manque de Nectar feront leurs premiers effets ces premières semaines. Des hallucinations, tout sauf des rêves. De vraies hallucinations dûes au manque et à la douleur. Les plus lâches se suicideront. Les plus braves lutteront mais ne vaincront pas l’état de manque qui persistera. Ils pleureront, saigneront. Les enfants seront les premiers à mourir. Car aucun parent n’aura l’idée de leur ouvrir ne serait-ce qu’un livre. Savez-vous qu’un enfant ne sait pas ce qu’est une page ? Alors ils mourront de ce manque qui est bien plus fort chez l’enfant. Les hommes seront les seconds à s’éteindre. Puis les femmes. Les derniers survivants cesseront de se nourrir, de vivre tout simplement. Et nous ? Nous les boîtes ? Ceux que vous appelez boîtes car selon vous nos crânes sont semblables à une vulgaire boîte vide ? Et bien nous, nous survivrons. Nous quitterons Babylone lorsque vous serez morts de vos manques de Nectar et de technologie. Si nous ne sommes pas exécutés avant. Nous quitterons Babylone par les mers. Car c’est ce que mes rêves m’ont dit de faire. Pendant que lentement, l’humanité, la grande Babylone, rattrapée par le temps, ne sera que l’ombre de sa propre décadence.”
Le silence pèse.
Le monologue terminé, je n’ose même pas ouvrir la bouche. Les larmes ont coulées le long de mes joues. Papa...la bibliothèque...le Petit Prince… Les larmes ont aussi coulés car, lentement, je me rends compte que je n’ai plus rien à voir avec Babylone. Je viens d’avoir la preuve qu’elle disparaîtra quoi que l’on fasse. Nous autres pitoyables humains. L’excroissance addictive, la dégénération de notre espèce a grandi, et nous l’avons laissée faire. Papa… Je ne pense plus à “la Grande Babylone”. Ce petit m’a...c’est ironique, mais cet enfant m’a ouvert les yeux. Je veux voir ce qu’il voit. Je veux savoir ce qu’il sait. Mais je sais que cela ne sera jamais possible...car je suis comme les autres. Ma simple volonté ne suffira pas à m’extirper de la tumeur qu’est devenue le Nectar. Le plaisir, les fantasmes, la vie imaginaire que ce poison nous a fait voir, à tous, sans exceptions...n’a fait que grandir l’addiction et n’a été que la source de la chute de l’humanité. Le choc sera terrible. Finirais-je aussi comme il l’a dit ?.. Mes stocks de Nectar...J’y pense...ce gamin a raison sur toute la ligne...au fond de moi je ne pense qu’à ma prochaine injection...le stress, l’angoisse me prends...que fais-tu lorsque tu te sens ainsi ?..le Nectar...le Nectar et le Nectar...la seule réponse à nos peurs, nos angoisses...notre cage spirituelle à tous. LE NECTAR.
Lui ne connaît pas tout cela.
Peu à peu, je reprends mes esprits et me rapproche de la cellule. Derrière les barreaux, le gamin se tient simplement là, comme s’il était trop sage pour se rendre compte que ses paroles ont changés ma vision du monde. Autour, tous les agents sont remontés. Comme si l’annonce de fin du monde avait aussi détruit leurs intérêts. Ne reste que moi et ces centaines de “boî”..., de raiveurs…cloîtrés dans leurs cellules...le mérite-il réellement ?..
Je m’accroupis et me rapproche du gosse. Il a les yeux fermés. Les projecteurs que son ses pupilles ne peuvent pas projeter les paupières fermées.
“Dis-moi...Tom…
- Oui madame.”
Sa voix suave, calme et sage.
“Comment es-tu devenu aveugle ?
- Ben, c’est venu comme ça, avec le temps. Mes parents sont partis quand ils ont vu que je ne prenais plus mes injections de Nectar. Quand j’ai eu l’âge de dire “non” je suppose. Ils ont eu trop peur de me dénoncer et de me refiler à un foyer. Et quand j’ai été assez malin pour les embobiner, leur faire croire que je faisais ce qu’ils attendaient de moi sans plus jamais le faire. Je lisais en cachette. Mon père détestait ça, me disait que j’étais étrange, que jamais je ne serais un homme. Que les hommes ça prenait du Nectar. Un jour ils m’ont dit que j’étais aveugle, comme vous me l’avez fait remarquer. En effet je ne voyais plus mais je rêvais éveillé. Ils sont partis un jour et ne sont plus jamais revenus. Je m’en foutais. C’est étrange à expliquer. J’ai beau vous montrer ce que je vois vous ne pourrez jamais le vivre. Ou bien qui sait, peut-être que si. Ne jamais dire jamais.
- Tu m’as dit que tu as vu la mer dans tes raives ?
- Dans mes rêves oui. Ca se finit toujours sur un bateau.
- Je…”
Non Elle, ne fait pas ça…
“Je crois que…”
NON ELLE !
“Je crois qu'il n'y a plus d'utilité à te garder enfermer ici.
- Comment ça ?
- Tu ne mérites pas être enfermé ici Tom.
- Dans ce cas mes amis non plus.
- Qui ?
- Nous tous madame. Personne ne devrait être enfermé pour ses propres rêves.”
Je savais déjà qu’ils ne le méritaient pas mais...Babylone m’aveuglait.
“Vous savez madame, je me souviens avoir lu une phrase dans mes livres. Cette phrase elle dit que toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants,...
- ...mais peu d’entre elles s’en souviennent.
- Oui exactement ça madame.”
Comment suis-je au courant ?.. J’ouvre la grille de la cellule. La femme, au fond, se lève et, éclairée par ma lampe torche à pile et les yeux du gamin qui éclairent le chemin, elle tend les mains vers la lumière pour ne pas être aveuglée.
“Vous savez, j’ignore si vous êtes de notre côté ou non. Mais ce que vous faite est bon.
- J’ignore si cela changera réellement quelque chose. Je sais simplement que si nous sommes piégé dans notre propre prison, nous autres babyloniens, vous ne méritez guère d’être enfermé avec nous.
- Alors c’est vraiment la fin de Babylone ?” La femme demande cela à Tom. Celui-ci avance vers moi, la main jointe à celle de la raiveuse.
“Ce n’est peut-être que le début. Malheureusement.”
Sur ces mots, je décide d’ouvrir toutes les cellules des quelques raiveurs restants, les unes après les autres. Puis, nous remontons à la surface.
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